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Construire des libertés, augmenter le pouvoir d’agir
L’Aide à la jeunesse offre aux jeunes et aux familles en difficultés sur le plan social et éducatif une aide spécialisée qui s’arrête en principe lorsque les jeunes atteignent l’âge de dix-huit ans. Pour pallier le caractère brutal que représente le couperet de la majorité pour des jeunes qui, ne disposant pas d’appuis familiaux pour les soutenir, cumulent les facteurs de précarité, le secteur de l’Aide à la jeunesse peut mobiliser une mesure d’aide spécifique, appelée « mise en autonomie ».
Les jeunes d’aujourd’hui sont confrontés à des défis différents de ceux qu’ont connus les générations précédentes. L’allongement de la scolarité et les difficultés d’insertion professionnelle signifient pour la plupart un étalement de la période de transition entre l’enfance et l’âge adulte et une désynchronisation des étapes de l’accès à l’autonomie que sont l’indépendance financière, résidentielle et familiale (Galland, 2006, 2007).
Comparativement à la manière dont s’effectuent la décohabitation (Maunaye, 2004) et la prise d’indépendance progressive des jeunes qui peuvent compter sur leur famille et bénéficier du soutien affectif et moral de leurs parents (Cicchelli, 2001), les jeunes sortant de l’Aide à la jeunesse (AJ) par la mise en autonomie1 doivent assumer précocement et quasi simultanément toutes les épreuves. Leur entrée dans l’âge adulte se déroule dans des conditions de précarité matérielle et affective. L’entourage familial, qui représente une ressource et un soutien, non seulement fait défaut dans leur cas, mais ajoute souvent à leur fragilité.
Des questions de justice sociale et de pertinence des politiques publiques se posent dès lors. Comment se passe pour eux cette transition ? À quelles difficultés spécifiques sont-ils confrontés ? À quel point la mise en autonomie organisée par l’Aide à la jeunesse parvient-elle à suppléer au manque d’appuis familiaux ? Comment s’articulent les aides publiques et les dispositifs institutionnels destinés aux adultes et censés prendre la relève de ceux qui s’adressent aux mineurs en difficultés ?
La mise en autonomie
La mise en autonomie fait souvent figure d’orientation par défaut. On l’envisage « quand il n’y a pas d’autre possibilité » pour des jeunes qui, à la suite d’un grave problème familial (conflit, décès ou disparition des parents), font appel à l’AJ peu avant d’atteindre leur majorité. Après dix-sept ans, non seulement le placement dans un service d’hébergement n’a plus guère de sens, mais aucun service n’accepte de prendre en charge un jeune de cet âge. Elle peut être mobilisée pour des jeunes qui ont un long passé institutionnel dans l’AJ et pas de famille pour les soutenir. Elle apparait alors comme le moyen d’adoucir la sortie de l’institution de façon à ce que le passage à la majorité soit moins brutal. On y recourt aussi dans des contextes connotés d’impuissance, pour des jeunes vis-à-vis desquels « on a tout essayé », « quand les services d’hébergement n’en peuvent plus ».
Les indications de mise en autonomie sont ainsi souvent définies au départ par la négative (« pas de famille », « plus d’institution », « pas de toit », « pas d’autre projet possible », « rien d’autre ne marche, on a tout essayé »), mais cette mesure est aussi envisagée en même temps, ou redéfinie au début de l’accompagnement, dans une perspective d’activation positive. C’est, disent les intervenants, « mettre le jeune devant ses responsabilités », « le rendre actif par rapport à son propre parcours en le confrontant concrètement à la réalité », « c’est un moment très dynamique qui mobilise chacun, le jeune et parfois aussi ses parents », « une étape qui permet au jeune de se confronter à son propre désir indépendant de celui de ses parents ou des intervenants et le fait avancer vers l’autonomie ».
[(Enquête qualitative
Cette réflexion présentée est issue d’une recherche qualitative menée auprès de jeunes sortant de l’Aide à la jeunesse par la porte de la mise en autonomie. Son ambition était au départ d’évaluer la qualité de vie des jeunes en autonomie en leur donnant la parole sur différents aspects de leur existence de manière à mieux documenter cette mesure relativement peu visible. Bien que cette recherche soit fondée sur un petit nombre de récits de jeunes dont les circonstances de vie sont très particulières, les constats qui s’en dégagent sont susceptibles d’apporter des éléments de connaissance plus larges sur la question de l’autonomie.)]
Ces formulations empruntent au moins une partie de leur vocabulaire au registre des politiques d’activation néolibérales dans un contexte de réduction des dépenses publiques consacrées aux politiques sociales. Certains professionnels de l’AJ font remarquer — voire dénoncent — les paradoxes de la mise en autonomie : « Si on définit l’autonomie comme la capacité de se donner à soi-même sa propre loi, indépendamment de toute pression extérieure, comment peut-on parler d’autonomie à propos d’une mesure qui est décidée de l’extérieur et qui souvent s’impose au jeune par défaut d’autre possibilité ? » La mise en autonomie serait plutôt une « politique de l’oxymore2 », car demander à des jeunes qui ont plus de problèmes que d’autres (« qui souffrent d’un manque de liens d’attachement », « qui évoluent dans un milieu éducatif qui contrecarre lui-même, par ses règles institutionnelles, les moyens d’accéder à l’autonomie ») d’être plus et plus vite autonomes que d’autres jeunes est un leurre. « À quel genre de vie les prépare-t-on ? », se demandent certains intervenants.
La mise en autonomie revient à mettre le jeune dans une situation où il est obligé d’expérimenter des situations inédites. Cette mise en situation est censée lui faire éprouver la nécessité de choisir un cours de vie et de devenir acteur. Mais s’agit-il d’une activation au sens néolibéral ? Ou d’une occasion d’expérimentation réellement constructive et émancipatrice, susceptible de lui permettre de se faire une place dans la société et de mener une vie de qualité ?
Notre hypothèse est que cette mesure peut être l’une ou l’autre de ces deux possibilités en fonction de ce qu’on inclut dans le dispositif de mise à l’épreuve. Dans la version néolibérale de l’activation (l’oxymore), tout le travail repose sur l’individu, on ne s’interroge pas sur la responsabilité collective dans la fabrique de l’autonomie. Mobiliser l’approche par les capacités pour évaluer la mise en autonomie permet au contraire de prêter attention aux contributions et aux obstacles qui relèvent de la responsabilité collective et de l’action des pouvoirs publics. Il s’agit d’équiper non seulement l’individu, mais aussi son environnement social, culturel et institutionnel de manière à ce qu’il y trouve les soutiens collectifs et les occasions concrètes nécessaires au développement et à l’exercice de sa liberté positive et de son pouvoir d’agir.
L’approche par les capacités
Appréhendée à partir de la théorie des capacités, l’autonomie personnelle n’est pas une affaire privée parce que les conditions qui la rendent possible dépendent en grande partie de conditions sociales relevant du politique et des politiques publiques. « Il n’y a pas de responsabilité individuelle sans responsabilité collective » (Sen, 2008). Les capacités apparemment les plus individuelles dépendent pour leur genèse et leur réalisation de soutiens sociaux et collectifs, d’aménagements institutionnels, dont la mise en place et l’activation relèvent des pouvoirs publics. L’autonomie est un fait social au sens actif du terme : une fabrication.
Reprenant à son compte la distinction aristotélicienne entre « puissance » et « acte », l’approche par les capacités conçoit l’individu comme doté d’un « potentiel » présent à l’état latent, qui nécessite pour être activé des conditions particulières qui lui sont fournies (ou non) par son environnement. Les « capacités » dont fait preuve une personne ne sont dès lors jamais purement individuelles. La dépendance matérielle et sociale rend les individus hétéronomes, obère leur capacité d’agir, les règles sociales régissant le comportement des hommes et des femmes leur offrent des choix de vie limités3.
Les « capacités » sont « les possibilités qu’a un individu de réaliser ses objectifs ou de choisir entre des modes de vie possibles » ou encore « la liberté dont les individus jouissent réellement de choisir la vie qu’ils ont des raisons de valoriser » (Sen, 2000). La complexité du concept tient au fait qu’il inclut à la fois une capacité de choix supposant la possibilité de choisir entre différentes options possibles, un potentiel d’épanouissement substantiel concernant des visées concrètes de l’existence considérées comme indispensables pour définir une qualité de vie4, et une capacité de réalisation effective des choix valorisés renvoyant à un pouvoir d’agir reposant sur des médiations positives et négatives présentes dans l’environnement social et institutionnel (de Munck, 2008).
À la différence d’une approche en termes d’égalité des chances, la théorie des capacités se préoccupe de l’usage différent que des individus ou des groupes peuvent faire des ressources qui leur sont en principe accessibles et porte l’attention sur les obstacles qui les empêchent de les utiliser effectivement, sur les médiations positives à mettre en place (les « facteurs de conversion ») pour qu’ils puissent réaliser leurs choix de vie. Elle insiste aussi sur la valeur de la liberté pour chaque individu à la fois comme moyen pour d’autres fins et comme valeur en soi5. La qualité de vie inclut la liberté de choix.
À l’encontre de toute conception paternaliste du bien-être, il revient aux individus de pouvoir choisir et réaliser le genre de vie qu’ils souhaitent mener. Il ne s’agit toutefois pas d’entériner des préférences personnelles adaptatives ni de concevoir ces choix indépendamment de toute référence au bien commun. Les choix personnels sont toujours informés par des valeurs, des normes et des aspirations collectives propres aux contextes sociaux et culturels dans lesquels gravitent les individus. Ils ne sont pas non plus fixés une fois pour toutes, mais sont au contraire susceptibles d’évoluer par la confrontation à d’autres points de vue et par le débat d’idées.
La participation à des lieux de dialogue et de délibération démocratique joue un rôle crucial dans le choix des « objets de valeur » tant d’un point de vue personnel que collectif. C’est là que les individus puisent les raisons de valoriser ou de remettre en cause certains choix de vie et peuvent être amenés à remettre en cause des choix politiques et à imaginer des modes d’action plus appropriés et surtout plus justes6.
Qu’il s’agisse d’insister sur l’effectivité des réalisations ou sur l’étendue réelle des choix, les pouvoirs publics ont un rôle à jouer dans la création d’un véritable éventail d’opportunités, dans l’aménagement de facteurs de conversion tenant compte de l’hétérogénéité des situations individuelles et des contextes de vie, et dans l’aménagement de lieux de participation démocratique. Les politiques publiques devraient, dans la perspective des capacités, être évaluées à partir de leur effet d’augmentation ou de restriction de l’espace des possibles dont jouissent les individus.
L’approche par les capacités paraît particulièrement pertinente pour éclairer une question telle que la mise en autonomie et des parcours individuels marqués par des expériences passées négatives7.
Le parcours de la mise en autonomie
Le parcours de la mise en autonomie est composé d’une série d’épreuves : le passage au CPAS et la confrontation à l’univers de l’aide sociale ; la difficulté de trouver un logement « pas cher » sur un marché locatif tendu et de faire face aux préjugés des propriétaires ; le choc de l’installation en logement autonome (quitter brutalement sa famille, en avoir été « éjecté » ou quitter le « petit cocon » institutionnel) et affronter la solitude ; la nécessité moins dramatique, mais usante de « devoir tout gérer » (sa scolarité, sa santé, ses loisirs) et « se gérer soi-même » ; la confrontation à l’altérité avec toutes les comparaisons et questions qu’elle suscite (les amis qui ont comme argent de poche ce que vous avez pour vivre tout un mois, face auxquels on se sent parfois « comme un zombie » tellement leur vie est différente).
Il inclut aussi la gestion des traces du passé : les trahisons familiales ou les accidents de vie (décès ou disparition des parents), l’expérience des réunions au SAJ, SPJ ou TJ, la décision de placement et l’expérience de la vie en institution pour certains et, pour tous, la perspective angoissante de la séparation affective et de la déstabilisation d’un quotidien familier au moment du passage à l’autonomie.
Ces épreuves se succèdent selon un ordre qui dépend à la fois des parcours singuliers et des règles institutionnelles spécifiques aux dispositifs qui encadrent la mise en autonomie : l’AJ et les CPAS essentiellement. Elles peuvent aussi survenir toutes en même temps (la pire des situations) ou dans une temporalité très rapprochée. Un suivi en autonomie pourrait théoriquement s’étaler sur deux ans. En réalité, en raison notamment des moyens disponibles en termes de prise en charge et du nombre de candidats potentiels à un accompagnement, sa durée est souvent beaucoup plus courte : une année dans le meilleur des cas, quelques mois lorsqu’une crise familiale survient peu de temps avant la majorité du jeune et qu’il faut d’urgence trouver une solution à sa situation.
La recherche aborde de manière détaillée ces épreuves8. Les limites ici imparties imposent forcément une condensation de ses résultats. Quelques aspects particulièrement saillants permettent d’illustrer les interdépendances entre les différentes sphères de cette expérience.
La précarité matérielle et ses conséquences
Sans appuis familiaux, le CPAS constitue pour les jeunes en autonomie un point de passage obligé. L’obtention du droit à l’intégration sociale (RIS) et des ressources auxquelles il donne en principe accès constitue le moyen indispensable à leur vie quotidienne, à la possibilité de poursuivre des études, d’accéder à une formation et/ou de chercher un emploi.
La sortie de l’AJ et le passage au CPAS étant tous deux arrimés à l’âge de l’accès à la majorité civile, la transition intervient le plus souvent à la date anniversaire des dix-huit ans, alors que ces jeunes sont encore élèves de l’enseignement secondaire ou ont décroché de l’école. Dans les deux secteurs, des dérogations sont possibles : un jeune peut demander une prolongation de l’accompagnement AJ au-delà de ses dix-huit ans, mais celle-ci excluant toute prise en charge financière, il doit quand même passer par la case CPAS ; un mineur peut bénéficier d’une aide sociale équivalente au RIS, mais cette possibilité est rarement mobilisée.
Les deux « épreuves » le plus souvent citées par les jeunes, dans un ordre décroissant de difficulté, sont les moyens financiers et « se loger ». Les deux sont d’ailleurs liés car un faible revenu — et le fait de dépendre d’une aide sociale (AJ ou CPAS) — rend particulièrement laborieuse la recherche d’un logement.
Début 2012, un mineur en autonomie disposait de 660 euros (montant du subside AJ), un majeur « isolé » d’un RIS de 785 euros. Pour fixer les idées, le cout moyen des logements que les jeunes parvenaient à trouver était de 375 euros par mois (Région bruxelloise). Une fois le loyer payé, les mineurs disposaient pour leurs autres dépenses (nourriture, frais scolaires, de santé, téléphone, lessive, vêtements, loisirs) d’une somme avoisinant les 285 à 300 euros par mois. Les jeunes majeurs bénéficiant du RIS étaient un tout petit peu mieux lotis, avec un « reste à (sur)vivre » situé entre 410 et 435 euros mensuels. Cela signifie qu’à moins d’avoir d’autres sources de revenus, job étudiant régulier, aide de la famille (extrêmement rare et toujours occasionnelle et d’un montant minime) ou activité clandestine, tous les jeunes en autonomie vivent sous le seuil de pauvreté et dans la précarité financière. La question des jobs étudiants est d’ailleurs pour eux un point particulièrement sensible car non seulement ces jobs ne sont pas faciles à décrocher, surtout pour les moins de dix-huit ans, mais les règles de calcul du revenu d’intégration sociale ont pour effet de diminuer d’autant le montant qui leur est versé9. Lorsqu’ils comparent leur situation à celle d’autres jeunes, ils ressentent une profonde injustice et une évidente démotivation à travailler.
Donc, à partir de janvier 2012, tout le monde a droit à 50 jours [de job étudiant] sur l’année je pense. C’est bien on peut travailler deux mois si on veut. Eh bien non, moi je peux pas ! Enfin si, je peux, mais si je gagne plus que 100 euros, ils me le retirent ! Donc je vois pas l’intérêt. C’est comme si je travaillais pour rien. C’est quand même incroyable. Il faut le mettre dans votre rapport : c’est pas très bien fait quoi ! Tout le monde a droit à 50 jours, même les jeunes qui ont des parents qui leur paient tout, ils peuvent travailler et garder l’argent, mais nous qui avons le plus besoin, on nous le retire ! C’est pas logique ! […] Ça sert à rien, c’est comme travailler pour du vent ! Y a quelqu’un qui m’a dit « oui, ça te fait quand même de l’expérience », mais je vais pas me casser le cul à travailler, à prendre du temps que je pourrais utiliser pour autre chose, pour faire mes courses, pour faire mon linge, pour faire mes devoirs, alors que ça me rapporte rien ! (Bahia10).
Des moyens financiers réduits ont des conséquences dans de nombreux domaines de la vie. Même s’il n’est pas question, dans l’approche par les capacités, de réduire la pauvreté à l’aspect monétaire, il importe d’en mettre en évidence les répercussions sur d’autres capacités. Cela veut dire un logement à bas prix, exigu, souvent inconfortable, une nourriture peu variée, des restrictions dans les domaines de la sociabilité, de l’accès aux loisirs et à la culture. Cela signifie aussi consacrer beaucoup de temps et d’énergie à la gestion des problèmes quotidiens : étudier les prix, calculer tout au plus juste, être habité par la crainte récurrente de ne pas « finir le mois », assumer toutes les démarches administratives pour « être en ordre » et ne pas risquer de perdre son RIS. L’esprit encombré par les soucis pratiques et un temps très rempli ne laissent guère de disponibilité pour se poser des questions existentielles. Il arrive aussi que des jeunes « choisissent » des études courtes sous la pression d’un CPAS ou pour sortir au plus vite de cette situation d’assistance.
Les rêves sont l’envers des privations, parfois très prosaïques et en prise directe avec les besoins immédiats (acheter une armoire, des vêtements plus chauds, « des petites choses pour l’école »), pouvoir diversifier son alimentation ou acheter des ingrédients de meilleure qualité, s’offrir des petits plaisirs (des chocolats, une tarte aux framboises…), pouvoir aller au cinéma, au restaurant avec des amis… jusqu’à des rêves de voyage et de vacances « comme les autres jeunes » ou habiter un appartement au lieu d’un kot communautaire.
Ce condensé fait entrevoir une des facettes de l’interdépendance entre des capacités matérielles de base et les inégalités qui en découlent du point de vue des « chances » de vie. Pour ne prendre que quelques exemples : bien manger et faire du sport déterminent la santé à long terme, les voyages forment la jeunesse en la confrontant à d’autres modes de vie et font désormais partie du curriculum normal des études pour de plus en plus de jeunes. Élaborer des projets et réfléchir à ses choix de vie, c’est nettement plus facile quand on a du temps devant soi et une disponibilité d’esprit que n’entament pas trop les contraintes et les inquiétudes liées à la précarité matérielle.
Violence institutionnelle et politiques publiques défaillantes
L’aide sociale est sans conteste une ressource appréciable pour les jeunes dont les familles sont défaillantes. Toutefois, affronter le système de l’action sociale et ses agents, la complexité des règles, la bureaucratie, l’ambiance des salles d’accueil des CPAS, l’obligation de se raconter et de négocier avec les assistants sociaux un projet cohérent n’est pas une sinécure. L’information des usagers est très souvent donnée au compte-goutte, incomplète et insuffisamment expliquée. On peut obtenir beaucoup d’aides du CPAS, mais il vaut mieux savoir avant ce qui existe parce que ce n’est pas eux qui vont vous le dire. Les jeunes sont aux prises avec de nombreux problèmes administratifs causés par les dysfonctionnements du système et par des pratiques à la limite de la légalité. Une grande partie du travail d’accompagnement consiste à expliquer aux jeunes les arcanes du système de l’action sociale, et il est bien souvent nécessaire que l’accompagnant intervienne pour qu’un jeune obtienne une aide qui, en principe, devrait lui être accordée d’office par le CPAS, sur la base du simple constat de sa situation.
De même, trouver un logement à bas prix sur un marché où un grand nombre de pauvres et de précaires se font concurrence, expose à la dureté du monde : visite de taudis, confrontation à des marchands de sommeil, à des propriétaires peu scrupuleux, qui imposent des exigences illégales (caution locative en espèce, logements sales, délabrés…). Les jeunes font, aussi, l’expérience de la discrimination par rapport à leur âge, au fait qu’ils dépendent d’une aide sociale ou par rapport à leur couleur de peau. Au cours des entretiens, ils en parlaient plus ou autant que de leur inconfort au quotidien.
C’est vraiment très difficile de trouver un logement, surtout pour les ressources qu’on a. Et aussi parce que la plupart des propriétaires n’acceptent pas forcément les gens du CPAS, surtout pas les jeunes, enfin rarement les jeunes. […] Moi chaque fois que je téléphonais, avant de raccrocher, pour que tout soit clair et net, pour pas que ni l’un ni l’autre ne se déplace pour rien, j’ai toujours dit « je suis suivi par le CPAS » et là à ce moment-là, j’avais droit à soit y me disait « non merci, on n’est pas intéressé, on ne cherche pas de jeunes au CPAS », donc là ben c’était foiré ! C’était au revoir ! Et parfois, c’était par rapport à mon âge : — « oui, j’ai dix-huit ans », — « ah, désolé ! On ne cherche pas de jeune locataire ». Donc là aussi, c’était foutu. (Nolatari).
Il y a des endroits où il y a des problèmes de racisme et où directement on vous aime pas quoi ! Et c’est ça le problème. […] Il faut que tu appelles : « Allo, j’appelle pour l’appartement. » On vous dit « oui, OK, vous venez pour voir l’appartement ». Tu viens. Et ils vous regardent comme ça… Vous étiez à cinq, six personnes. Ils vous regardent et comme vous êtes black, ils vont vous dire : « On va vous appeler, par exemple. Oui, on va vous appeler » et on va pas vous rappeler ! C’est toujours comme ça. J’ai eu ça beaucoup, beaucoup. […] Ça m’a vraiment blessée, ça m’a vraiment, vraiment, vraiment blessée. (Grâce).
Dans ce domaine aussi, l’intervention d’un accompagnant s’avère souvent indispensable pour obtenir un droit ou le respect d’un engagement. Qu’il s’agisse de l’aide sociale ou des contrats locatifs, les recours en justice sont rares. Il arrive que les accompagnants à l’autonomie introduisent des recours contre les décisions des CPAS, mais ils réservent cette possibilité aux cas de dénis de droits les plus flagrants car, disent-ils, « les délais sont tellement longs que bien souvent cela ne sert à rien et aussi parce que, parfois, si on se montre trop combattifs avec les CPAS, les jeunes le paient par la suite ». Quant aux jeunes, rares sont ceux qui auraient l’audace, les connaissances et l’énergie pour entreprendre une telle démarche.
Ces dénis de droit ont des conséquences sur l’image de soi et les capacités subjectives des individus. Selon Honneth (2000), c’est par l’expérience concrète de la reconnaissance réciproque, dans différentes sphères institutionnelles — la famille, la justice et la solidarité — que les humains acquièrent une image positive d’eux-mêmes et une confirmation de leurs qualités morales et de leur dignité. Il défend l’idée que l’individuation et l’autonomie — la « socialisation morale des sujets » — sont le fruit d’un long processus d’apprentissage de la conscience de soi qui se réalise par paliers successifs, d’abord dans la famille et le cercle intime des relations interpersonnelles, ensuite au cours d’interactions avec un entourage plus large représentant les règles et les normes de la vie sociale et enfin comme membre d’une communauté qui lui reconnait une valeur sociale à hauteur de sa contribution à la vie collective. En particulier, « L’adulte acquiert dans l’expérience de la reconnaissance juridique la possibilité de comprendre ses actes comme une manifestation, respectée par tous, de sa propre autonomie11. »
Affiliations, sentiments, attachements et détachements
Loin de considérer les liens affectifs, les sentiments et les émotions comme des passions qui risquent de mettre en péril l’indépendance du sujet, la théorie des capacités leur donne une place importante et un rôle positif. Ce rôle positif trouve sa place dans les références pragmatistes (Despret, 1999 ; Honneth, 2000) qui peuvent prolonger la pensée de Nussbaum sur l’intelligence émotionnelle comme jugement de valeur et ingrédient de la capacité de réciprocité et d’empathie12.
Vu les critères qui interviennent dans la mise en autonomie, tous les jeunes qui se trouvent dans ce dispositif ont des parcours de vie marqués par des pertes et des ruptures affectives d’ordre familial. Six des douze jeunes rencontrés au cours de la recherche étaient orphelins de père et/ou de mère à la suite de décès ou de disparitions survenus dans des circonstances diverses (accident, maladie, guerres africaines). D’autres, et parfois les mêmes, avaient subi dans leur famille des marques d’indifférence ou de rejet, diverses formes de négligences, d’abus ou d’abandon représentant autant de blessures affectives. Quelles traces ont pu laisser ces évènements biographiques ? Quels freins à la réalisation de soi et à l’accession à l’autonomie ? Mais aussi quel chemin ont-ils déjà pu parcourir pour les digérer ou les transformer en force positive ? Et en quoi les dispositifs d’aide existants ont-ils pu faciliter ou non cette mise en mouvement ?
La vie affective ne se résume pas aux relations familiales, elle englobe aussi des proches qui, justement, jouent un rôle de soutien extrêmement important et aident à prendre distance avec le passé. Aborder les épreuves de la vie affective évoque toutefois immédiatement pour la plupart d’entre eux les relations avec la famille d’origine : des déceptions, du désarroi, de la tristesse, de la nostalgie, un manque très vivace pour certains, des sentiments d’injustice teintés de révolte, d’amertume ou de colère refroidie pour d’autres. Le manque se fait sentir dans de nombreux aspects de la vie quotidienne : c’est habiter seul et « être seul devant son assiette », « devoir tout gérer » et « se gérer soi-même », c’est assumer seul sa scolarité (le matin je suis là…, j’éteins mon réveil et j’ai envie qu’y ait quelqu’un qui me dise allez bouge toi, faut aller à l’école), dans le domaine des moyens financiers, des démarches administratives, ou encore des gardes d’enfants pour certaines jeunes femmes déjà mères. En bref, c’est « n’avoir personne derrière soi ».
Donc il y a l’autonomie avec tous les points positifs, mais c’est clair qu’on préfèrerait tous être avec nos parents que seuls. Déjà pour tout ce qui est question d’argent, je devrais pas m’en soucier si j’habitais avec ma mère. Si maintenant j’ai un problème, je saurais que je peux lui parler, qu’elle serait là, mais là je sais que je suis toute seule. Puis j’aimerais mieux aussi avoir des limites. Par exemple au lieu de sortir le soir et tout, ben j’aimerais bien avoir quelqu’un qui me dise « non tu sors pas, tu restes à la maison ». Même si je le prendrais mal qu’on me dise « non ne sors pas », je préfèrerais quand même avoir quelqu’un qui est derrière moi que n’avoir personne. C’est ça en fait (Élisabeth).
Les principales fonctions attribuées à la famille sont la protection rapprochée et la reconnaissance affective. Certains jeunes accentuent la première dimension dans l’expression de leur manque, d’autres le situent principalement dans le domaine de la reconnaissance. Les sentiments exprimés témoignent d’attentes déçues au regard de l’amour, de la protection et de l’affection que l’on attend « normalement » d’une famille.
Ma mère quand elle me téléphone, c’est jamais pour savoir si je vais bien (Cora).
Mes frères et mes sœurs quand je les croise en rue, ils me nient complètement, mes parents les ont complètement remontés contre moi (Doudou).
Un jour, mon père a débarqué et y m’a même pas reconnue (Bahia).
Quand on est mis en internat, y a plein de questions qui se mettent en tête, c’est : pourquoi eux, [des demi-frères et sœurs] peuvent rester chez eux et moi pas ? C’est vraiment ça : plein de questions et plein d’injustice. […] Mon père au final, tout ce qu’il a fait c’est foutre ses deux gosses en internat et eux de leur côté, ils se sont refait une vie et ils nous ont un peu oubliés (Démoltron).
Ces expériences subjectives ont une dimension sociale. À l’arrière-plan de ces jugements émotionnels, c’est la famille comme institution morale et symbolique qui apparait. Les sentiments exprimés se réfèrent à des valeurs, des droits et devoirs familiaux non respectés.
En même temps que ces attentes déçues ont causé de la souffrance, elles ont chez certains jeunes produit des questions, de la réflexivité, qui débouchent in fine sur des décisions concrètes et de l’action ou sur des intentions d’action. C’est à cet endroit que les sentiments et les émotions appréhendés à la manière pragmatique, comme une déstabilisation provoquée par une expérience qui ne correspond pas aux attentes normatives, se révèlent un moteur et deviennent l’aliment qui nourrit la raison pratique. Il faut toutefois du temps et d’autres conditions favorables : un minimum de confort matériel, un degré supportable de problèmes administratifs ou judiciaires, ne pas être submergé par l’effondrement de tous ses repères familiers, comme cela arrive lorsque l’installation en logement autonome coïncide avec une rupture brutale et inattendue avec la famille, et surtout des interlocuteurs qui aident à prendre du recul, à décortiquer les émotions destructrices et à envisager les choses sous un jour un peu différent.
Les professionnels des services d’accompagnement à l’autonomie sont souvent des interlocuteurs importants pour les jeunes. Leur écoute, leurs questions, leurs soutiens dosés en fonction des problèmes qui se posent, contribuent à créer ces espaces de réflexivité qui mettent les jeunes en mouvement. Ils agissent aussi, dans certains cas, comme médiateurs entre un jeune et des membres de sa famille, parvenant parfois à renouer un lien, une compréhension de ce qui s’est passé « avant » ou à apaiser des relations trop conflictuelles. Cependant, ces appuis s’arrêtent lorsque le mandat d’accompagnement par l’Aide à la jeunesse prend fin.
Les jeunes qui se tirent le mieux des épreuves que leur réserve la mise en autonomie sont ceux qui sont insérés dans un réseau de relations présentant certaines caractéristiques : de « vrais amis » avec lesquels ils entretiennent des liens forts et « avec qui on peut parler de tout », quelques personnes — au moins une — sur qui compter et pour lesquelles ils comptent, susceptibles de leur apporter un soutien, une reconnaissance ou une aide dans différents domaines au moment où le besoin s’en fait sentir. Certains jeunes ont trouvé ce type d’appui dans une famille d’accueil, grâce à un parrainage, ou encore auprès d’un professeur avec lequel ils ont noué une relation significative (que ce soit sur le plan affectif ou sur le plan de la reconnaissance de leurs compétences en tant que futur professionnel).
En s’appuyant sur les analyses sociologiques de réseaux personnels (Bidart et al, 2011), on peut dire que les situations les plus favorables sont celles où existent à la fois plusieurs liens forts et partiellement polyvalents, formant une sorte de niche protectrice de proches, et des liens faibles susceptibles de leur donner accès à des mondes que leurs semblables ne leur permettent pas de connaitre. Côtoyer des personnes d’âges différents, de milieux sociaux, économiques et culturels contrastés est source de diversité dans les influences (avis, conseils, modèles de vie incarnés), permet davantage de jeux identitaires et nourrit les capacités subjectives. Cela apparait nettement dans les propos de certains jeunes. Le temps permet une prise de distance et un déliement par rapport aux expériences familiales négatives, à condition que le travail sur soi soit alimenté par des possibilités de dialogue et des rencontres avec l’altérité.
Faire de l’autonomie une question de justice sociale
L’approche par les capacités promeut une conception de l’autonomie qui dépend d’un environnement social et institutionnel façonné par des normes collectives et, en grande partie, par des politiques publiques. Conçue en termes d’étendue de liberté réelle et de possibilités de réalisation de soi, l’autonomie comme valeur devient aussi une question de justice sociale.
La précarité financière, le déni de droits, l’expérience de la discrimination, la pression du temps ou la composition de l’entourage ont des effets sur les états affectifs et les capacités subjectives. Celles-ci en retour augmentent ou affaiblissent le pouvoir d’agir sur les difficultés matérielles immédiates et ont des retombées sur l’espace des possibilités à plus long terme. Les dispositifs publics existants peuvent faire beaucoup pour faciliter, et égaliser, l’accès des jeunes défavorisés à ces moyens de l’autonomie.
L’Aide à la jeunesse a un pouvoir d’aménagement à l’égard de certains facteurs de facilitation. Bien qu’elle n’ait pas de prise directe sur les dispositifs censés prendre le relai, elle est bien placée pour observer les dysfonctionnements ou les points d’appui qu’ils offrent aux jeunes qui constituent son public et pour repérer les problèmes qui se posent aux articulations de leurs champs d’action respectifs. En même temps, sa capacité d’action est limitée par le temps et l’énergie qu’elle consacre à remédier aux effets d’autres politiques publiques et par l’absence d’une conception affirmée et partagée de ce que recouvre l’autonomie.
Tous les jeunes rencontrés plébiscitent le type d’accompagnement dont ils ont pu bénéficier. Conscients de la rareté des places et de leurs handicaps, ils voudraient que l’on augmente les possibilités d’accompagnement afin que davantage de jeunes puissent, eux aussi, y accéder. En l’absence de statistiques précises, on estime qu’entre 400 et 600 jeunes de seize à dix-huit ans bénéficient annuellement de cette mesure en Fédération Walonnie-Bruxelles, dont une centaine en Région de Bruxelles-Capitale (120 si on y ajoute les accompagnements hors mandat par les services d’action en milieu ouvert). On ne dispose pas non plus de chiffres permettant de mesurer l’écart entre le nombre de candidats potentiels et le nombre de prises en charge effectives. Mais encore faudrait-il, pour qu’un tel calcul soit possible, qu’ait lieu un débat collectif au sein du secteur de l’Aide à la jeunesse sur le sens et les enjeux de la mise en autonomie pour les jeunes eux-mêmes, au-delà de la question du manque de moyens et de la gestion des flux entre différents dispositifs d’aide.
Le flou affaiblit l’argumentation que l’Aide à la jeunesse pourrait déployer dans la négociation politique pour interroger le partage des rôles, la distribution des moyens entre différents dispositifs institutionnels et surtout pour plaider la cause de son public auprès du politique et d’autres instances sociales.
L’approche par les capacités fournit des balises susceptibles de nourrir la réflexion politique sur des questions plus générales intéressant de nombreux jeunes qui ne sont pas passés par l’AJ, mais qui, vraisemblablement, connaissent aussi des difficultés dans leur passage à la vie adulte. L’une de ces questions concerne le financement des besoins et des risques spécifiques à l’âge de la jeunesse et à interroger les inégalités qui en découlent entre catégories de jeunes selon qu’ils bénéficient ou non d’appuis familiaux solides. En particulier, est-il normal, souhaitable, que de plus en plus de jeunes doivent recourir aux CPAS pour financer leurs études et/ou la période qui précède une insertion professionnelle ?
- Sur mandat d’un service d’aide ou de protection de la jeunesse (SAJ, SPJ) ou du Tribunal de la jeunesse (TJ).
- Selon le titre de l’essai de Bertrand Méheust (La politique de l’oxymore, La Découverte, 2009) sur le développement durable.
- Le concept de « capacité », ou « capabilité » selon les traductions, se distingue de celui de « compétence ».
- Par exemple : avoir un toit, être bien nourri…, mais aussi avoir les bases sociales pour le respect de soi-même, ne pas avoir un développement affectif altéré par une crainte ou une anxiété excessive… (Nussbaum, 2008).
- La famille par exemple y est considérée comme un moyen au service du développement des personnes et non comme une valeur en soi. Elle « ne jouit d’aucune position morale supérieure à celle des individus qui la composent » (Nussbaum, 2008).
- Faire entendre la voix des acteurs faibles par le biais de recherches qui leur donnent la parole est ainsi un moyen indirect de les inclure dans le débat.
- Le recours à la théorie de la reconnaissance de Honneth et à la version pragmatiste des émotions de Despret, pour ne citer que des références qui interviennent ici, sont appelés à jouer ce rôle de complément à l’approche en termes de capacité.
- Les moyens financiers, le logement, le fait d’habiter seul, la santé, la vie affective et la sociabilité, l’école et la formation, les loisirs et l’expérience de l’aide à la jeunesse font chacun l’objet d’un chapitre du rapport.
- Des exonérations sont possibles, mais le système existant est tellement rigide et limité dans le temps que peu de jeunes en autonomie en bénéficient.
- Tous les prénoms sont des pseudonymes choisis par les jeunes.
- Je me suis focalisée ici sur les CPAS et la politique du logement, mais on peut tenir le même raisonnement à propos de l’école et de l’aide à la jeunesse.
- Qu’elle puise plutôt dans la philosophie du « care » et dans un arrière-plan philosophique néoaristotélicien (Goldstein 2011).