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Coordonnées du débat. Débattre en ligne : des plateformes (in)appropriées ?

Numéro 5 - 2018 - débat Médias réseaux sociaux par Baptiste Campion

août 2018

« Coordonnées du débat » est une série de textes présentant des réflexions sur les caractéristiques du débat public contemporain, tout particulièrement, du débat en ligne. Entre retour réflexif et viatique pour les réseaux sociaux, elle se fonde sur l’idée qu’une part non négligeable de ce qui peut être vécu aujourd’hui comme une crise du politique s’enracine dans la manière dont nous débattons (ou pas) de la chose publique.

Article

Quand on s’intéresse aux débats en ligne, on se focalise généralement sur les contenus et les acteurs. De quoi parlent les gens ? Avec qui ? Pour dire quoi ? Comment ? Autant de questions au départ desquelles on peut (notamment) penser les « dérapages » de ces échanges plus ou moins passionnés et passionnants : quand les oppositions se cristallisent, quand les échanges tournent en rond ou au grand n’importe quoi, quand volent les propos haineux, racistes ou sexistes, coutumiers de certaines pages web. On peut identifier de la sorte des questions plus « sensibles » que d’autres, à haut potentiel de dérapage (comme l’immigration ou l’islam) ou diverses façons, plus ou moins systématiques, de pourrir un échange1.

Il est pourtant une dimension importante qui est rarement étudiée pour elle-même, au-delà parfois de considérations très générales : la plateforme d’interaction. En effet, celle-ci n’est pas « neutre ». Ce n’est pas la même chose de débattre sur un forum en ligne consacré à une thématique précise pour laquelle on s’y est inscrit, sur Twitter avec des inconnus ou des célébrités, ou via Facebook avec nos « amis », par exemple, simplement parce que ces trois types de plateformes offrent aux utilisateurs des possibilités et fonctionnalités différentes, lesquelles vont peser sur le déroulement du débat. Il ne s’agit bien sûr pas d’envisager les choses de manière purement déterministe, mais il est important d’avoir conscience de la façon dont les systèmes techniques d’interaction définissent le cadre des débats que nous prenons l’habitude d’y tenir.

Les « affordances » des dispositifs

Par exemple, sur Facebook, les échanges se passent la plupart du temps sur la page (« le mur » en jargon facebookien) de quelqu’un et, donc, entre personnes qui sont à priori déjà en contact d’une manière ou d’une autre (par l’adhésion à un réseau « d’amitié », par l’abonnement à des centres d’intérêt communs, par des connaissances communes). Quand on débat, c’est en commentaire d’un message initial, et on peut se répondre les uns aux autres… jusqu’à un certain point : Facebook n’autorise que deux « niveaux » de réponse (répondre au post initial, répondre à une réponse de premier niveau).

Si pour commenter la photo du spectacle scolaire du gamin, cela suffit assurément, cela devient vite compliqué dans un échange plus complexe ou polémique impliquant un grand nombre de participants qui vont finir par se répondre l’un à l’autre dans le fil principal de commentaires, obligeant tous les participants à « faire le tri » entre ce qui les concerne et ce qui leur est indifférent. Cela entraine d’inévitables quiproquos ou la nécessité, pour les nouveaux intervenants, de se référer aux échanges ayant eu lieu « plus haut » dans le fil de la discussion. Avec le risque qu’ils ne soient pas directement visibles (il faut les afficher manuellement, ou ils ont parfois été triés par la plateforme en fonction de leur popularité) et que l’utilisateur ne le fasse pas, faute de temps ou de motivation.

Mais Facebook a néanmoins un avantage : il conserve une hiérarchie (chronologique et dans la structure de l’échange) qui est identique pour tous les participants.

Ce n’est pas nécessairement le cas de Twitter où, outre le fait que les contributions sont nécessairement plus courtes (cent-quarante caractères jusqu’à il y a peu, deux-cent-quatre-vingts aujourd’hui) ou « saucissonnées » en plusieurs messages successifs plus ou moins espacés dans le temps, l’affichage des échanges va varier d’un internaute à l’autre en fonction de ses contacts, des contacts et « hashtags » mentionnés dans telle ou telle contribution ou du moment où il arrive dans la discussion.

Il est maintenant possible de créer des threads, une suite de messages courts s’enchainant les uns aux autres, pour permettre une narration plus élaborée, mais il reste possible de répondre à n’importe lequel desdits messages et d’entrer dans la discussion en voyant passer l’un, quelconque, de ceux-ci. La discussion n’est dès lors pas nécessairement structurée par une chronologie commune à l’ensemble des participants.

Cette rapide comparaison de quelques caractéristiques de ces deux plateformes très répandues montre qu’on ne va pas nécessairement interagir de la même manière sur l’une ou l’autre parce que les possibilités offertes aux utilisateurs, et la manière de les mettre en œuvre, ne sont pas les mêmes. C’est ce que les spécialistes appellent les « affordances » de ces plateformes (au départ des travaux de Gibson, 1977), c’est-à-dire l’ensemble des possibilités d’action offertes par ces environnements dont on se rend compte qu’ils ne sont pas « neutres ». Selon que l’on peut répondre à une intervention particulière ou que l’on est obligé de s’adresser à la cantonade, que la plateforme permettra ou non de poster des images ou des liens, que tous les participants ont ou non la même vision de l’échange en cours et de sa dynamique, cela contribuera à définir l’échange et, par conséquent, son aboutissement.

Des fonctionnalités communes et des fonctionnalités inexistantes

Au-delà des possibilités de la plateforme technique, il faut aussi compter avec la créativité des utilisateurs. Si une fonctionnalité apparait nécessaire à une communauté en interaction, mais n’est pas implantée sur la plateforme, il est fréquent de voir des détournements créatifs ou l’émergence de façons de faire propre au groupe pour y suppléer.

Par exemple, il a longtemps été impossible, dans les forums des années 1990 – 2000, de s’adresser à une personne en particulier, les contributions s’affichant généralement les unes après les autres par ordre chronologique, sans hiérarchie entre elles, ce qui n’est pas nécessairement pratique dans un échange où participent beaucoup de personnes et où vont se multiplier les dialogues imbriqués (A répond à B pendant que C parle à B et D, qui répond lui-même à A, etc., on voit assez vite la difficulté à suivre de tels échanges).

De ce fait, nombreuses ont été les plateformes sur lesquelles les utilisateurs ont créé leurs codes et rituels pour rendre ces échanges plus lisibles, en créant par exemple des codes d’adresse à un utilisateur précis («@Baptiste : je ne suis pas d’accord avec…»), en identifiant les passages des autres intervenants discutés ou contestés (par exemple mentionnés en retrait et en italiques, selon les possibilités d’édition), etc. Il en est de même pour poster des liens là où c’est impossible (« va voir h.t.t.p.//www…»).

Aujourd’hui, la plupart des plateformes d’interaction en ligne ont intégré ces dispositifs et offrent des possibilités assez similaires : texte libre (éventuellement limité en longueur, comme sur Twitter), identification de l’intervenant (via son compte, son profil, qui permet notamment de voir ses autres contributions, son réseau relationnel, des centres d’intérêt ou éléments de représentation de soi contrôlés par l’utilisateur : avatar, photo, informations personnelles accessibles, etc.), possibilité de poster des images ou des liens, possibilité d’adresse personnelle à d’autres utilisateurs (en les « taguant » ou en les désignant explicitement comme destinataires privilégiés d’une intervention). L’alimentation des échanges est donc assurée, chacun peut y aller de sa contribution, plus facilement que pour les internautes de la génération précédente.

Mais est-ce que cette facilité à produire des contenus va de pair avec des conversations plus « productives » ? On peut en douter, pour plusieurs raisons.

D’une part, on notera que cette facilité de publication accompagne une idée toujours plus poussée du « temps réel ». Si cela offre des possibilités intéressantes, comme interagir par écrit presque avec autant de spontanéité qu’on le ferait oralement, cela peut aussi, dans certaines circonstances, favoriser des monologues parallèles bien plus que de dialogues, chacun y allant de sa contribution en même temps que les autres.

C’est typiquement le type de dynamique que l’on va rencontrer en commentaire des articles de presse ou, plus encore, de publications Facebook impliquant un grand nombre de participants. En effet, le temps réel par écrit empêche de fonctionner par « tours » de parole qui imposeraient de prendre en considération ce qu’a dit l’interlocuteur avant d’apporter sa propre contribution, et à fortiori sa propre réponse.

D’autre part, et peut-être surtout, on remarquera que si ces plateformes développent fortement les possibilités d’accès ou de publication, elles offrent beaucoup moins de possibilités en termes de régulation et de synthèse. Laissons de côté le serpent de mer et les difficultés que pose l’idée d’une régulation automatisée des échanges (c’est-à-dire par le biais d’algorithmes et non par l’intervention humaine par le biais de chartes, d’arbitrages et parfois de sanctions — exclusion du groupe ou blocage de l’utilisateur, par exemple) pour nous intéresser à la question de la synthèse. Quand un échange en ligne se clôture-t-il ?

La question, en apparence simple, n’est pas si évidente à moins de n’avoir pas peur de sombrer dans le truisme et la tautologie : les échanges se terminent lorsque plus personne ne contribue.

Certaines plateformes génèrent une clôture de fait (par exemple en empêchant de continuer à intervenir au-delà d’un certain délai); d’autres ne posent aucune limite, laissant les fils de discussion « s’éteindre » d’eux-mêmes, faute de combattants. Mais l’absence de nouvelles contributions ne signifie pas que l’échange ait débouché sur quelque chose : tout le monde a‑t-il pu s’exprimer ? Tous les points de vue ont-ils été entendus ? Les interlocuteurs ont-ils dépassé leurs désaccords pour s’entendre sur des éléments communs ? Un « commun » minimal a‑t-il été accepté par les participants ? La meilleure réponse qu’on puisse faire à toutes ces questions est que l’on ne sait pas. Non pas que ce ne serait pas possible (on peut raisonnablement espérer que les nombreux débats en ligne auxquels se livrent des milliers d’internautes tous les jours aient des effets sur leur vision des sujets débattus ou de leurs interlocuteurs), mais parce que les plateformes ne permettent pas de conclure. Et parfois, empêchent cet aboutissement.

Ainsi, dans de tels échanges, n’importe qui peut arriver à tout moment et remettre en cause une chose sur laquelle les participants plus anciens avaient peut-être fini par se mettre d’accord. Ce nouveau commentateur qui débarque comme un chien dans un jeu de quilles est susceptible de relancer la conversation et de la faire « tourner en rond », même involontairement.

Notons, à titre d’exemple, la manière dont cette possibilité de tout remettre en cause à tout moment pèse sur les échanges conflictuels concernant le réchauffement climatique que j’ai étudiés par ailleurs (voir par exemple Campion, 2016). Ceux-ci se caractérisent souvent par l’absence de bases de discussions communes entre « réchauffistes » et « climatosceptiques » en désaccord sur tout ou presque, rendant tout échange très difficile.

Pourtant, à force de se côtoyer en ligne, parfois quotidiennement, les internautes parviennent à s’entendre sur certains points, comme les questions qui font l’objet de leur désaccord, les procédures pour essayer de les aborder ou certaines données de départ. Mais il suffit de l’arrivée d’un seul nouvel internaute posant une question qui avait achoppé dans la communauté plusieurs semaines auparavant pour relancer la machine et provoquer un éternel recommencement de l’échange, imposant une redéfinition des bases communes de discussion qui avaient été difficilement acquises.

Il est important de comprendre que si ces impasses peuvent éventuellement découler de volontés de saboter la discussion, un tel « trollage » n’est absolument pas nécessaire pour que le débat n’aboutisse à rien : c’est une conséquence relativement prévisible du fonctionnement de la plateforme d’interaction. On ne peut en effet reprocher à un nouveau venu de ne pas avoir lu les centaines (et parfois milliers) de messages précédemment échangés sur le sujet, à fortiori lorsque ceux-ci ne font l’objet d’aucune synthèse partagée entre interlocuteurs et rendue accessible aux novices. Par conséquent, chacun peut tout remettre en cause à tout instant, et la plateforme ne fournit généralement aucun outil performant pour référer à des accords antérieurs ou une sorte de « jurisprudence ».

Il y a bien, sur de plus en plus de plateformes, des systèmes de « vote » permettant de mettre en avant les messages ou les intervenants les plus plébiscités, de sorte à ce qu’ils soient, par exemple, mis en avant dans les fils de discussion. Mais en l’état, ces outils restent d’une portée limitée, notamment parce qu’on ignore bien souvent comment ils sont utilisés par les internautes (un like signifie-t-il « tu as raison », « je suis d’accord avec toi », « j’ai bien aimé ton intervention » ou tout autre chose?), et parce qu’ils sont avant tout pensés par les plateformes dans une logique de popularité et non de synthèse, par exemple.

L’introuvable « plateforme idéale »

Quand on analyse les plateformes communément utilisées, comme Facebook ou Twitter, on se rend compte que leur reprocher de ne pas permettre le développement de discussions constructives a peu de sens dans la mesure où elles ne sont pas conçues dans ce but et n’ont pas les moyens qui permettraient d’en faire des outils performants pour cela. Et si ce regard nous laisse penser que nous devrions peut-être privilégier d’autres outils, il faut rester réaliste : le choix d’une plateforme d’interaction est le plus souvent un choix par défaut qu’un choix raisonné. On prend ce qui est simple, facilement accessible, là où se trouve notre réseau relationnel ou les gens avec qui on souhaite débattre et ne pas tenir compte de ces critères simples expose à se retrouver sur une plateforme peut-être plus performante, mais qui ne sera pas utilisée, ou très peu. Entre des discussions structurellement mal menées et l’absence de discussions, on voit que « l’agora numérique » est un objectif difficile à atteindre.

Dans ce contexte, avant d’attendre des plateformes grand public largement répandues et adaptées (plus) au débat — nul doute qu’elles vont émerger, de nombreux dispositifs ayant été expérimentés en ce sens dans divers contextes —, il serait utile que chaque internaute puisse s’interroger sur ses propres pratiques en ligne et les manières dont il utilise et/ou contourne les possibilités offertes par ses plateformes favorites. Cela ne les changera pas, mais cette capacité de recul critique pourrait être une façon de contourner leurs limites intrinsèques.

  1. La revue en avait présenté certaines, certes dans un billet d’humeur et de façon humoristique, mais correspondant à d’authentiques techniques de « trollage » (c’est-à-dire de pourrissement volontaire des discussions) largement employées dans les échanges en ligne.

Baptiste Campion


Auteur

Baptiste Campion est docteur en information et communication de l'Université catholique de Louvain. Il travaille maintenant comme professeur et chercheur à l'Institut des Hautes Études des Communications Sociales au sein du master en éducation aux médias. Ses travaux scientifiques ont principalement porté sur la communication éducative médiatisée, les effets cognitifs de la narration, les interactions en ligne et l'appropriation des technologies numériques, les transformations de l'expertise dans ce contexte particulier. À côté de ces travaux scientifiques, ces questions l'ont amené à réfléchir sur les conditions de la "démocratie numérique", de l'espace social dans une société hypermédiatisée ainsi que le rôle et la transformation des médias.
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