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Coronavirus : une leçon d’humilité journalistique

Numéro 3 – 2020 - Covid-19 information Médias par Arnaud Ruyssen

avril 2020

Com­ment infor­mer quand on est face à l’inimaginable ? Com­ment don­ner des points de repère quand on est soi-même contraint de navi­guer à vue ? Pour­quoi avoir mis tant de temps à per­ce­voir les vrais enjeux pour nos pays euro­péens alors que les indices étaient si nom­breux ? Car­net de bord d’un jour­na­liste dans la tem­pête du coronavirus.

Dossier

Soyons hon­nêtes, ce coup-là on ne l’avait pas vu venir. En jan­vier 2020, ce minus­cule petit virus à cou­ronne, appa­ru en Chine, était encore trai­té bien loin des Unes dans les pages inter­na­tio­nales des jour­naux. Les mots « risque de pan­dé­mie » étaient déjà bien là, pour­tant. Mais c’était un peu comme si on jouait à se faire peur. Après tout, on avait uti­li­sé le même lexique en 2003 au moment du SRAS et en 2009 pour la grippe H1N1 sans que fon­da­men­ta­le­ment cela ne cham­boule nos vies, ici en Europe.

Trois mois plus tard, nos socié­tés sont comme « mises sur pause », hébé­tées par l’angoisse, sus­pen­dues au décompte macabre des vic­times de cette affec­tion res­pi­ra­toire, ques­tion­nées jusque dans leurs fon­de­ments. Le Covid-19 mono­po­lise l’ensemble des conte­nus média­tiques. Les émis­sions spé­ciales s’enchainent. Et ce n’est pas près de s’arrêter.

Une affaire chinoise

En tant que jour­na­liste, une ques­tion me taraude à l’heure d’écrire ces lignes : Com­ment ai-je mis autant de temps à per­ce­voir l’ampleur de la vague qui arri­vait sur nous ?

C’est symp­to­ma­tique, la pre­mière émis­sion que j’ai orga­ni­sée, sur La Pre­mière, à pro­pos de ce coro­na­vi­rus, por­tait davan­tage sur la Chine que sur le virus lui-même. J’étais, comme beau­coup d’autres, inter­lo­qué par la réac­tion spec­ta­cu­laire du pou­voir chi­nois, capable de mettre en qua­ran­taine totale une ville de 9 mil­lions d’habitants, Wuhan, de l’isoler du reste du pays et de construire un hôpi­tal en dix jours seulement.

Sur le virus lui-même, les spé­cia­listes invi­tés sem­blaient avoir plus de ques­tions que de réponses : dan­ge­ro­si­té, taux de léta­li­té, taux de conta­gion, pistes de trai­te­ment, vac­cin?… La somme des incer­ti­tudes n’était pas très ras­su­rante. Je me sou­viens me l’être dit à l’époque, au sor­tir d’un débat. Sans creu­ser davan­tage. C’était loin, c’était en Chine.

Pour­tant, quand on retrace le fil, le 30 jan­vier déjà l’OMS met­tait en garde sur le risque d’une conta­mi­na­tion mon­diale : « Une urgence de san­té publique de por­tée inter­na­tio­nale ». Mais c’est comme si mon esprit ne per­cu­tait pas, ne trans­po­sait pas. Je n’envisageais pas que l’on puisse se voir obli­gé d’appliquer, trois mois plus tard, qua­si­ment les mêmes recettes qu’en Chine, chez nous en Bel­gique… en démocratie.

Une petite grippe ou un cataclysme ?

Pour le jour­na­liste comme pour tout être humain, l’inconnu est dif­fi­cile à appré­hen­der. Alors il est for­cé­ment ten­tant de cher­cher des com­pa­rai­sons avec ce que l’on connait. Et une com­pa­rai­son s’est très vite impo­sée dans le trai­te­ment de cette crise, avec la grippe saisonnière.

Il faut dire que la com­pa­rai­son est ten­tante. Les pre­miers symp­tômes sont fort sem­blables, le virus peut tuer, la grippe aus­si, mais il est sur­tout à risque pour les per­sonnes les plus âgées, quand il se com­bine à d’autres affec­tions. Comme la grippe, donc. Beau­coup de jour­naux res­sortent d’ailleurs les chiffres et rap­pellent que chaque année la grippe fait 1.000 à 1.500 morts chez nous en Bel­gique, 650.000 morts dans le monde selon l’OMS.

L’heure est plu­tôt à la rela­ti­vi­sa­tion. Quelque 5.000 morts en Chine liées au Covid-19, c’est très loin du nombre de vic­times de la grippe sai­son­nière, jus­te­ment. Rame­né à la popu­la­tion chi­noise, cela fait à peine trois décès par mil­lion d’habitants. C’est très lar­ge­ment infé­rieur à beau­coup d’autres sources de mortalité.

Sauf que ces com­pa­rai­sons et rela­ti­vi­sa­tions sont pié­geuses et masquent le véri­table enjeu. Le pro­blème de ce virus, débar­quant dans une popu­la­tion sans immu­ni­té, est d’envoyer, en très peu de temps, un grand nombre de per­sonnes (sur­tout âgées) à l’hôpital, au point de sub­mer­ger com­plè­te­ment les sys­tèmes de san­té. Quand je l’ai vrai­ment com­pris, le virus était déjà bien ins­tal­lé en Europe. L’Italie avait déjà com­men­cé son décompte macabre exponentiel.

Une meilleure lec­ture de la situa­tion en Chine aurait très cer­tai­ne­ment per­mis de le com­prendre bien plus tôt. Mais c’était la Chine, c’était loin. Même si nous savions tous qu’un virus se joue des fron­tières, se fiche des dif­fé­rences cultu­relles, éco­no­miques et poli­tiques…, il a fal­lu qu’un État euro­péen soit dra­ma­ti­que­ment tou­ché pour que nous per­cu­tions. Oui, ce qui valait pour l’Asie, valait aus­si pour nous.

Assumer ses limites, expliquer ses choix

Autre fac­teur très per­tur­bant pour les jour­na­listes face aux incer­ti­tudes d’une telle épi­dé­mie : la caco­pho­nie des experts. Entre ceux qui annoncent des dizaines de mil­liers de morts et ceux qui nous expliquent pour­quoi l’Europe est beau­coup mieux armée que la Chine pour faire face, com­ment faire le tri ?

Il n’y a sans doute pas d’autre solu­tion que de faire son bou­lot de jour­na­liste, y com­pris sur le pro­fil des experts eux-mêmes. Qui sont-ils ? S’expriment-ils vrai­ment dans leur domaine de spé­cia­li­té ? Sont-ils recon­nus par leurs pairs ? Il faut dépiau­ter des CV, pas­ser des coups de fil, s’informer sur les métho­do­lo­gies uti­li­sées et sur­tout expli­quer au public les choix que l’on pose.

C’est une don­née essen­tielle dans une crise comme celle-ci. Quand on navigue à vue, quand la véri­té d’un jour n’est pas for­cé­ment celle du len­de­main, il faut sans arrêt expli­quer ses choix au public, confes­ser ses igno­rances et cor­ri­ger ses erreurs d’appréciation. Au fond, le public n’attend pas d’un jour­na­liste qu’il devienne infec­tio­logue ou épi­dé­mio­lo­giste. Il doit jouer son rôle de guide dans l’incroyable galaxie d’informations dis­po­nibles. Il s’agit de rap­por­ter les faits, de savoir les expli­quer et de les mettre en perspective.

Cela implique un minu­tieux tra­vail de cri­tique des sources et une totale trans­pa­rence vis-à-vis du public. Dans le grand caphar­naüm des don­nées qui cir­culent, il est indis­pen­sable de pou­voir tra­cer et jus­ti­fier celles que vous avez choi­sies de répercuter.

Descendre dans l’arène des réseaux sociaux

Dans une telle crise, il est désor­mais impos­sible de se tenir à l’écart des réseaux sociaux. Lieu de par­tages de sources ori­gi­nales et pas­sion­nantes venues du monde entier, lieu de cir­cu­la­tion de fake news ampli­fiées par les angoisses col­lec­tives, lieu d’échanges par­fois construc­tifs, par­fois très viru­lents entre nous, jour­na­listes et notre public.

Rare­ment sans doute, j’aurai dû autant me jus­ti­fier sur mes choix jour­na­lis­tiques. Sur la sélec­tion de l’information, sur l’interprétation des chiffres, sur mon ton jugé tan­tôt trop posi­tif, tan­tôt inuti­le­ment dra­ma­ti­sant. Sur les réseaux sociaux, être jour­na­liste d’un grand média recon­nu n’est pas un gage de cré­di­bi­li­té à prio­ri. Au contraire même, parfois.

Alors, il faut aller au char­bon. Répondre aux cri­tiques, mais aus­si savoir les écou­ter. Face à tant d’incertitudes et d’inattendu, la construc­tion d’une com­pré­hen­sion devient œuvre col­lec­tive. Cer­taines cri­tiques reçues sur mes pre­miers posts ou tweets m’ont aidé à mesu­rer l’incomplétude de ma com­pré­hen­sion des enjeux.

Il m’est arri­vé de cor­ri­ger des publi­ca­tions, d’en sup­pri­mer d’autres quand des com­men­taires me fai­saient remar­quer un angle mort que j’avais igno­ré ou une déduc­tion abu­sive. Quand tant de fausses rumeurs cir­culent, il faut avoir l’ambition d’être fac­tuel­le­ment irréprochable.

Mon­taigne inci­tait à « frot­ter et limer sa cer­velle contre celle d’autrui », les réseaux peuvent avoir cet effet-là. À condi­tion de savoir faire la part des choses entre une cri­tique construc­tive et du trol­lage intem­pes­tif, à condi­tion de savoir aus­si les débran­cher de temps en temps.

Les faits, rien que les faits ?

La cou­ver­ture média­tique d’une pan­dé­mie comme celle-ci inter­roge éga­le­ment la res­pon­sa­bi­li­té sociale du jour­na­liste. Il doit, non seule­ment, dans une vision chère à Rous­seau, orga­ni­ser un accès éga­li­taire à l’information pour que l’opinion puisse se construire en toute liber­té, mais aus­si tenir compte de la manière dont cette infor­ma­tion va être reçue dans un contexte angois­sant et pétri d’incertitudes.

Peut-on livrer au public un gra­phique expo­nen­tiel de mor­ta­li­té, sans expli­ca­tion sup­plé­men­taire ? Peut-on relayer sans contexte les résul­tats d’une étude scien­ti­fi­que­ment dis­cu­table sur la chlo­ro­quine ? Faire état, ex abrup­to, des craintes d’un délé­gué syn­di­cal sur la pos­sible rup­ture d’approvisionnement des grands magasins ?

Certes, aucune infor­ma­tion ne doit être cachée, mais il me semble que dans un contexte de crise sani­taire cham­bou­lant aus­si fon­da­men­ta­le­ment notre vie en socié­té, le jour­na­liste doit redou­bler de pru­dence dans la mise en contexte des infor­ma­tions qu’il dis­tille. Parier sur l’intelligence, mais en met­tant à dis­po­si­tion toutes les clés de com­pré­hen­sion pos­sibles. Veiller à ne pas gra­tui­te­ment accen­tuer des peurs tout en évi­tant d’être faus­se­ment ras­su­rant quand la gra­vi­té est réelle. Ne pas avoir peur de faire peur, si le péril est avé­ré. L’équilibre se joue sur un fil et impose au jour­na­liste de connaitre le public auquel il s’adresse et la mis­sion que la socié­té lui assigne.

Un chien de garde aux aguets

Enfin, même en ces moments où le ton géné­ral est à l’union sacrée, où les voix dis­cor­dantes sont par­fois vues comme « une trai­trise à la cause », le jour­na­liste se doit impé­ra­ti­ve­ment de res­ter cri­tique à l’égard de tous les pouvoirs.

Cer­taines ques­tions peuvent être post­po­sées, urgence oblige, mais, même au plus fort de la crise, le jour­na­liste ne peut deve­nir le por­te­voix ou le com­mis de quelque auto­ri­té que ce soit. Il doit être à la hau­teur de sa mis­sion de chien de garde de la démo­cra­tie. Indé­pen­dant et libre. À for­tio­ri en ces moments déli­cats où d’autres droits et liber­tés sont mis déjà entre parenthèses.

Arnaud Ruyssen


Auteur

journaliste