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Constituer l’Europe

Numéro 07/8 Juillet-Août 2006 par Jean Verly

juillet 2006

Bernard Stiegler, docteur de l’École des hautes études en sciences sociales, est actuellement directeur du département du développement culturel au Centre Georges Pompidou. Il a mené sa carrière dans la valo­risation des technologies de l’esprit à l’Université de technologie de Compiègne et, jusqu’en fin 2005, à l’Ircam. B. Stiegler nous livre ici, sous forme de deux volumes, une […]

Bernard Stiegler, docteur de l’École des hautes études en sciences sociales, est actuellement directeur du département du développement culturel au Centre Georges Pompidou. Il a mené sa carrière dans la valo­risation des technologies de l’esprit à l’Université de technologie de Compiègne et, jusqu’en fin 2005, à l’Ircam.

B. Stiegler nous livre ici, sous forme de deux volumes, une réflexion philosophique stimulée par les circonstances du débat sur la constitution européenne. Le premier volume donne une place prépondérante aux aspects culturels. Le second traite plutôt de la dimension socioéconomique.
L’auteur dénonce ce qu’il appelle une désindividuation généralisée dont il discerne l’annonce dans le développement de la révolution industrielle, la division du travail, l’avènement de la consommation de masse.

La domination croissante de la logique marchande a eu pour effet que les rôles sociaux qui relèvent de l’otium « comme temps des pratiques qui ne s’évaluent pas selon des finalités utiles » (tome I, p. 85) ont été réduits aux profits du negotium « comme domaine de l’activité de subsistance qui est certes la condition de l’otium mais sans lequel il ne serait plus que vanité » (ibidem).

La croissance ne fait plus le bonheur. Le GSM, par exemple, capable de photographier (?), permet maintenant de « donner à regarder mais pas d’apprendre à voir » (tome I, p. 52). Le mode d’emploi des biens de consommation impose un certain usage, attitude passive, mais décourage la pratique, attitude active d’inventivité. C’est l’amplification de la transformation de l’ouvrier de métier en ouvrier spécialisé. C’est aussi le vaste problème de la réduction de la qualité en performance quantitative, déjà présent dans l’avènement du taylorisme au xixe siècle. C’est le développement de phénomènes pervers et compulsifs, tels certains comportements violents qui ne se comprennent que par le besoin de se faire remarquer…

« Le consommateur peut de moins en moins investir libidinalement : la standardisation comportementale éliminant la singularité sans laquelle il n’y a pas de désir, qui est l’objet même du désir, et par où apparaissent tous les objets en tant qu’ils forment un monde, et non simplement une substance immonde, il se trouve condamné à la prolétarisation, c’est-à-dire à la perte des savoirs pratiques qui forment son potentiel d’individuation » (tome I, p. 90).

L’Europe qui, à son origine, s’est voulue une initiative pacificatrice, en regard des conflits qui avaient marqué son histoire, a cependant érigé la transformation en marchés de toutes pratiques sociales comme son principal leitmotiv. Elle a donc fait sienne un certain type de développement socioéconomique qui fait de la consommation de masse la règle fondamentale : il ne s’agit pas seulement d’offrir les biens nécessaires à un niveau de vie décent ; il s’agit de stimuler l’achat de produits de manière telle que l’offre des entreprises détermine la demande du consommateur, rendant aussi celui-ci totalement dépendant des produits et des usages de ceux-ci prescrits par l’entreprise elle-même.

La construction de l’Europe est de plus en plus vécue par les Européens comme un processus de destruction de leurs espaces de référence : les nations, les entreprises… Ceux-ci sont mis en concurrence « sans qu’aucun horizon d’unité supérieure aux conflits d’intérêts n’ait été dégagé » (tome II, p. 12).

L’auteur considère qu’il serait du devoir de l’Europe de stimuler les condi­tions d’une motivation nouvelle — une nouvelle individuation psychosociale — qui reflèterait l’originalité de la société européenne en tant qu’entité nouvelle.

Selon lui, « il faut que l’Europe, avec sa culture spécifique et son organisation sociale isonomique stimule un projet original qui la distingue de la Chine, de l’Inde, qui sont des sociétés de castes et des États-Unis, où c’est le dollar qui constitue les droits » (tome I, p. 77).
Constituer l’Europe représente un défi considérable. Il s’agit, en effet, de faire en sorte que les individus habitant l’espace européen soient motivés à se reconnaitre dans ce nouvel espace : « C’est précisément en tant que les relations entre pays d’une même communauté ne se réduisent pas aux échanges économiques et à la concurrence […] qu’il faut distinguer une union politique d’une simple ligue d’intérêts économique… » (tome II ; p. 16 – 17).

Le défi de l’approche de B. Stiegler consiste aussi à lier les dimensions individuelle et collective de l’individuation. Il le fait en référence à la notion d’individuation psychosociale de Gilbert Simondon selon laquelle un individu collectif devient ce qu’il est à travers l’individuation psychique de ceux qui le composent. Par rapport au déclin des sphères qui ont permis l’individuation (la nation, l’entreprise, la famille), l’Europe se pose comme une nouvelle référence…
Plus encore, « pendant des milliers d’années, la formation des sociétés a été la formation de cultures qui ont toujours affirmé qu’il y avait, au-delà de la subsistance et de l’existence, d’autres plans, magiques, religieux, artistiques, intellectuels, politiques, où se constituaient les consistances comme objets qui n’existent pas, et par où l’existence se distingue de la subsistance. Notre propre société doit aujourd’hui inventer les cultures de cet autre plan » (tome I, p. 50 – 51).

Constituer l’Europe supposerait de rééquilibrer l’otium par rapport au negotium, de stimuler une société d’amateurs : « l’amateur ne fait pas simplement usage des techniques à travers lesquelles il se cultive : il cultive des pratiques à travers ces techniques » (tome I, p. 106).
L’expérience profession­nelle de l’auteur le conduit à suggérer que l’Europe stimule activement le processus d’individuation psychique et collective « par l’invention de nouveaux modèles de socialisation des technologies culturelles et cognitives […] dont l’ensemble constitue […] les technologies de l’esprit » (tome II, p. 124). B. Stiegler y consacre le dernier chapitre du tome II : « Puissance publique et individuation ».

L’Europe aurait à financer ce nouveau type d’infrastructures. Il se distinguerait de l’américain Google, par exemple, qui numérise une somme impressionnante de textes, mais selon la logique de l’audimat « qui renforce par principe, l’accès aux consultations les plus fréquentes » (tome II, p. 135). Il s’agirait, grâce aux innovations techniques les plus récentes, de favoriser une autre circulation de l’information à savoir « la mise au point de systèmes de navigation et de moteurs de recherches reposant sur l’analyse des annotations de lecteurs » (tome II, p. 139).

Ce serait par un vaste réseau permettant l’interconnexion des Européens que l’on pourrait favoriser l’émergence d’une identité européenne. C’est aussi aller à l’encontre d’une habitude profondément ancrée en Europe, selon laquelle la culture résulte des surplus de l’économie, tandis que, rappelle l’auteur, « à Hollywood, en 1915, Griffith tournera Naissance d’une nation, mettant le cinéma au cœur du nouveau processus d’individuation psychique et collective qu’inventait l’Amérique » (tome II, p. 110). Et plus récemment : « En 1997, la Commission des communications américaines avait recommandé […] qu’à l’horizon 2006, l’analogique serait supprimé aux États-Unis » (tome II, p. 141 – 142).

Cette proposition de l’auteur ne risque-t-elle pas cependant de favoriser un nouveau type de masse de produits qui nous envahit : la pléthore d’informations circulant sur ces réseaux. Sauf à supposer que cette circulation rendue plus active se traduise par un « plus » qualitatif qui devrait être le résultat des interventions individuelles.
Ce type de proposition, qui, en quelque sorte, se situerait dans la ligne européenne de l’économie de la connaissance, semble laisser dans l’ombre une autre dimension importante, surtout présente dans le premier volume : celle des pratiques valorisant le savoir-faire de l’ouvrier de métier ou de l’activité artistique.

Ces pratiques relèvent cependant d’une anthropologie implicite qui ne sépare pas totalement le corps de l’esprit alors que les technologies de l’esprit renforcent la tendance à réduire la place du corps, de l’expérience concrète… Les comportements pervers résultant selon l’auteur de notre mode de travail et de consommation ne seraient-ils pas davantage atténués si l’individu expérimentait davantage le résultat concret de son action ?

Jean Verly


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