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Consommatrices, consommateurs, encore un petit effort

Numéro 8 - 2017 par Dominique Maes

décembre 2017

En tant que pré­sident direc­teur géné­reux de la Grande Dro­gue­rie poé­tique, maga­sin de pro­duits ima­gi­naires créé pour ne rien vendre et refu­sant toute sou­mis­sion aux lois de la ren­ta­bi­li­té, je fus, avouons-le, aba­sour­di par l’intensité de votre enthou­siasme lors de ce récent Ven­dre­di noir qui porte si jus­te­ment son nom. Mon mur social, déjà fort encombré […]

Billet d’humeur

En tant que pré­sident direc­teur géné­reux de la Grande Dro­gue­rie poé­tique, maga­sin de pro­duits ima­gi­naires créé pour ne rien vendre et refu­sant toute sou­mis­sion aux lois de la ren­ta­bi­li­té, je fus, avouons-le, aba­sour­di par l’intensité de votre enthou­siasme lors de ce récent Ven­dre­di noir qui porte si jus­te­ment son nom.

Mon mur social, déjà fort encom­bré par le petit com­merce, fut enva­hi ce jour-là par des annonces allé­chantes bra­dant le prix de chaque chose. Ma boite mail vomit des offres incroyables, notam­ment pour des paires de chaus­settes dont l’originalité titilla un ins­tant mon gout pour le dan­dysme sexué. Je faillis succomber.

Plus tard, les dif­fé­rents organes de pro­pa­gande que je ne consulte désor­mais qu’en me bou­chant le nez, me trans­mirent des images épous­tou­flantes prou­vant que l’acte d’achat mobi­lise les foules bien davan­tage qu’une quel­conque indi­gna­tion ou une uto­pie défen­due par quelque arrière-garde pas­sée de mode.

Votre magni­fique enthou­siasme, consom­ma­trices, consom­ma­teurs, me prou­va com­bien j’étais décon­nec­té de la réa­li­té de mes sem­blables, capables de la plus par­faite indif­fé­rence lorsqu’un employé, mal­adroit il est vrai, se fait pié­ti­ner jusqu’à ce que mort s’ensuive par la foule impa­tiente de gou­ter l’ivresse de son pou­voir d’achat.

Ah ! Votre pou­voir d’achat ! Comme vous l’exercez bien, chères consom­ma­trices, chers consom­ma­teurs. Vous vous y accro­chez comme au sym­bole de votre liber­té. Même vos syn­di­cats n’ont plus que ce seul but : le défendre à n’importe quel prix.

Quand je pense que je fus ten­té un ins­tant de rejoindre ces quelques-uns qui osent encore pro­po­ser des alter­na­tives en prô­nant la décrois­sance, la honte m’envahit. Il est grand temps de cor­ri­ger mes erreurs et si j’eus encore un réflexe archaïque qui fut de me gaus­ser dou­lou­reu­se­ment face aux images de votre fré­né­sie, j’ai pris heu­reu­se­ment conscience que se dra­per de mes parures d’artiste éli­tiste, de cultu­reux enivré par ses réfé­rences, de poète indi­gné dont les ailes de géant l’empêchent de côtoyer le com­mun, sont les signes d’une atti­tude bien cou­pable. Pra­ti­quant l’autocritique, je refou­lai mon mau­vais esprit et pen­sai comme tout le monde à gagner enfin un peu d’argent en écri­vant cet article pour une revue qui par­ti­cipe, comme cha­cun le sait, à l’éloge du grand commerce.

Sui­vant l’exemple du Pre­mier sinistre de notre joli royaume de petits com­mer­çants mon­tés en graines, de ces braves fonc­tion­naires gou­ver­ne­men­taux tou­jours aptes à cares­ser l’opinion publique dans le sens du poil mal­odo­rant et des valets média­tiques s’engraissant par tout ce qui peut dis­traire de pen­ser en créant de l’audience, j’ai remi­sé mes fla­cons d’exhausteur de conscience, de concen­tré d’humanisme et autre déso­do­ri­sant de pen­sée nau­séa­bonde, pour pro­duire et déver­ser des tonnes de déma­go­gie. Je vais la pra­ti­quer sans com­plexe et vous n’y ver­rez que du feu, appré­ciant mon cynisme digne d’un humo­riste de radio et ne lisant de toute façon dans mes phrases que ce qui peut vous contenter.

Donc, et sui­vez-moi bien, je vous pro­pose de faire encore un petit effort, d’aller un cran plus loin et d’oser ouvrir dès aujourd’hui le mar­ché noir per­ma­nent. Le terme ne cho­que­ra per­sonne, sauf peut-être quelques rares sur­vi­vants de guerres dont on oublie les causes. Pour tous les autres, leur mécon­nais­sance de l’histoire me garan­tit un vide de sens qui me per­met­tra de per­ver­tir allè­gre­ment le lan­gage en lui fai­sant dire tout et n’importe quoi et sur­tout pré­tendre le contraire de ce que je pra­ti­que­rai. Bref, ne com­pli­quons pas les choses, voi­ci briè­ve­ment résu­mé, le pro­gramme que je vous propose.

Plu­tôt que de nous exci­ter pour un cale­çon smart, un blou­son ten­dance, un char­geur solaire pour geek ou un gode connec­té, dont nous ne savons pas tou­jours quoi faire et qui ne contentent que trop briè­ve­ment notre désir détour­né, je vous pro­pose que tout, abso­lu­ment tout et à com­men­cer par vous, soit à vendre.

Ain­si nous pour­rons enfin tout ache­ter : les hommes, les femmes, les enfants, leurs organes, une gros­sesse, la san­té, l’éducation, la culture, l’opinion publique, la gloire, les répu­ta­tions, les com­pé­tences, les ani­maux, la vie, la mort, la terre, l’eau, l’air, la pla­nète, les étoiles, l’infini.

Dans ce bel élan, remer­cions déjà nos irres­pon­sables poli­tiques de sou­te­nir le mou­ve­ment comme ils le font si bien en se sou­met­tant au dic­tat du libé­ra­lisme for­ce­né et deman­dons-leur de nous allé­ger de quelques contraintes qui endiguent encore l’expansion du grand mar­ché et de la foire d’empoigne. Ne fai­sons plus les mijau­rées, balayons les der­niers tabous, dis­sol­vons une morale obsolète.

Il est temps d’enfermer tous les réfrac­taires dans des centres de réédu­ca­tion à la consom­ma­tion joyeuse. Nous avions pen­sé les regrou­per dans des stades afin de les éli­mi­ner comme cela se fit dans le pas­sé de façon arti­sa­nale, mais nous pré­fé­rons consa­crer ces lieux aux grands-messes foot­bal­lis­tiques, ô com­bien ren­tables, ou aux concerts de comp­tines sur­di­men­sion­nées dont les infra­basses favo­risent le décer­ve­lage de masse. Si une solu­tion finale s’avère néces­saire pour quelques para­sites accro­chés à des idéo­lo­gies pas­séistes, nous trai­te­rons la chose de façon métho­dique et industrielle.

Enfin, à l’instar de nos frères d’outre-Atlantique qui ont eu le cou­rage d’élire comme pré­sident le sym­bole même du bon gout de l’homme d’affaires décom­plexé, libé­rons la vente des armes légères et pra­tiques, révol­vers, pis­to­lets-mitrailleurs, fusils à pompe, qui se révè­le­ront fort utiles pour les pro­chains jours de solde.

Ah ! Pré­pa­rons donc des prin­temps qui chantent et qui ruis­sèlent d’objets mul­ti­co­lores qui égaie­ront nos mai­sons pim­pantes et nos char­mants jar­di­nets de ban­lieue gar­dés par des milices privées.

Je vois déjà les longues trans­hu­mances dans nos quatre-quatre blin­dés vers les centres com­mer­ciaux qui étouffent le cœur his­to­rique et si ennuyeux de chaque petite ville de province.

La belle fête ! Les beaux wee­kends qui déjà ont com­men­cé. Nous irons dan­ser et chan­ter, naitre et mou­rir dans les grandes sur­faces. Nous nous flin­gue­rons les uns les autres pour arri­ver le pre­mier à l’article en solde. Et nous consom­me­rons, mes amis. Nous consom­me­rons jusqu’à plus soif, jusqu’à plus faim.

Nous sacri­fie­rons la jeu­nesse et immo­le­rons les vieux dans des temples nou­veaux plus gran­dioses encore qu’un Leroy-Mer­lin. Nous nous pros­ter­ne­rons, ivres de bon­heur, le désir com­blé et donc prêt à l’anéantissement final, devant ce dieu qui existe puisque nous l’avons créé : l’immense, l’infiniment vul­gaire, le sublime et impla­cable pognon.

Dominique Maes


Auteur

imagier, écrivain, musicien et président directeur généreux de la Grande Droguerie poétique, magasin de produits imaginaires, www.grandedrogueriepoetique.net