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L’idéologie de Bart De Wever, par Bart De Wever. Conservatisme moderne

Numéro 07/8 Juillet-Août 2010 par Bart De Wever

juillet 2010

Ce texte a été écrit par Bart De Wever en 2003 dans De Stan­daard, en réponse à la demande d’é­vo­quer le sens d’une pen­sée phi­lo­so­phique qui exerce une influence sur sa pen­sée et son action. Il a choi­si Edmund Burke (1729 – 1797).

En Flandre, aucun homme poli­tique ne se qua­li­fie de conser­va­teur. Étant don­né le trouble carac­té­riel per­sis­tant qui tend à me faire pas­ser aux yeux de beau­coup pour un gaillard arro­gant et irri­tant, cela me donne déjà envie d’adopter le pré­di­cat « conser­va­teur ». Ne fût-ce qu’à titre de pro­vo­ca­tion de l’establishment poli­ti­que­ment cor­rect pour lequel j’ai une intense aver­sion. Un homme poli­tique ne peut en effet concen­trer son éner­gie sur un com­bat séman­tique qui ne rap­porte aucun avan­tage. Qui veut vendre ses idées doit expli­quer à son adver­saire la façon dont il uti­lise le lan­gage poli­tique. Ce n’est pas le cas quand vous maniez des termes qui vous placent d’emblée sur la défen­sive. Il faut prendre les mouches avec du miel et non avec du vinaigre. […]. Voi­ci l’occasion bien­ve­nue d’entamer ce tra­vail. Edmund Burke est en effet tou­jours consi­dé­ré comme le fon­da­teur du conser­va­tisme moderne.

Socle d’une pensée politique

Pen­dant ma pre­mière licence, j’ai lu Reflec­tions on the Revo­lu­tion in France, l’œuvre la plus connue de Burke. Il s’y atta­quait à la Révo­lu­tion fran­çaise en 1790, donc déjà avant la seconde phase qui allait être carac­té­ri­sée par la direc­tion hor­rible des Jacobins. […]

La cri­tique prin­ci­pale por­tait sur le ren­ver­se­ment bru­tal de l’ordre exis­tant à par­tir de l’illusion de pou­voir renou­ve­ler la vie en socié­té de fond en comble sur la base de la rai­son. Le ratio­na­lisme et l’athéisme des Lumières témoi­gnaient selon Burke d’un orgueil déri­soire. Le vivre ensemble n’est en effet pas pro­duc­tion de la rai­son humaine, mais crois­sance orga­nique d’un ordre colo­ré par l’«esprit de la reli­gion » et l’«esprit du gent­le­man ». Cet ordre assure le lien « entre les vivants, les morts et ceux qui sont encore à naitre », il est un corps per­ma­nent com­po­sé de par­ties tran­si­toires. Les tra­di­tions éta­blies et les ins­ti­tu­tions, comme la famille, l’école et l’Église trans­cendent par consé­quent les aspi­ra­tions éven­tuelles des indi­vi­dus et des masses : « indi­vi­dual is foo­lish, the mul­ti­tude is foo­lish ; but the spe­cies is wise ». Elles donnent forme à des atti­tudes spon­ta­nées dans la vie sociale — Burke par­lait de « pré­ju­dices » — dont la vali­di­té se prouve à tra­vers le temps.

Burke esti­mait que la ten­ta­tive de rem­pla­cer cet ensemble par la rai­son ne pou­vait conduire qu’à le com­pro­mettre défi­ni­ti­ve­ment. La quête col­lec­tive de la pré­ten­due liber­té, éga­li­té, fra­ter­ni­té condui­rait donc irré­mé­dia­ble­ment l’être humain vers la bar­ba­rie et le conflit. Le phi­lo­sophe anglais consi­dé­rait que l’authentique liber­té, non pas celle de faire seule­ment ce qu’on veut mais celle de faire ce qui convient, était à gagner via l’obéissance aux tra­di­tions et aux ins­ti­tu­tions : assu­mer l’héritage, bien le gérer, dans la mesure du pos­sible l’améliorer et le pour­suivre. La révo­lu­tion ne ten­dait qu’à déchi­rer bru­ta­le­ment la « pré­cieuse construc­tion de la socié­té », la mince couche qui pré­serve l’être humain d’une explo­sion vol­ca­nique du désordre. […]

Le conser­va­tisme, dans cette forme qu’il a prise il y a deux-cents ans avec Burke, est res­té le socle de ma pen­sée et de mon action politique.

Convictions

En pre­mier lieu, avec cette convic­tion : oui, la vie en socié­té est essen­tiel­le­ment orga­nique et donc non mani­pu­lable. Par consé­quent, le poli­tique qui veut appor­ter un chan­ge­ment posi­tif peut au mieux inter­ve­nir comme un chi­rur­gien : avec pré­cau­tion, sub­tile pré­ci­sion et soin post-opé­ra­toire. Les révo­lu­tions poli­tiques ne mènent jamais à des chan­ge­ments durables ou posi­tifs. L’histoire punit chaque fois l’orgueil qui consiste à faire une table rase socié­tale sur base de l’une ou l’autre pul­sion ration­nelle. […] Qui jette radi­ca­le­ment l’héritage du pas­sé par-des­sus bord laisse des ruines pour les géné­ra­tions suivantes.

En second lieu, il y a la convic­tion qu’une vie en socié­té est, ou devrait être, plus qu’un contrat social entre des indi­vi­dus qui se pro­tègent ain­si par nature les uns des autres. Quand l’individu est la mesure de toute chose, seule gran­dit l’orientation vers soi-même, et la porte s’ouvre sur un culte maté­ria­liste de l’égo sans limites. À long terme, il n’y a donc plus la moindre cloi­son entre l’individu et l’État, les gens deve­nant clients du shop­ping gou­ver­ne­men­tal, lequel doit assu­mer de plus en plus de tâches et en vient à fonc­tion­ner tota­le­ment selon la loi de l’offre et de la demande. En cas de conflits, reste seule­ment la solu­tion du recours à l’autorité juri­dique. En effet, qu’elle résulte du contrôle de soi ou du contrôle social, la conscience morale comme limi­ta­tion de la liber­té indi­vi­duelle n’est plus accep­tée. Image redou­table qui prend de plus en plus corps sous nos yeux. La consé­quence, c’est une situa­tion para­doxale : notre bien-être s’accroit constam­ment tan­dis que nombre d’indicateurs sont au rouge : sui­cides et drames conju­gaux, agres­sions dans la cir­cu­la­tion, sen­ti­ment d’insécurité, usage des médi­ca­ments et des drogues, plaintes psy­chiques, échec des rela­tions durables, soli­tude, déna­ta­li­té. Comme poli­tiques, il est grand temps d’oser par­ler haut et fort de la néces­si­té de valeurs civiles comme l’amitié, la fidé­li­té, la soli­da­ri­té, le res­pect, l’honnêteté intel­lec­tuelle et, en défi­ni­tive, le désir civique d’un vivre ensemble har­mo­nieux. L’être humain atteint son poten­tiel maxi­mal en réa­li­sant avec d’autres une véri­table socié­té, où la liber­té spon­ta­née est limi­tée par le désir de res­pon­sa­bi­li­té et d’alliance. Un rôle cru­cial reste ici dévo­lu à ce que Burke dénom­mait ins­ti­tu­tions et aux tra­di­tions, ce qui se com­prend mieux aujourd’hui comme « socié­té civile » ou maat­schap­pe­lijk mid­den­veld. La famille, l’école, le voi­si­nage, le milieu asso­cia­tif et en défi­ni­tive la com­mu­nau­té cultu­relle fla­mande sont les cercles dans les­quels la trans­mis­sion des valeurs s’organise de façon optimale.

Tra­duit du néer­lan­dais par Paul Géradin

Bart De Wever


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