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Coordonnées du débat. Vadémécum de l’assassinat en ligne

Numéro 6 — 2018 - argumentation débat web par Anathème John Common Jr.

octobre 2018

« Coordonnées du débat » est une série de textes présentant des réflexions sur les caractéristiques du débat public contemporain, tout particulièrement, du débat en ligne. Entre retour réflexif et viatique pour les réseaux sociaux, elle se fonde sur l’idée qu’une part non négligeable de ce qui peut être vécu aujourd’hui comme une crise du politique s’enracine dans la manière dont nous débattons (ou pas) de la chose publique.

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Débattre en ligne est un art difficile. Pourtant, les Internets sont en quelque sorte devenus la nouvelle agora et il est essentiel d’y être efficace si l’on veut faire triompher son point de vue. Ce nouvel environnement exige de nouvelles capacités : il n’est plus question de déclamer face à la mer, des galets plein la bouche, il ne faut plus chercher une cravate assortie à son teint, il n’est plus nécessaire d’apprendre à manier le pistolet ou le sabre, pas davantage le piolet.

Afin de vous aider à survivre en ligne et de vous permettre d’y défendre vos intérêts de classe et vos préjugés, il nous a paru utile de rédiger ce petit vadémécum. Il ne prétend certes pas faire le tour de la question, mais plutôt vous fournir quelques principes de base qui vous permettront d’avoir plus facilement le dessus. Avoir le dessus, triompher de l’autre, voilà en effet l’objectif principal, voire unique, de tout débat. N’oublions pas que c’est en triomphant des autres que l’on peut vraiment s’accomplir et, ce faisant, participer au jeu de la saine concurrence de tous contre tous.

C’est faux, mais ça pourrait être vrai

La première chose dont il faut vous débarrasser, c’est de la question de l’exactitude. N’oubliez pas que vous avez raison. La question n’est donc pas de rendre fidèlement compte de la réalité, mais de défendre votre position et de détruire celle des autres. Vous n’êtes pas là pour un échange amical ni même respectueux, un débat sur les réseaux sociaux, c’est une lutte à mort, tous les coups sont permis pourvu qu’ils soient efficaces.

Vous cherchez une illustration de la folie musulmane et du danger qu’elle représente ? Vous avez trouvé une image choquante mettant en scène des Kurdes d’extrême gauche ? Ces basanés armés feront parfaitement l’affaire ! De même, l’image de n’importe quel quidam muni d’un pavé illustrera parfaitement la sauvagerie des gauchistes dans une manifestation récente. Les lieux, les dates, les identités ne sont que des détails au regard de l’importance de la vérité que vous défendez.

Bien entendu, les images ne sont pas seules en cause. C’est l’ensemble de votre rapport au réel qu’il faut revoir. Sélectionner les chiffres qui permettent d’affirmer que le réchauffement climatique est une escroquerie, ne lire que les sources dont vous savez d’avance qu’elles confirmeront vos vues, n’accorder de crédit qu’aux experts, même autoproclamés, qui vous conviennent, tout cela doit être encouragé.

Dans ce travail, l’effet d’accumulation est crucial. Une image impressionne, mais une série d’images convainc. Ne vous laissez pas tenter par la facilité, martelez votre message à grands coups de textes de plus de dix-mille caractères, multipliez ce que vous désignez comme des preuves en les distillant à un rythme effréné sur les réseaux sociaux. Le temps que vos opposants finissent de décoder la première image, vous aurez déjà plusieurs milliers de partages des trois suivantes. Le temps que votre adversaire se rende compte que l’étude que vous invoquez ne vous donne pas raison, des dizaines d’internautes auront été convaincus de la solidité de votre position.

Le savoir est idéologique, la rationalité est un argument d’autorité

De toute façon, tous les experts sont d’accord avec vous ! Quoi ? Citer vos sources ? Et quoi encore ? Que vos adversaires fassent leurs propres recherches ! Bien entendu, le risque est réel que vos adversaires recourent eux-mêmes à des chiffres et expertises. S’ils citent le Giec, démontez-les en affirmant que c’est une organisation politique, suivant en cela votre guide, Drieu Godefridi, qui ne se laisse pas arrêter, lui, par son incompétence. S’ils citent des sociologues, n’oubliez pas que ce sont tous des gauchistes et que leur pseudoscience n’est qu’un moyen de jeter de la poudre aux yeux des naïfs. Ne parlons pas des philosophes qui doivent être ramenés au rang d’idéologues. Sauf s’ils sont d’accord avec vous, bien entendu.

Évidemment, si l’on vous met en avant des chiffres, vous aurez le réflexe de rappeler qu’on leur fait dire ce qu’on veut ou de leur opposer d’autres chiffres, les vôtres, sortis d’un chapeau. Ils ne sont pas comparables ? Qu’importe, ce sont les seuls valables !

Quoi qu’il en soit, le savoir qui ne vous convient pas n’est qu’idéologie, ce qui fait que vous pouvez lui opposer votre propre idéologie. À partir du moment où aucun discours ne peut prétendre à un statut particulier, le vôtre vaut bien celui d’un climatologue, d’un expert en santé publique ou d’un économiste.

On vous rétorquera peut-être que ces gens ont consacré des années à leurs recherches ? Que nenni ! Les scientifiques ne connaissent pas le monde, ils vivent dans leur tour d’ivoire et n’ont aucune connaissance du terrain ! Ils ont collecté des chiffres, interviewé des acteurs, arpenté le terrain, observé les situations ? D’un revers de la main, vous balaierez tout ça et rappellerez que votre voisine, Madame Michu, connait quelqu’un qui lui a dit que la situation de terrain était telle que vous la décrivez.

N’hésitez pas un seul instant à utiliser un contrexemple pour invalider ce qui est généralement présenté comme un fait. On vous serine que l’école reproduit les inégalités ? Parlez de l’oncle Léopold, enfant d’ouvriers de l’acier à Seraing pourtant devenu ingénieur. On vous affirme que les entreprises pratiquent de la discrimination à l’embauche ? Évoquez le fils de votre ami marocain, Saïd, qui a pourtant récemment trouvé un emploi dans un abattoir carolorégien. On vous dit que le réchauffement climatique a des effets bien concrets ? Parlez des deux jours de froid intense pendant vos vacances d’aout à Kiruna. Représentativité statistique, échelles, effets de moyennes, tout cela n’est que manipulation car, comme vous l’avez déjà affirmé, on peut tout faire dire aux chiffres.

De toute façon, la science est un argument d’autorité. Y a‑t-il plus autoritaire que la prétention à en savoir plus que les autres ou que l’exigence qu’une recherche soit critiquée au terme d’une autre recherche ou d’une analyse experte de questions méthodologiques, théoriques et techniques ? Mais pour qui se prennent ces scientifiques, quel populisme !

N’hésitez d’ailleurs pas, pour dévoiler ces faussaires, à vous appuyer sur des citations de ces mêmes scientifiques. Il y a toujours moyen de trouver, en copiant-collant de manière adéquate, un argument ou l’autre dans la littérature de l’ennemi. On vous affirme que ce que vous décrivez « n’est pas réel » ? Répondez que « même Bourdieu affirme que le réel est une construction sociale ». Mieux encore, pour rabattre le caquet de vos opposants, affirmez que des désaccords existent entre scientifiques, même lorsque vous n’en êtes pas sûr — vous aurez tout le temps de trouver un article ou une vidéo Youtube pour le démontrer si nécessaire.

Ce n’est pas la question… ça ne l’est jamais

De toute façon, vous veillerez à rester insaisissable. Si l’on démontre que vous avez détourné des images ou utilisé des chiffres falsifiés, vous n’oublierez pas de rappeler que ce n’est pas la question ! D’autres ont falsifié leurs sources. Les vôtres, du reste, n’étaient pas essentielles à votre démonstration, contrairement à ce que vous disiez quand vous pensiez clore le bec de votre adversaire.

Et puis, le vrai problème, c’est qu’ils sont tous pourris ou qu’on vous impose trop, ou qu’on ne peut faire confiance à personne. D’ailleurs tout le monde le sait bien, nul besoin de chiffres sophistiqués ou de développements alambiqués d’intellectuels pour faire ce constat. Tout le monde le sait, c’est une question de bon sens, ce bon sens qui fait si peur aux bienpensants !

Alternativement à l’usage des savoirs populaires, une technique absolument adéquate dans ce contexte est le « feu d’artifice pour zombies ». Il s’agit de changer brutalement de sujet, de lancer une phrase absolument hors de contexte, sans rapport avec ce que vous disiez précédemment, et la plus virulente possible. Généralement, vos adversaires fonceront droit dans le mur, tentant de démonter ce nouvel argument, aveuglés par son éclat, ignorant votre subterfuge vous permettant de filer de l’impasse où vous vous étiez retrouvé.

Vous n’hésiterez pas, par ailleurs, à opérer une boucle et à revenir à une phase antérieure du débat. L’idéal, à ce propos, est d’inviter un de vos amis à intervenir dans le débat sans lire tout ce qui a été dit précédemment, histoire de vous permettre de tout reprendre à zéro. Mieux encore, faites-le vous-même au départ d’un second compte, lequel vous permettra de faire effet de meute à vous seul.

Vous, la meute

À cet égard et toujours dans la poursuite de l’effet d’accumulation, il est essentiel que vous débattiez en bande. Plus vous serez nombreux à professer la même thèse infondée, plus vous aurez l’impression d’avoir raison, et plus vous vous enhardirez. En bande, l’insulte est plus aisée, le dénigrement systématique est un plaisir, la mauvaise foi est normale.

Avec des amis de votre officine de droite radicale ou d’extrême droite, vous aurez les coudées bien plus franches. Faites-vous plaisir. N’oubliez pas qu’il n’est pas question de convaincre, mais bien de détruire. Dès lors, discréditez vos adversaires plutôt que leurs thèses.

Ceux qui s’opposent à vos propositions de bon sens peuvent-ils être autre chose que des bobos-Bisounours, des islamogauchistes, des bienpensants, des néocommunistes ? Certainement pas !

Dans ces attaques ad personam, tout est bon à prendre : votre interlocuteur a liké la page d’une association antiraciste ? C’est qu’il fait partie d’un groupe politisé qui souhaite établir un régime stalinien. Vous trouvez une photographie d’un concert de heavy metal sur sa page Facebook ? Il a forcément fraternisé avec toute l’assistance, laquelle ne comptait pas moins d’un millier de barbus et donc des islamistes radicalisés. Et plus vous serez nombreux à affirmer que ces liens existent, plus ils prendront l’apparence de la réalité.

Même si cette stratégie de délégitimation ne fonctionne pas, de toute manière, vos camarades seront les premiers à attester que vous faites le constat objectif de l’imbécilité de vos adversaires, tandis qu’eux vous méprisent en excipant des chiffres, des études et des arguments logiques. N’est-ce pas une preuve d’ignominie que de tenter de vous réduire au silence parce que vous dérangez ?

Et quand c’en sera trop, quand votre adversaire aura abusé de votre patience en fournissant des arguments, vous le bloquerez. À quoi bon échanger avec une ordure gauchiste ? Bien entendu, vous utiliserez un compte parallèle pour garder vos ennemis à l’œil et livrer leurs productions en pâture à vos affidés. La guérilla en ligne, c’est aussi ça.

N’hésitez pas non plus à utiliser l’effet d’amorçage : amenez vos fans à terminer vos propos, vous gardant de toute sortie outrancière ou utilisez un pseudonyme pour fournir des assertions bien plus radicales que celles de votre compte officiel. Outre que cela vous protègera d’un éventuel procès, cela vous donnera l’occasion de hurler à la caricature de votre propos, à l’amalgame insupportable et à l’insulte à votre dignité lorsque votre opposant réagira de manière scandalisée. Dans la foulée, n’hésitez pas à le menacer d’un procès en diffamation, avant de le bloquer. C’est toujours du plus bel effet. En tout cas, vous êtes très attentif à la modération des échanges sur votre mur Facebook, hier encore, vous avez rappelé à l’ordre quelqu’un qui traitait de fasciste un citoyen qui exprimait l’opinion, qui n’est pas la vôtre, mais dont il importe de pouvoir débattre, qu’il faudrait noyer tous les migrants en Méditerranée.

On est en démocratie, non ?

Quand sera venu le temps de clore le débat, vous rappellerez opportunément qu’on est en démocratie, que vous êtes Charlie, que vous avez le droit de dire ce que vous voulez. Racisme, sexisme, complotisme, tout est admissible. De toute manière, vous n’êtes pas raciste, vous avez un ami noir… ni sexiste, vous avez une femme… ni homophobe, vous avez été photographié à la Pride.

Enchainez en regrettant la perte de qualité du débat, l’irascibilité des gauchistes, leur incapacité à comprendre votre humour. Rappelez que vous, vous vous êtes toujours montré ouvert au dialogue, que votre intention est bien de débattre, car vous êtes profondément attaché à la démocratie. Mettez en évidence les nombreuses insultes et dérapages de votre adversaire qui n’a pas hésité à vous bousculer sans ménagement, alors que vous ne faisiez qu’avancer des arguments avec, certes parfois, une certaine dose de virulence, mais c’est ça aussi la liberté d’expression !

Et puis rappelez ultimement que vous n’en avez rien à faire, que vous êtes un homme libre et… que vous ne changerez pas d’avis ! Quelles que soient les pressions sur vous, quel que soit le danger, vous montrerez que vous n’êtes pas une lopette et vous défendrez jusqu’à la mort vos valeurs et vos revenus non déclarés.

Anathème


Auteur

Autrefois roi des rats, puis citoyen ordinaire du Bosquet Joyeux, Anathème s'est vite lassé de la campagne. Revenu à la ville, il pose aujourd'hui le regard lucide d'un monarque sans royaume sur un Royaume sans… enfin, sur le monde des hommes. Son expérience du pouvoir l'incite à la sympathie pour les dirigeants et les puissants, lesquels ont bien de la peine à maintenir un semblant d'ordre dans ce monde qui va à vau-l'eau.

John Common Jr.


Auteur

John Common Jr. est Docteur en Sociologie. Auteur de nombreux articles à haut impact factor, il a donné de nombreux cours en tant que professeur invité dans les plus grandes universités globales. Ses recherches portent essentiellement sur les méthodes de sociologie économique quantitative, la sociométrologie et la psychosociologie numérique