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Construire des libertés, augmenter le pouvoir d’agir

Numéro 11/12 novembre/décembre 2014 - droits sociaux jeunesse travail social par Poulet Isabelle

novembre 2014

L’Aide à la jeu­nesse offre aux jeunes et aux familles en dif­fi­cul­tés sur le plan social et édu­ca­tif une aide spé­cia­li­sée qui s’arrête en prin­cipe lorsque les jeunes atteignent l’âge de dix-huit ans. Pour pal­lier le carac­tère bru­tal que repré­sente le cou­pe­ret de la majo­ri­té pour des jeunes qui, ne dis­po­sant pas d’appuis fami­liaux pour les sou­te­nir, cumulent les fac­teurs de pré­ca­ri­té, le sec­teur de l’Aide à la jeu­nesse peut mobi­li­ser une mesure d’aide spé­ci­fique, appe­lée « mise en autonomie ».

Les jeunes d’aujourd’hui sont confron­tés à des défis dif­fé­rents de ceux qu’ont connus les géné­ra­tions pré­cé­dentes. L’allongement de la sco­la­ri­té et les dif­fi­cul­tés d’insertion pro­fes­sion­nelle signi­fient pour la plu­part un éta­le­ment de la période de tran­si­tion entre l’enfance et l’âge adulte et une désyn­chro­ni­sa­tion des étapes de l’accès à l’autonomie que sont l’indépendance finan­cière, rési­den­tielle et fami­liale (Gal­land, 2006, 2007).

Com­pa­ra­ti­ve­ment à la manière dont s’effectuent la déco­ha­bi­ta­tion (Mau­naye, 2004) et la prise d’indépendance pro­gres­sive des jeunes qui peuvent comp­ter sur leur famille et béné­fi­cier du sou­tien affec­tif et moral de leurs parents (Cic­chel­li, 2001), les jeunes sor­tant de l’Aide à la jeu­nesse (AJ) par la mise en auto­no­mie1 doivent assu­mer pré­co­ce­ment et qua­si simul­ta­né­ment toutes les épreuves. Leur entrée dans l’âge adulte se déroule dans des condi­tions de pré­ca­ri­té maté­rielle et affec­tive. L’entourage fami­lial, qui repré­sente une res­source et un sou­tien, non seule­ment fait défaut dans leur cas, mais ajoute sou­vent à leur fragilité.

Des ques­tions de jus­tice sociale et de per­ti­nence des poli­tiques publiques se posent dès lors. Com­ment se passe pour eux cette tran­si­tion ? À quelles dif­fi­cul­tés spé­ci­fiques sont-ils confron­tés ? À quel point la mise en auto­no­mie orga­ni­sée par l’Aide à la jeu­nesse par­vient-elle à sup­pléer au manque d’appuis fami­liaux ? Com­ment s’articulent les aides publiques et les dis­po­si­tifs ins­ti­tu­tion­nels des­ti­nés aux adultes et cen­sés prendre la relève de ceux qui s’adressent aux mineurs en difficultés ?

La mise en autonomie

La mise en auto­no­mie fait sou­vent figure d’orientation par défaut. On l’envisage « quand il n’y a pas d’autre pos­si­bi­li­té » pour des jeunes qui, à la suite d’un grave pro­blème fami­lial (conflit, décès ou dis­pa­ri­tion des parents), font appel à l’AJ peu avant d’atteindre leur majo­ri­té. Après dix-sept ans, non seule­ment le pla­ce­ment dans un ser­vice d’hébergement n’a plus guère de sens, mais aucun ser­vice n’accepte de prendre en charge un jeune de cet âge. Elle peut être mobi­li­sée pour des jeunes qui ont un long pas­sé ins­ti­tu­tion­nel dans l’AJ et pas de famille pour les sou­te­nir. Elle appa­rait alors comme le moyen d’adoucir la sor­tie de l’institution de façon à ce que le pas­sage à la majo­ri­té soit moins bru­tal. On y recourt aus­si dans des contextes conno­tés d’impuissance, pour des jeunes vis-à-vis des­quels « on a tout essayé », « quand les ser­vices d’hébergement n’en peuvent plus ».

Les indi­ca­tions de mise en auto­no­mie sont ain­si sou­vent défi­nies au départ par la néga­tive (« pas de famille », « plus d’institution », « pas de toit », « pas d’autre pro­jet pos­sible », « rien d’autre ne marche, on a tout essayé »), mais cette mesure est aus­si envi­sa­gée en même temps, ou redé­fi­nie au début de l’accompagnement, dans une pers­pec­tive d’activation posi­tive. C’est, disent les inter­ve­nants, « mettre le jeune devant ses res­pon­sa­bi­li­tés », « le rendre actif par rap­port à son propre par­cours en le confron­tant concrè­te­ment à la réa­li­té », « c’est un moment très dyna­mique qui mobi­lise cha­cun, le jeune et par­fois aus­si ses parents », « une étape qui per­met au jeune de se confron­ter à son propre désir indé­pen­dant de celui de ses parents ou des inter­ve­nants et le fait avan­cer vers l’autonomie ».

[(Enquête qua­li­ta­tive

Cette réflexion pré­sen­tée est issue d’une recherche qua­li­ta­tive menée auprès de jeunes sor­tant de l’Aide à la jeu­nesse par la porte de la mise en auto­no­mie. Son ambi­tion était au départ d’évaluer la qua­li­té de vie des jeunes en auto­no­mie en leur don­nant la parole sur dif­fé­rents aspects de leur exis­tence de manière à mieux docu­men­ter cette mesure rela­ti­ve­ment peu visible. Bien que cette recherche soit fon­dée sur un petit nombre de récits de jeunes dont les cir­cons­tances de vie sont très par­ti­cu­lières, les constats qui s’en dégagent sont sus­cep­tibles d’apporter des élé­ments de connais­sance plus larges sur la ques­tion de l’autonomie.)]

Ces for­mu­la­tions empruntent au moins une par­tie de leur voca­bu­laire au registre des poli­tiques d’activation néo­li­bé­rales dans un contexte de réduc­tion des dépenses publiques consa­crées aux poli­tiques sociales. Cer­tains pro­fes­sion­nels de l’AJ font remar­quer — voire dénoncent — les para­doxes de la mise en auto­no­mie : « Si on défi­nit l’autonomie comme la capa­ci­té de se don­ner à soi-même sa propre loi, indé­pen­dam­ment de toute pres­sion exté­rieure, com­ment peut-on par­ler d’autonomie à pro­pos d’une mesure qui est déci­dée de l’extérieur et qui sou­vent s’impose au jeune par défaut d’autre pos­si­bi­li­té ? » La mise en auto­no­mie serait plu­tôt une « poli­tique de l’oxymore2 », car deman­der à des jeunes qui ont plus de pro­blèmes que d’autres (« qui souffrent d’un manque de liens d’attachement », « qui évo­luent dans un milieu édu­ca­tif qui contre­carre lui-même, par ses règles ins­ti­tu­tion­nelles, les moyens d’accéder à l’autonomie ») d’être plus et plus vite auto­nomes que d’autres jeunes est un leurre. « À quel genre de vie les pré­pare-t-on ? », se demandent cer­tains intervenants.

La mise en auto­no­mie revient à mettre le jeune dans une situa­tion où il est obli­gé d’expérimenter des situa­tions inédites. Cette mise en situa­tion est cen­sée lui faire éprou­ver la néces­si­té de choi­sir un cours de vie et de deve­nir acteur. Mais s’agit-il d’une acti­va­tion au sens néo­li­bé­ral ? Ou d’une occa­sion d’expérimentation réel­le­ment construc­tive et éman­ci­pa­trice, sus­cep­tible de lui per­mettre de se faire une place dans la socié­té et de mener une vie de qualité ?

Notre hypo­thèse est que cette mesure peut être l’une ou l’autre de ces deux pos­si­bi­li­tés en fonc­tion de ce qu’on inclut dans le dis­po­si­tif de mise à l’épreuve. Dans la ver­sion néo­li­bé­rale de l’activation (l’oxymore), tout le tra­vail repose sur l’individu, on ne s’interroge pas sur la res­pon­sa­bi­li­té col­lec­tive dans la fabrique de l’autonomie. Mobi­li­ser l’approche par les capa­ci­tés pour éva­luer la mise en auto­no­mie per­met au contraire de prê­ter atten­tion aux contri­bu­tions et aux obs­tacles qui relèvent de la res­pon­sa­bi­li­té col­lec­tive et de l’action des pou­voirs publics. Il s’agit d’équiper non seule­ment l’individu, mais aus­si son envi­ron­ne­ment social, cultu­rel et ins­ti­tu­tion­nel de manière à ce qu’il y trouve les sou­tiens col­lec­tifs et les occa­sions concrètes néces­saires au déve­lop­pe­ment et à l’exercice de sa liber­té posi­tive et de son pou­voir d’agir.

L’approche par les capacités

Appré­hen­dée à par­tir de la théo­rie des capa­ci­tés, l’autonomie per­son­nelle n’est pas une affaire pri­vée parce que les condi­tions qui la rendent pos­sible dépendent en grande par­tie de condi­tions sociales rele­vant du poli­tique et des poli­tiques publiques. « Il n’y a pas de res­pon­sa­bi­li­té indi­vi­duelle sans res­pon­sa­bi­li­té col­lec­tive » (Sen, 2008). Les capa­ci­tés appa­rem­ment les plus indi­vi­duelles dépendent pour leur genèse et leur réa­li­sa­tion de sou­tiens sociaux et col­lec­tifs, d’aménagements ins­ti­tu­tion­nels, dont la mise en place et l’activation relèvent des pou­voirs publics. L’autonomie est un fait social au sens actif du terme : une fabrication.

Repre­nant à son compte la dis­tinc­tion aris­to­té­li­cienne entre « puis­sance » et « acte », l’approche par les capa­ci­tés conçoit l’individu comme doté d’un « poten­tiel » pré­sent à l’état latent, qui néces­site pour être acti­vé des condi­tions par­ti­cu­lières qui lui sont four­nies (ou non) par son envi­ron­ne­ment. Les « capa­ci­tés » dont fait preuve une per­sonne ne sont dès lors jamais pure­ment indi­vi­duelles. La dépen­dance maté­rielle et sociale rend les indi­vi­dus hété­ro­nomes, obère leur capa­ci­té d’agir, les règles sociales régis­sant le com­por­te­ment des hommes et des femmes leur offrent des choix de vie limi­tés3.

Les « capa­ci­tés » sont « les pos­si­bi­li­tés qu’a un indi­vi­du de réa­li­ser ses objec­tifs ou de choi­sir entre des modes de vie pos­sibles » ou encore « la liber­té dont les indi­vi­dus jouissent réel­le­ment de choi­sir la vie qu’ils ont des rai­sons de valo­ri­ser » (Sen, 2000). La com­plexi­té du concept tient au fait qu’il inclut à la fois une capa­ci­té de choix sup­po­sant la pos­si­bi­li­té de choi­sir entre dif­fé­rentes options pos­sibles, un poten­tiel d’épanouissement sub­stan­tiel concer­nant des visées concrètes de l’existence consi­dé­rées comme indis­pen­sables pour défi­nir une qua­li­té de vie4, et une capa­ci­té de réa­li­sa­tion effec­tive des choix valo­ri­sés ren­voyant à un pou­voir d’agir repo­sant sur des média­tions posi­tives et néga­tives pré­sentes dans l’environnement social et ins­ti­tu­tion­nel (de Munck, 2008).

À la dif­fé­rence d’une approche en termes d’égalité des chances, la théo­rie des capa­ci­tés se pré­oc­cupe de l’usage dif­fé­rent que des indi­vi­dus ou des groupes peuvent faire des res­sources qui leur sont en prin­cipe acces­sibles et porte l’attention sur les obs­tacles qui les empêchent de les uti­li­ser effec­ti­ve­ment, sur les média­tions posi­tives à mettre en place (les « fac­teurs de conver­sion ») pour qu’ils puissent réa­li­ser leurs choix de vie. Elle insiste aus­si sur la valeur de la liber­té pour chaque indi­vi­du à la fois comme moyen pour d’autres fins et comme valeur en soi5. La qua­li­té de vie inclut la liber­té de choix.

À l’encontre de toute concep­tion pater­na­liste du bien-être, il revient aux indi­vi­dus de pou­voir choi­sir et réa­li­ser le genre de vie qu’ils sou­haitent mener. Il ne s’agit tou­te­fois pas d’entériner des pré­fé­rences per­son­nelles adap­ta­tives ni de conce­voir ces choix indé­pen­dam­ment de toute réfé­rence au bien com­mun. Les choix per­son­nels sont tou­jours infor­més par des valeurs, des normes et des aspi­ra­tions col­lec­tives propres aux contextes sociaux et cultu­rels dans les­quels gra­vitent les indi­vi­dus. Ils ne sont pas non plus fixés une fois pour toutes, mais sont au contraire sus­cep­tibles d’évoluer par la confron­ta­tion à d’autres points de vue et par le débat d’idées.

La par­ti­ci­pa­tion à des lieux de dia­logue et de déli­bé­ra­tion démo­cra­tique joue un rôle cru­cial dans le choix des « objets de valeur » tant d’un point de vue per­son­nel que col­lec­tif. C’est là que les indi­vi­dus puisent les rai­sons de valo­ri­ser ou de remettre en cause cer­tains choix de vie et peuvent être ame­nés à remettre en cause des choix poli­tiques et à ima­gi­ner des modes d’action plus appro­priés et sur­tout plus justes6.

Qu’il s’agisse d’insister sur l’effectivité des réa­li­sa­tions ou sur l’étendue réelle des choix, les pou­voirs publics ont un rôle à jouer dans la créa­tion d’un véri­table éven­tail d’opportunités, dans l’aménagement de fac­teurs de conver­sion tenant compte de l’hétérogénéité des situa­tions indi­vi­duelles et des contextes de vie, et dans l’aménagement de lieux de par­ti­ci­pa­tion démo­cra­tique. Les poli­tiques publiques devraient, dans la pers­pec­tive des capa­ci­tés, être éva­luées à par­tir de leur effet d’augmentation ou de res­tric­tion de l’espace des pos­sibles dont jouissent les individus.

L’approche par les capa­ci­tés paraît par­ti­cu­liè­re­ment per­ti­nente pour éclai­rer une ques­tion telle que la mise en auto­no­mie et des par­cours indi­vi­duels mar­qués par des expé­riences pas­sées néga­tives7.

Le parcours de la mise en autonomie

Le par­cours de la mise en auto­no­mie est com­po­sé d’une série d’épreuves : le pas­sage au CPAS et la confron­ta­tion à l’univers de l’aide sociale ; la dif­fi­cul­té de trou­ver un loge­ment « pas cher » sur un mar­ché loca­tif ten­du et de faire face aux pré­ju­gés des pro­prié­taires ; le choc de l’installation en loge­ment auto­nome (quit­ter bru­ta­le­ment sa famille, en avoir été « éjec­té » ou quit­ter le « petit cocon » ins­ti­tu­tion­nel) et affron­ter la soli­tude ; la néces­si­té moins dra­ma­tique, mais usante de « devoir tout gérer » (sa sco­la­ri­té, sa san­té, ses loi­sirs) et « se gérer soi-même » ; la confron­ta­tion à l’altérité avec toutes les com­pa­rai­sons et ques­tions qu’elle sus­cite (les amis qui ont comme argent de poche ce que vous avez pour vivre tout un mois, face aux­quels on se sent par­fois « comme un zom­bie » tel­le­ment leur vie est différente).

Il inclut aus­si la ges­tion des traces du pas­sé : les tra­hi­sons fami­liales ou les acci­dents de vie (décès ou dis­pa­ri­tion des parents), l’expérience des réunions au SAJ, SPJ ou TJ, la déci­sion de pla­ce­ment et l’expérience de la vie en ins­ti­tu­tion pour cer­tains et, pour tous, la pers­pec­tive angois­sante de la sépa­ra­tion affec­tive et de la désta­bi­li­sa­tion d’un quo­ti­dien fami­lier au moment du pas­sage à l’autonomie.

Ces épreuves se suc­cèdent selon un ordre qui dépend à la fois des par­cours sin­gu­liers et des règles ins­ti­tu­tion­nelles spé­ci­fiques aux dis­po­si­tifs qui encadrent la mise en auto­no­mie : l’AJ et les CPAS essen­tiel­le­ment. Elles peuvent aus­si sur­ve­nir toutes en même temps (la pire des situa­tions) ou dans une tem­po­ra­li­té très rap­pro­chée. Un sui­vi en auto­no­mie pour­rait théo­ri­que­ment s’étaler sur deux ans. En réa­li­té, en rai­son notam­ment des moyens dis­po­nibles en termes de prise en charge et du nombre de can­di­dats poten­tiels à un accom­pa­gne­ment, sa durée est sou­vent beau­coup plus courte : une année dans le meilleur des cas, quelques mois lorsqu’une crise fami­liale sur­vient peu de temps avant la majo­ri­té du jeune et qu’il faut d’urgence trou­ver une solu­tion à sa situation.

La recherche aborde de manière détaillée ces épreuves8. Les limites ici impar­ties imposent for­cé­ment une conden­sa­tion de ses résul­tats. Quelques aspects par­ti­cu­liè­re­ment saillants per­mettent d’illustrer les inter­dé­pen­dances entre les dif­fé­rentes sphères de cette expérience.

La précarité matérielle et ses conséquences

Sans appuis fami­liaux, le CPAS consti­tue pour les jeunes en auto­no­mie un point de pas­sage obli­gé. L’obtention du droit à l’intégration sociale (RIS) et des res­sources aux­quelles il donne en prin­cipe accès consti­tue le moyen indis­pen­sable à leur vie quo­ti­dienne, à la pos­si­bi­li­té de pour­suivre des études, d’accéder à une for­ma­tion et/ou de cher­cher un emploi.

La sor­tie de l’AJ et le pas­sage au CPAS étant tous deux arri­més à l’âge de l’accès à la majo­ri­té civile, la tran­si­tion inter­vient le plus sou­vent à la date anni­ver­saire des dix-huit ans, alors que ces jeunes sont encore élèves de l’enseignement secon­daire ou ont décro­ché de l’école. Dans les deux sec­teurs, des déro­ga­tions sont pos­sibles : un jeune peut deman­der une pro­lon­ga­tion de l’accompagnement AJ au-delà de ses dix-huit ans, mais celle-ci excluant toute prise en charge finan­cière, il doit quand même pas­ser par la case CPAS ; un mineur peut béné­fi­cier d’une aide sociale équi­va­lente au RIS, mais cette pos­si­bi­li­té est rare­ment mobilisée.

Les deux « épreuves » le plus sou­vent citées par les jeunes, dans un ordre décrois­sant de dif­fi­cul­té, sont les moyens finan­ciers et « se loger ». Les deux sont d’ailleurs liés car un faible reve­nu — et le fait de dépendre d’une aide sociale (AJ ou CPAS) — rend par­ti­cu­liè­re­ment labo­rieuse la recherche d’un logement.

Début 2012, un mineur en auto­no­mie dis­po­sait de 660 euros (mon­tant du sub­side AJ), un majeur « iso­lé » d’un RIS de 785 euros. Pour fixer les idées, le cout moyen des loge­ments que les jeunes par­ve­naient à trou­ver était de 375 euros par mois (Région bruxel­loise). Une fois le loyer payé, les mineurs dis­po­saient pour leurs autres dépenses (nour­ri­ture, frais sco­laires, de san­té, télé­phone, les­sive, vête­ments, loi­sirs) d’une somme avoi­si­nant les 285 à 300 euros par mois. Les jeunes majeurs béné­fi­ciant du RIS étaient un tout petit peu mieux lotis, avec un « reste à (sur)vivre » situé entre 410 et 435 euros men­suels. Cela signi­fie qu’à moins d’avoir d’autres sources de reve­nus, job étu­diant régu­lier, aide de la famille (extrê­me­ment rare et tou­jours occa­sion­nelle et d’un mon­tant minime) ou acti­vi­té clan­des­tine, tous les jeunes en auto­no­mie vivent sous le seuil de pau­vre­té et dans la pré­ca­ri­té finan­cière. La ques­tion des jobs étu­diants est d’ailleurs pour eux un point par­ti­cu­liè­re­ment sen­sible car non seule­ment ces jobs ne sont pas faciles à décro­cher, sur­tout pour les moins de dix-huit ans, mais les règles de cal­cul du reve­nu d’intégration sociale ont pour effet de dimi­nuer d’autant le mon­tant qui leur est ver­sé9. Lorsqu’ils com­parent leur situa­tion à celle d’autres jeunes, ils res­sentent une pro­fonde injus­tice et une évi­dente démo­ti­va­tion à travailler.

Donc, à par­tir de jan­vier 2012, tout le monde a droit à 50 jours [de job étu­diant] sur l’année je pense. C’est bien on peut tra­vailler deux mois si on veut. Eh bien non, moi je peux pas ! Enfin si, je peux, mais si je gagne plus que 100 euros, ils me le retirent ! Donc je vois pas l’intérêt. C’est comme si je tra­vaillais pour rien. C’est quand même incroyable. Il faut le mettre dans votre rap­port : c’est pas très bien fait quoi ! Tout le monde a droit à 50 jours, même les jeunes qui ont des parents qui leur paient tout, ils peuvent tra­vailler et gar­der l’argent, mais nous qui avons le plus besoin, on nous le retire ! C’est pas logique ! […] Ça sert à rien, c’est comme tra­vailler pour du vent ! Y a quelqu’un qui m’a dit « oui, ça te fait quand même de l’expérience », mais je vais pas me cas­ser le cul à tra­vailler, à prendre du temps que je pour­rais uti­li­ser pour autre chose, pour faire mes courses, pour faire mon linge, pour faire mes devoirs, alors que ça me rap­porte rien ! (Bahia10).

Des moyens finan­ciers réduits ont des consé­quences dans de nom­breux domaines de la vie. Même s’il n’est pas ques­tion, dans l’approche par les capa­ci­tés, de réduire la pau­vre­té à l’aspect moné­taire, il importe d’en mettre en évi­dence les réper­cus­sions sur d’autres capa­ci­tés. Cela veut dire un loge­ment à bas prix, exi­gu, sou­vent incon­for­table, une nour­ri­ture peu variée, des res­tric­tions dans les domaines de la socia­bi­li­té, de l’accès aux loi­sirs et à la culture. Cela signi­fie aus­si consa­crer beau­coup de temps et d’énergie à la ges­tion des pro­blèmes quo­ti­diens : étu­dier les prix, cal­cu­ler tout au plus juste, être habi­té par la crainte récur­rente de ne pas « finir le mois », assu­mer toutes les démarches admi­nis­tra­tives pour « être en ordre » et ne pas ris­quer de perdre son RIS. L’esprit encom­bré par les sou­cis pra­tiques et un temps très rem­pli ne laissent guère de dis­po­ni­bi­li­té pour se poser des ques­tions exis­ten­tielles. Il arrive aus­si que des jeunes « choi­sissent » des études courtes sous la pres­sion d’un CPAS ou pour sor­tir au plus vite de cette situa­tion d’assistance.

Les rêves sont l’envers des pri­va­tions, par­fois très pro­saïques et en prise directe avec les besoins immé­diats (ache­ter une armoire, des vête­ments plus chauds, « des petites choses pour l’école »), pou­voir diver­si­fier son ali­men­ta­tion ou ache­ter des ingré­dients de meilleure qua­li­té, s’offrir des petits plai­sirs (des cho­co­lats, une tarte aux fram­boises…), pou­voir aller au ciné­ma, au res­tau­rant avec des amis… jusqu’à des rêves de voyage et de vacances « comme les autres jeunes » ou habi­ter un appar­te­ment au lieu d’un kot communautaire.

Ce conden­sé fait entre­voir une des facettes de l’interdépendance entre des capa­ci­tés maté­rielles de base et les inéga­li­tés qui en découlent du point de vue des « chances » de vie. Pour ne prendre que quelques exemples : bien man­ger et faire du sport déter­minent la san­té à long terme, les voyages forment la jeu­nesse en la confron­tant à d’autres modes de vie et font désor­mais par­tie du cur­ri­cu­lum nor­mal des études pour de plus en plus de jeunes. Éla­bo­rer des pro­jets et réflé­chir à ses choix de vie, c’est net­te­ment plus facile quand on a du temps devant soi et une dis­po­ni­bi­li­té d’esprit que n’entament pas trop les contraintes et les inquié­tudes liées à la pré­ca­ri­té matérielle.

Violence institutionnelle et politiques publiques défaillantes

L’aide sociale est sans conteste une res­source appré­ciable pour les jeunes dont les familles sont défaillantes. Tou­te­fois, affron­ter le sys­tème de l’action sociale et ses agents, la com­plexi­té des règles, la bureau­cra­tie, l’ambiance des salles d’accueil des CPAS, l’obligation de se racon­ter et de négo­cier avec les assis­tants sociaux un pro­jet cohé­rent n’est pas une siné­cure. L’information des usa­gers est très sou­vent don­née au compte-goutte, incom­plète et insuf­fi­sam­ment expli­quée. On peut obte­nir beau­coup d’aides du CPAS, mais il vaut mieux savoir avant ce qui existe parce que ce n’est pas eux qui vont vous le dire. Les jeunes sont aux prises avec de nom­breux pro­blèmes admi­nis­tra­tifs cau­sés par les dys­fonc­tion­ne­ments du sys­tème et par des pra­tiques à la limite de la léga­li­té. Une grande par­tie du tra­vail d’accompagnement consiste à expli­quer aux jeunes les arcanes du sys­tème de l’action sociale, et il est bien sou­vent néces­saire que l’accompagnant inter­vienne pour qu’un jeune obtienne une aide qui, en prin­cipe, devrait lui être accor­dée d’office par le CPAS, sur la base du simple constat de sa situation.

De même, trou­ver un loge­ment à bas prix sur un mar­ché où un grand nombre de pauvres et de pré­caires se font concur­rence, expose à la dure­té du monde : visite de tau­dis, confron­ta­tion à des mar­chands de som­meil, à des pro­prié­taires peu scru­pu­leux, qui imposent des exi­gences illé­gales (cau­tion loca­tive en espèce, loge­ments sales, déla­brés…). Les jeunes font, aus­si, l’expérience de la dis­cri­mi­na­tion par rap­port à leur âge, au fait qu’ils dépendent d’une aide sociale ou par rap­port à leur cou­leur de peau. Au cours des entre­tiens, ils en par­laient plus ou autant que de leur incon­fort au quotidien.

C’est vrai­ment très dif­fi­cile de trou­ver un loge­ment, sur­tout pour les res­sources qu’on a. Et aus­si parce que la plu­part des pro­prié­taires n’acceptent pas for­cé­ment les gens du CPAS, sur­tout pas les jeunes, enfin rare­ment les jeunes. […] Moi chaque fois que je télé­pho­nais, avant de rac­cro­cher, pour que tout soit clair et net, pour pas que ni l’un ni l’autre ne se déplace pour rien, j’ai tou­jours dit « je suis sui­vi par le CPAS » et là à ce moment-là, j’avais droit à soit y me disait « non mer­ci, on n’est pas inté­res­sé, on ne cherche pas de jeunes au CPAS », donc là ben c’était foi­ré ! C’était au revoir ! Et par­fois, c’était par rap­port à mon âge : — « oui, j’ai dix-huit ans », — « ah, déso­lé ! On ne cherche pas de jeune loca­taire ». Donc là aus­si, c’était fou­tu. (Nola­ta­ri).

Il y a des endroits où il y a des pro­blèmes de racisme et où direc­te­ment on vous aime pas quoi ! Et c’est ça le pro­blème. […] Il faut que tu appelles : « Allo, j’appelle pour l’appartement. » On vous dit « oui, OK, vous venez pour voir l’appartement ». Tu viens. Et ils vous regardent comme ça… Vous étiez à cinq, six per­sonnes. Ils vous regardent et comme vous êtes black, ils vont vous dire : « On va vous appe­ler, par exemple. Oui, on va vous appe­ler » et on va pas vous rap­pe­ler ! C’est tou­jours comme ça. J’ai eu ça beau­coup, beau­coup. […] Ça m’a vrai­ment bles­sée, ça m’a vrai­ment, vrai­ment, vrai­ment bles­sée. (Grâce).

Dans ce domaine aus­si, l’intervention d’un accom­pa­gnant s’avère sou­vent indis­pen­sable pour obte­nir un droit ou le res­pect d’un enga­ge­ment. Qu’il s’agisse de l’aide sociale ou des contrats loca­tifs, les recours en jus­tice sont rares. Il arrive que les accom­pa­gnants à l’autonomie intro­duisent des recours contre les déci­sions des CPAS, mais ils réservent cette pos­si­bi­li­té aux cas de dénis de droits les plus fla­grants car, disent-ils, « les délais sont tel­le­ment longs que bien sou­vent cela ne sert à rien et aus­si parce que, par­fois, si on se montre trop com­bat­tifs avec les CPAS, les jeunes le paient par la suite ». Quant aux jeunes, rares sont ceux qui auraient l’audace, les connais­sances et l’énergie pour entre­prendre une telle démarche.

Ces dénis de droit ont des consé­quences sur l’image de soi et les capa­ci­tés sub­jec­tives des indi­vi­dus. Selon Hon­neth (2000), c’est par l’expérience concrète de la recon­nais­sance réci­proque, dans dif­fé­rentes sphères ins­ti­tu­tion­nelles — la famille, la jus­tice et la soli­da­ri­té — que les humains acquièrent une image posi­tive d’eux-mêmes et une confir­ma­tion de leurs qua­li­tés morales et de leur digni­té. Il défend l’idée que l’individuation et l’autonomie — la « socia­li­sa­tion morale des sujets » — sont le fruit d’un long pro­ces­sus d’apprentissage de la conscience de soi qui se réa­lise par paliers suc­ces­sifs, d’abord dans la famille et le cercle intime des rela­tions inter­per­son­nelles, ensuite au cours d’interactions avec un entou­rage plus large repré­sen­tant les règles et les normes de la vie sociale et enfin comme membre d’une com­mu­nau­té qui lui recon­nait une valeur sociale à hau­teur de sa contri­bu­tion à la vie col­lec­tive. En par­ti­cu­lier, « L’adulte acquiert dans l’expérience de la recon­nais­sance juri­dique la pos­si­bi­li­té de com­prendre ses actes comme une mani­fes­ta­tion, res­pec­tée par tous, de sa propre auto­no­mie11. »

Affiliations, sentiments, attachements et détachements

Loin de consi­dé­rer les liens affec­tifs, les sen­ti­ments et les émo­tions comme des pas­sions qui risquent de mettre en péril l’indépendance du sujet, la théo­rie des capa­ci­tés leur donne une place impor­tante et un rôle posi­tif. Ce rôle posi­tif trouve sa place dans les réfé­rences prag­ma­tistes (Des­pret, 1999 ; Hon­neth, 2000) qui peuvent pro­lon­ger la pen­sée de Nuss­baum sur l’intelligence émo­tion­nelle comme juge­ment de valeur et ingré­dient de la capa­ci­té de réci­pro­ci­té et d’empathie12.

Vu les cri­tères qui inter­viennent dans la mise en auto­no­mie, tous les jeunes qui se trouvent dans ce dis­po­si­tif ont des par­cours de vie mar­qués par des pertes et des rup­tures affec­tives d’ordre fami­lial. Six des douze jeunes ren­con­trés au cours de la recherche étaient orphe­lins de père et/ou de mère à la suite de décès ou de dis­pa­ri­tions sur­ve­nus dans des cir­cons­tances diverses (acci­dent, mala­die, guerres afri­caines). D’autres, et par­fois les mêmes, avaient subi dans leur famille des marques d’indifférence ou de rejet, diverses formes de négli­gences, d’abus ou d’abandon repré­sen­tant autant de bles­sures affec­tives. Quelles traces ont pu lais­ser ces évè­ne­ments bio­gra­phiques ? Quels freins à la réa­li­sa­tion de soi et à l’accession à l’autonomie ? Mais aus­si quel che­min ont-ils déjà pu par­cou­rir pour les digé­rer ou les trans­for­mer en force posi­tive ? Et en quoi les dis­po­si­tifs d’aide exis­tants ont-ils pu faci­li­ter ou non cette mise en mouvement ?

La vie affec­tive ne se résume pas aux rela­tions fami­liales, elle englobe aus­si des proches qui, jus­te­ment, jouent un rôle de sou­tien extrê­me­ment impor­tant et aident à prendre dis­tance avec le pas­sé. Abor­der les épreuves de la vie affec­tive évoque tou­te­fois immé­dia­te­ment pour la plu­part d’entre eux les rela­tions avec la famille d’origine : des décep­tions, du désar­roi, de la tris­tesse, de la nos­tal­gie, un manque très vivace pour cer­tains, des sen­ti­ments d’injustice tein­tés de révolte, d’amertume ou de colère refroi­die pour d’autres. Le manque se fait sen­tir dans de nom­breux aspects de la vie quo­ti­dienne : c’est habi­ter seul et « être seul devant son assiette », « devoir tout gérer » et « se gérer soi-même », c’est assu­mer seul sa sco­la­ri­té (le matin je suis là…, j’éteins mon réveil et j’ai envie qu’y ait quelqu’un qui me dise allez bouge toi, faut aller à l’école), dans le domaine des moyens finan­ciers, des démarches admi­nis­tra­tives, ou encore des gardes d’enfants pour cer­taines jeunes femmes déjà mères. En bref, c’est « n’avoir per­sonne der­rière soi ».

Donc il y a l’autonomie avec tous les points posi­tifs, mais c’est clair qu’on pré­fè­re­rait tous être avec nos parents que seuls. Déjà pour tout ce qui est ques­tion d’argent, je devrais pas m’en sou­cier si j’habitais avec ma mère. Si main­te­nant j’ai un pro­blème, je sau­rais que je peux lui par­ler, qu’elle serait là, mais là je sais que je suis toute seule. Puis j’aimerais mieux aus­si avoir des limites. Par exemple au lieu de sor­tir le soir et tout, ben j’aimerais bien avoir quelqu’un qui me dise « non tu sors pas, tu restes à la mai­son ». Même si je le pren­drais mal qu’on me dise « non ne sors pas », je pré­fè­re­rais quand même avoir quelqu’un qui est der­rière moi que n’avoir per­sonne. C’est ça en fait (Éli­sa­beth).

Les prin­ci­pales fonc­tions attri­buées à la famille sont la pro­tec­tion rap­pro­chée et la recon­nais­sance affec­tive. Cer­tains jeunes accen­tuent la pre­mière dimen­sion dans l’expression de leur manque, d’autres le situent prin­ci­pa­le­ment dans le domaine de la recon­nais­sance. Les sen­ti­ments expri­més témoignent d’attentes déçues au regard de l’amour, de la pro­tec­tion et de l’affection que l’on attend « nor­ma­le­ment » d’une famille.

Ma mère quand elle me télé­phone, c’est jamais pour savoir si je vais bien (Cora).

Mes frères et mes sœurs quand je les croise en rue, ils me nient com­plè­te­ment, mes parents les ont com­plè­te­ment remon­tés contre moi (Dou­dou).

Un jour, mon père a débar­qué et y m’a même pas recon­nue (Bahia).

Quand on est mis en inter­nat, y a plein de ques­tions qui se mettent en tête, c’est : pour­quoi eux, [des demi-frères et sœurs] peuvent res­ter chez eux et moi pas ? C’est vrai­ment ça : plein de ques­tions et plein d’injustice. […] Mon père au final, tout ce qu’il a fait c’est foutre ses deux gosses en inter­nat et eux de leur côté, ils se sont refait une vie et ils nous ont un peu oubliés (Démol­tron).

Ces expé­riences sub­jec­tives ont une dimen­sion sociale. À l’arrière-plan de ces juge­ments émo­tion­nels, c’est la famille comme ins­ti­tu­tion morale et sym­bo­lique qui appa­rait. Les sen­ti­ments expri­més se réfèrent à des valeurs, des droits et devoirs fami­liaux non respectés.

En même temps que ces attentes déçues ont cau­sé de la souf­france, elles ont chez cer­tains jeunes pro­duit des ques­tions, de la réflexi­vi­té, qui débouchent in fine sur des déci­sions concrètes et de l’action ou sur des inten­tions d’action. C’est à cet endroit que les sen­ti­ments et les émo­tions appré­hen­dés à la manière prag­ma­tique, comme une désta­bi­li­sa­tion pro­vo­quée par une expé­rience qui ne cor­res­pond pas aux attentes nor­ma­tives, se révèlent un moteur et deviennent l’aliment qui nour­rit la rai­son pra­tique. Il faut tou­te­fois du temps et d’autres condi­tions favo­rables : un mini­mum de confort maté­riel, un degré sup­por­table de pro­blèmes admi­nis­tra­tifs ou judi­ciaires, ne pas être sub­mer­gé par l’effondrement de tous ses repères fami­liers, comme cela arrive lorsque l’installation en loge­ment auto­nome coïn­cide avec une rup­ture bru­tale et inat­ten­due avec la famille, et sur­tout des inter­lo­cu­teurs qui aident à prendre du recul, à décor­ti­quer les émo­tions des­truc­trices et à envi­sa­ger les choses sous un jour un peu différent.

Les pro­fes­sion­nels des ser­vices d’accompagnement à l’autonomie sont sou­vent des inter­lo­cu­teurs impor­tants pour les jeunes. Leur écoute, leurs ques­tions, leurs sou­tiens dosés en fonc­tion des pro­blèmes qui se posent, contri­buent à créer ces espaces de réflexi­vi­té qui mettent les jeunes en mou­ve­ment. Ils agissent aus­si, dans cer­tains cas, comme média­teurs entre un jeune et des membres de sa famille, par­ve­nant par­fois à renouer un lien, une com­pré­hen­sion de ce qui s’est pas­sé « avant » ou à apai­ser des rela­tions trop conflic­tuelles. Cepen­dant, ces appuis s’arrêtent lorsque le man­dat d’accompagnement par l’Aide à la jeu­nesse prend fin.

Les jeunes qui se tirent le mieux des épreuves que leur réserve la mise en auto­no­mie sont ceux qui sont insé­rés dans un réseau de rela­tions pré­sen­tant cer­taines carac­té­ris­tiques : de « vrais amis » avec les­quels ils entre­tiennent des liens forts et « avec qui on peut par­ler de tout », quelques per­sonnes — au moins une — sur qui comp­ter et pour les­quelles ils comptent, sus­cep­tibles de leur appor­ter un sou­tien, une recon­nais­sance ou une aide dans dif­fé­rents domaines au moment où le besoin s’en fait sen­tir. Cer­tains jeunes ont trou­vé ce type d’appui dans une famille d’accueil, grâce à un par­rai­nage, ou encore auprès d’un pro­fes­seur avec lequel ils ont noué une rela­tion signi­fi­ca­tive (que ce soit sur le plan affec­tif ou sur le plan de la recon­nais­sance de leurs com­pé­tences en tant que futur professionnel).

En s’appuyant sur les ana­lyses socio­lo­giques de réseaux per­son­nels (Bidart et al, 2011), on peut dire que les situa­tions les plus favo­rables sont celles où existent à la fois plu­sieurs liens forts et par­tiel­le­ment poly­va­lents, for­mant une sorte de niche pro­tec­trice de proches, et des liens faibles sus­cep­tibles de leur don­ner accès à des mondes que leurs sem­blables ne leur per­mettent pas de connaitre. Côtoyer des per­sonnes d’âges dif­fé­rents, de milieux sociaux, éco­no­miques et cultu­rels contras­tés est source de diver­si­té dans les influences (avis, conseils, modèles de vie incar­nés), per­met davan­tage de jeux iden­ti­taires et nour­rit les capa­ci­tés sub­jec­tives. Cela appa­rait net­te­ment dans les pro­pos de cer­tains jeunes. Le temps per­met une prise de dis­tance et un délie­ment par rap­port aux expé­riences fami­liales néga­tives, à condi­tion que le tra­vail sur soi soit ali­men­té par des pos­si­bi­li­tés de dia­logue et des ren­contres avec l’altérité.

Faire de l’autonomie une question de justice sociale

L’approche par les capa­ci­tés pro­meut une concep­tion de l’autonomie qui dépend d’un envi­ron­ne­ment social et ins­ti­tu­tion­nel façon­né par des normes col­lec­tives et, en grande par­tie, par des poli­tiques publiques. Conçue en termes d’étendue de liber­té réelle et de pos­si­bi­li­tés de réa­li­sa­tion de soi, l’autonomie comme valeur devient aus­si une ques­tion de jus­tice sociale.

La pré­ca­ri­té finan­cière, le déni de droits, l’expérience de la dis­cri­mi­na­tion, la pres­sion du temps ou la com­po­si­tion de l’entourage ont des effets sur les états affec­tifs et les capa­ci­tés sub­jec­tives. Celles-ci en retour aug­mentent ou affai­blissent le pou­voir d’agir sur les dif­fi­cul­tés maté­rielles immé­diates et ont des retom­bées sur l’espace des pos­si­bi­li­tés à plus long terme. Les dis­po­si­tifs publics exis­tants peuvent faire beau­coup pour faci­li­ter, et éga­li­ser, l’accès des jeunes défa­vo­ri­sés à ces moyens de l’autonomie.

L’Aide à la jeu­nesse a un pou­voir d’aménagement à l’égard de cer­tains fac­teurs de faci­li­ta­tion. Bien qu’elle n’ait pas de prise directe sur les dis­po­si­tifs cen­sés prendre le relai, elle est bien pla­cée pour obser­ver les dys­fonc­tion­ne­ments ou les points d’appui qu’ils offrent aux jeunes qui consti­tuent son public et pour repé­rer les pro­blèmes qui se posent aux arti­cu­la­tions de leurs champs d’action res­pec­tifs. En même temps, sa capa­ci­té d’action est limi­tée par le temps et l’énergie qu’elle consacre à remé­dier aux effets d’autres poli­tiques publiques et par l’absence d’une concep­tion affir­mée et par­ta­gée de ce que recouvre l’autonomie.

Tous les jeunes ren­con­trés plé­bis­citent le type d’accompagnement dont ils ont pu béné­fi­cier. Conscients de la rare­té des places et de leurs han­di­caps, ils vou­draient que l’on aug­mente les pos­si­bi­li­tés d’accompagnement afin que davan­tage de jeunes puissent, eux aus­si, y accé­der. En l’absence de sta­tis­tiques pré­cises, on estime qu’entre 400 et 600 jeunes de seize à dix-huit ans béné­fi­cient annuel­le­ment de cette mesure en Fédé­ra­tion Walon­nie-Bruxelles, dont une cen­taine en Région de Bruxelles-Capi­tale (120 si on y ajoute les accom­pa­gne­ments hors man­dat par les ser­vices d’action en milieu ouvert). On ne dis­pose pas non plus de chiffres per­met­tant de mesu­rer l’écart entre le nombre de can­di­dats poten­tiels et le nombre de prises en charge effec­tives. Mais encore fau­drait-il, pour qu’un tel cal­cul soit pos­sible, qu’ait lieu un débat col­lec­tif au sein du sec­teur de l’Aide à la jeu­nesse sur le sens et les enjeux de la mise en auto­no­mie pour les jeunes eux-mêmes, au-delà de la ques­tion du manque de moyens et de la ges­tion des flux entre dif­fé­rents dis­po­si­tifs d’aide.

Le flou affai­blit l’argumentation que l’Aide à la jeu­nesse pour­rait déployer dans la négo­cia­tion poli­tique pour inter­ro­ger le par­tage des rôles, la dis­tri­bu­tion des moyens entre dif­fé­rents dis­po­si­tifs ins­ti­tu­tion­nels et sur­tout pour plai­der la cause de son public auprès du poli­tique et d’autres ins­tances sociales.

L’approche par les capa­ci­tés four­nit des balises sus­cep­tibles de nour­rir la réflexion poli­tique sur des ques­tions plus géné­rales inté­res­sant de nom­breux jeunes qui ne sont pas pas­sés par l’AJ, mais qui, vrai­sem­bla­ble­ment, connaissent aus­si des dif­fi­cul­tés dans leur pas­sage à la vie adulte. L’une de ces ques­tions concerne le finan­ce­ment des besoins et des risques spé­ci­fiques à l’âge de la jeu­nesse et à inter­ro­ger les inéga­li­tés qui en découlent entre caté­go­ries de jeunes selon qu’ils béné­fi­cient ou non d’appuis fami­liaux solides. En par­ti­cu­lier, est-il nor­mal, sou­hai­table, que de plus en plus de jeunes doivent recou­rir aux CPAS pour finan­cer leurs études et/ou la période qui pré­cède une inser­tion professionnelle ?

  1. Sur man­dat d’un ser­vice d’aide ou de pro­tec­tion de la jeu­nesse (SAJ, SPJ) ou du Tri­bu­nal de la jeu­nesse (TJ).
  2. Selon le titre de l’essai de Ber­trand Méheust (La poli­tique de l’oxymore, La Décou­verte, 2009) sur le déve­lop­pe­ment durable.
  3. Le concept de « capa­ci­té », ou « capa­bi­li­té » selon les tra­duc­tions, se dis­tingue de celui de « compétence ».
  4. Par exemple : avoir un toit, être bien nour­ri…, mais aus­si avoir les bases sociales pour le res­pect de soi-même, ne pas avoir un déve­lop­pe­ment affec­tif alté­ré par une crainte ou une anxié­té exces­sive… (Nuss­baum, 2008).
  5. La famille par exemple y est consi­dé­rée comme un moyen au ser­vice du déve­lop­pe­ment des per­sonnes et non comme une valeur en soi. Elle « ne jouit d’aucune posi­tion morale supé­rieure à celle des indi­vi­dus qui la com­posent » (Nuss­baum, 2008).
  6. Faire entendre la voix des acteurs faibles par le biais de recherches qui leur donnent la parole est ain­si un moyen indi­rect de les inclure dans le débat.
  7. Le recours à la théo­rie de la recon­nais­sance de Hon­neth et à la ver­sion prag­ma­tiste des émo­tions de Des­pret, pour ne citer que des réfé­rences qui inter­viennent ici, sont appe­lés à jouer ce rôle de com­plé­ment à l’approche en termes de capacité.
  8. Les moyens finan­ciers, le loge­ment, le fait d’habiter seul, la san­té, la vie affec­tive et la socia­bi­li­té, l’école et la for­ma­tion, les loi­sirs et l’expérience de l’aide à la jeu­nesse font cha­cun l’objet d’un cha­pitre du rapport.
  9. Des exo­né­ra­tions sont pos­sibles, mais le sys­tème exis­tant est tel­le­ment rigide et limi­té dans le temps que peu de jeunes en auto­no­mie en bénéficient.
  10. Tous les pré­noms sont des pseu­do­nymes choi­sis par les jeunes.
  11. Je me suis foca­li­sée ici sur les CPAS et la poli­tique du loge­ment, mais on peut tenir le même rai­son­ne­ment à pro­pos de l’école et de l’aide à la jeunesse.
  12. Qu’elle puise plu­tôt dans la phi­lo­so­phie du « care » et dans un arrière-plan phi­lo­so­phique néoa­ris­to­té­li­cien (Gold­stein 2011).

Poulet Isabelle


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