Skip to main content
logo
Lancer la vidéo

Congolais, mon frère. Extrait du journal d’un missionnaire

Numéro 8 – 2020 - 75 ans colonialisme Congo indépendance racisme par Jean Savoie

décembre 2020

8 mai 1966 Sans être samiste, je crois pou­voir tirer quelque chose des réflexions d’un mis­sion­naire à Cey­lan, que j’ai trou­vées dans le petit bul­le­tin Sam : « Mon adap­ta­tion a été d’autant plus faci­li­tée qu’il s’agissait non pas tant de m’adapter, mais plus sim­ple­ment d’adopter ce que je trou­vais autour de moi dans les cœurs comme dans les esprits. […]

Dossier

8 mai 1966

Sans être samiste, je crois pou­voir tirer quelque chose des réflexions d’un mis­sion­naire à Cey­lan, que j’ai trou­vées dans le petit bul­le­tin Sam1 : « Mon adap­ta­tion a été d’autant plus faci­li­tée qu’il s’agissait non pas tant de m’adapter, mais plus sim­ple­ment d’adopter ce que je trou­vais autour de moi dans les cœurs comme dans les esprits. Je dirais plus : il s’agissait de me lais­ser adop­ter… puisque Mgr comme ses prêtres d’abord, les laïcs qui me furent confiés ensuite, se char­gèrent de faire mon édu­ca­tion et mon bon­heur ». Tout ce témoi­gnage ne montre-t-il pas que le mis­sion­naire peut et doit s’intégrer le plus pos­sible, au-delà des fron­tières, des natio­na­li­tés, au cler­gé et au peuple du pays où il travaille ?

22 juin 1966

Devant la xéno­pho­bie plus ou moins pro­non­cée d’un cer­tain nombre de Congo­lais actuel­le­ment, nous devons nous deman­der quelle signi­fi­ca­tion don­ner à notre pré­sence dans ce jeune pays. Com­ment ima­gi­ner et sou­hai­ter l’avenir des rela­tions entre Noirs et Blancs ?

En réflé­chis­sant à ce pro­blème, j’en suis arri­vé à conce­voir trois âges dans l’évolution du peuple congo­lais vis-à-vis des étran­gers tant dans le domaine pro­fane que dans le domaine reli­gieux. Il me semble inutile de reve­nir sur la période colo­niale où les Blancs déte­naient une auto­ri­té totale. On peut en dire tout ce que l’on veut, mais cette époque appar­tient au passé.

Dans une deuxième phase — et le Congo en est plus ou moins à ce stade sui­vant les régions —, le pays cherche à acqué­rir une réelle indé­pen­dance. Il tend vers son auto­no­mie. Les Afri­cains vou­draient deve­nir au plus tôt les vrais maitres chez eux, mais ils souffrent d’une grave pénu­rie de cadres qua­li­fiés. Dès lors, il reste néces­saire que des étran­gers gardent actuel­le­ment des res­pon­sa­bi­li­tés réelles impor­tantes. Tou­te­fois, si l’hospitalité est une ver­tu — et Dieu sait com­bien les Ban­tous sont par nature hos­pi­ta­liers —, il est contraire à la digni­té d’un homme ou d’un pays de se lais­ser indé­fi­ni­ment conduire par quelqu’un d’autre. Le sou­hait d’indépendance réelle des Afri­cains me semble donc par­fai­te­ment légi­time. Ne l’est-il pas d’autant plus que pas mal d’étrangers n’ont pas assez confiance dans l’avenir ­du Congo indé­pen­dant et spé­culent sur les besoins du pays pour affi­cher une atti­tude très hau­taine ? Il ne faut pas cher­cher ailleurs les rai­sons qui ont pous­sé le régime actuel à célé­brer avec faste l’anniversaire pro­chain de l’indépendance. On veut par là aider tous les citoyens à retrou­ver confiance dans l’avenir de leur pays. Je reste convain­cu que même au cours de cette seconde phase, les Congo­lais attendent à bras ouverts la col­la­bo­ra­tion des étran­gers à condi­tion que ceux-ci tra­vaillent sans arrière-pen­sée à la construc­tion d’un pays livre et acceptent dès lors de s’effacer dès que pos­sible devant ceux qu’ils auront nommés.

Enfin, j’espère qu’il ne fau­dra pas attendre trop long­temps la troi­sième phase. Lorsque l’autorité des Congo­lais sur leur propre pays sera deve­nue abso­lu­ment incon­tes­tée, les étran­gers de toute race y seront cer­tai­ne­ment bien accueillis et pour­ront y tra­vailler à l’aise, comme, par exemple, les Belges qui vont au Cana­da et qui ne mettent nul­le­ment en péril l’indépendance de ce pays.

Devant un natio­na­lisme congo­lais qui prend par­fois le visage de la xéno­pho­bie, nous aurions peut-être envie de nous réfu­gier dans l’agressivité, le mépris ou la fuite, mais ce serait de la lâche­té. Ce natio­na­lisme, en effet, doit nor­ma­le­ment conduire à une inté­gra­tion à part entière des Afri­cains dans les rela­tions humaines au niveau de la pla­nète. Si, par mal­heur, le Congo deve­nait exclu­si­ve­ment noir, il se cou­pe­rait de la com­plé­men­ta­ri­té des échanges inter­ra­ciaux. Cela, aucun Congo­lais ne le sou­haite, pas plus d’ailleurs que les Euro­péens ne dési­rent rompre tout échange avec l’Amérique, par exemple.

30 juin 1966

Quand un ancien élève devient ton égal et que tu ne peux pas l’aimer comme un égal, c’est sans doute que tu ne l’as jamais vrai­ment aimé.

9 aout 1966

On ren­contre par­fois, chez cer­tains con­frères plus jeunes et récem­ment arri­vés en Afrique, une sorte de mépris latent pour tout ce qui ne concorde pas avec leurs idées pro­gres­sistes. Devant cette atti­tude, il m’arrive de res­sen­tir com­bien de tels juge­ments sévères et rapides peuvent être désa­gréables. Moi­-même, suis-je suf­fi­sam­ment déli­cat et com­préhensif vis-à-vis de ceux qui m’ont précédé ?

20 aout 1966

On parle beau­coup en ce moment des assis­tants tech­niques belges. Revien­dront-ils, ne revien­dront-ils pas ? Les direc­teurs et direc­trices d’écoles secon­daires vivent dans une réelle angoisse. Com­ment la pro­chaine année sco­laire pour­ra-t-elle démar­rer ? À vrai dire, tout le monde n’approuve pas ce genre de chantage.

Cepen­dant, ce pro­blème risque d’en cacher un autre tout aus­si grave, mais moins specta­culaire : celui de l’enthousiasme de ces jeunes Belges qui viennent pour quelques années ensei­gner au Congo. Certes, il serait injuste de pré­tendre que leur enga­ge­ment en Afrique s’explique sim­ple­ment par l’attrait des avan­tages maté­riels, la dis­pense du ser­vice mili­taire ou le désir de voir du pays. Mais l’enthousiasme huma­ni­taire qui, au point de départ, anime bon nombre d’entre eux, est sou­vent mis à rude épreuve. Le contact avec les « anciens », les décep­tions pro­fes­sion­nelles (les jeunes ensei­gnants se font sou­vent des illu­sions sur les capa­ci­tés de leurs élèves) et l’affrontement avec les struc­tures locales (civiles ou mis­sion­naires) poussent pas mal de jeunes gens à pas­ser d’un idéa­lisme un peu sim­pliste à un réa­lisme très terre à terre.

Par ailleurs, beau­coup d’assistants tech­niques chré­tiens ne voient guère le lien entre leur tra­vail de pro­mo­tion humaine et leur vie de foi. Influen­cés par un cer­tain relati­visme reli­gieux et fas­ci­nés par la néces­si­té du déve­lop­pe­ment humain de l’Afrique, ils réa­gissent for­te­ment contre la concep­tion surna­turaliste et conqué­rante que l’on ren­contre trop sou­vent encore dans le monde missionnaire.

En réa­li­té, pour un chré­tien, le joint entre l’engagement ter­restre et le témoi­gnage mis­sion­naire ne doit pas être cher­ché de manière extrin­sèque. C’est par sa fonc­tion pro­fane elle-même, vécue dans une optique chré­tienne, que l’assistant tech­nique aide­ra l’Africain à pro­gres­ser dans sa ren­contre de Dieu.

La tâche du laïc chré­tien étran­ger n’est pas facile. Avant de par­tir pour l’Afrique, il doit rece­voir une for­ma­tion chré­tienne solide qui lui per­mette de com­prendre son rôle mission­naire de laïc2. Ici, sur place, il devrait pou­voir être aidé à pour­suivre cette réflexion.

L’assistant tech­nique chré­tien n’a‑t-il pas à deve­nir un homme-car­re­four où se ren­contrent tout à la fois la men­ta­li­té occi­den­tale et la men­ta­li­té afri­caine, l’humanisme moderne et la foi chré­tienne ? Pour ma part, je crois que la voca­tion mis­sion­naire du laïc ne doit pas l’empêcher de prendre une cer­taine dis­tance à l’égard des struc­tures exis­tantes d’évangélisation. Sans pour autant s’opposer aux « pères », l’assistant chré­tien veille­ra à ne pas se lais­ser absor­ber par l’institution et à gar­der une indé­pen­dance tem­po­relle suf­fi­sante. Ce n’est qu’à cette condi­tion qu’il pour­ra jouer le rôle de pont qui lui est dépar­ti, car, en der­nière ana­lyse, il tra­vaille­ra à dédoua­ner l’Évangile et l’Église aux yeux des gens du dehors. Encore une fois, il ne peut s’agir d’une oppo­si­tion, mais bien plu­tôt d’un effort pour aider l’Église en tant qu’institution à sor­tir d’elle-même et à entrer vrai­ment dans le monde.

2 septembre 1966

D’une cou­pure de jour­nal rela­tant les acti­vi­tés de la semaine de mis­sio­lo­gie de Lou­vain, je tire deux réflexions : « L’hospitalité est le sacre­ment du dia­logue », « Être une pré­sence joyeuse, qui ne sait pas si elle reçoit ou si elle donne, parce que la ques­tion n’a pas de sens, mais qui par­tage la pré­sence de Jésus-Christ ».

29 septembre 1966

Ce matin, j’ai reçu une lettre d’un confrère et ami de Bel­gique. Il m’est dif­fi­cile de dire com­bien cette longue mis­sive m’a fait plai­sir. En effet, nous éprou­vons par­fois ici l’impression de n’être consi­dé­rés par les chré­tiens de notre pays d’origine que comme une « aumône pour les mis­sions ». Il est d’autant plus agréable pour nous de nous sen­tir vrai­ment com­pris par des amis loin­tains, dans notre recherche d’une spi­ri­tua­li­té mis­sion­naire authen­tique. Aus­si, je m’empresse de noter ici quelques pas­sages de cette lettre vrai­ment encourageante :

« Je par­lais der­niè­re­ment avec un reli­gieux chi­lien for­mi­dable. Il me racon­tait com­bien il a souf­fert toute sa vie (il doit avoir une soixan­taine d’années) dans ses ren­contres avec des Euro­péens et des Nord-Amé­ri­cains, du pater­na­lisme incons­cient, à la fois gen­til et suf­fi­sant, qui s’en dégage par tous les pores. Il n’y a rien à faire, me disait-il, la seule condi­tion pour que le dia­logue puisse exis­ter entre quelqu’un d’un pays sous-déve­lop­pé et quelqu’un d’un pays euro­péen ou nord-amé­ri­cain est que le second com­mence par se pré­sen­ter humble et pauvre, ayant d’abord tout à rece­voir. Ensuite seule­ment, il pour­ra par­ta­ger ce qu’il a. »

« Aucun peuple, au XXe siècle, n’est pri­mi­tif et chaque peuple a ses richesses propres. Mais celles-ci ne seront pas des richesses véri­tables aus­si long­temps qu’on les consi­dè­re­ra comme des pièces de musée. Je pense ici aux « réserves » d’Indiens, gar­dés en conserve dans cer­tains pays. Cela crie ven­geance du ciel. Chaque peuple pos­sède, à mon avis, ce qu’il lui faut pour assu­rer son dyna­misme de crois­sance. Cepen­dant, une rela­tion suf­fi­sam­ment équi­li­brée avec le milieu ambiant et envi­ron­nant est indispen­sable pour que ce dyna­misme puisse se déployer. Dans cette pers­pec­tive, si nous ne sommes pas afri­cains et s’il nous est impos­sible de le deve­nir jamais réel­le­ment, nous pou­vons (et puisque nous le pou­vons, nous en avons la mis­sion) jouer un rôle dans l’établissement de rela­tions entre Europe et Afrique telles qu’il y ait recon­nais­sance mu­tuelle d’autonomie à tout point de vue, dans la dépen­dance réci­proque. Ce n’est qu’à cette condi­tion qu’un pro­grès est pos­sible. Et il est pos­sible dans la mesure où en Europe comme en Afrique, il y a des gens qui peuvent hâter cette recon­nais­sance et, par là, fon­der l’espérance, source du dyna­misme de croissance. »

Tout cela est expri­mé en termes un peu savants, mais voi­là au moins quelqu’un qui, sans avoir jamais quit­té l’Europe, a com­pris l’un des pro­blèmes essen­tiels du mission­naire : celui de la ren­contre de l’autre. Même si cet ami ne vient jamais en Afrique, il peut certes être consi­dé­ré comme un vrai missionnaire.

Dans quelques semaines, on va célé­brer le dimanche « des mis­sions ». Les jeunes Églises ont, bien sûr, d’énormes frais à sup­por­ter, mais nous sou­hai­te­rions sur­tout être sou­te­nus dans notre effort de ren­contre vraie des Afri­cains. Nous avons besoin, en tant que délé­gués au ser­vice des jeunes Églises par les com­mu­nau­tés chré­tiennes plus anciennes, de gar­der un lien vital avec nos frères d’Europe.

9 octobre 1966

Il arrive de temps en temps que l’un ou l’autre mis­sion­naire laisse entendre, à un moment de fatigue ou de décou­ra­ge­ment, qu’il a dû faire un réel sacri­fice pour quit­ter son pays et venir ici se « dévouer ». De là à dire que les Afri­cains n’ont aucune recon­nais­sance, il n’y a qu’un pas, que l’on fran­chit très vite d’ailleurs. En réa­li­té, les Ban­tous, qui appré­cient si pro­fon­dé­ment les valeurs fami­liales, devinent l’importance du don que le mis­sion­naire a fait, mais ils regrettent que nous ne par­ta­gions guère avec eux nos sen­ti­ments intimes et que nous ne leur lais­sions pas prendre, dans notre affec­ti­vi­té, la place de notre famille. En d’autres mots, les Afri­cains — et même pas tous, loin de là — nous voient dévoués à une action, mais peu se sentent vrai­ment aimés pour eux-mêmes.

18 octobre 1966

En ce moment, on constate, dans la plu­part des centres du Congo, une mul­ti­pli­ca­tion assez impor­tante de vols. Il n’est pas rare d’apprendre que l’on a sub­ti­li­sé la voi­ture de telle ou telle per­sonne ou le por­te­feuille de telle autre. En réflé­chis­sant un peu à cette situa­tion et à la façon dont il faut l’envisager comme prêtre, je crois devoir tenir compte de cer­tains fac­teurs par­ti­cu­liers au monde congolais.

Avant l’indépendance, les Euro­péens étaient pra­ti­que­ment les seuls riches au Congo. Ils l’étaient d’ailleurs tous, du moins aux yeux des Afri­cains. De plus, tant la pen­sée tra­di­tion­nelle afri­caine que les struc­tures colo­niales liaient for­te­ment les concepts de richesse, d’autorité, de puis­sance et de bon­heur. L’immense majo­ri­té des Congo­lais admet­tait (?) le luxe dont fai­saient éta­lage les pos­sé­dants et res­pec­taient au moins l’ordre éta­bli. La crainte qu’inspirait le bula mata­ri se conju­guait avec le res­pect afri­cain du chef, pour créer une situa­tion très peu démo­cra­tique. Les Afri­cains ne pou­vaient pas savoir que beau­coup de Blanches qui dis­po­saient ici d’un per­son­nel par­fois nom­breux (un boy pour la cui­sine, un pour la mai­son, un pour le jar­din, etc.) auraient pro­ba­ble­ment dû, en Europe, faire leur vais­selle elles-mêmes !

Les slo­gans de l’indépendance ont évi­dem­ment aigui­sé de manière extra­or­di­naire les appé­tits indi­vi­duels des natio­naux. Plu­tôt que de nous en éton­ner, ne faut-il pas cher­cher à com­prendre la chose ? Tous les com­plexes de frus­tra­tion ont explo­sé bru­ta­le­ment. Si les nou­veaux maitres afri­cains orga­nisent trois fois plus de récep­tions que leurs homo­logues en Europe, n’est-ce pas dû en par­tie à l’exemple don­né par les Blancs sous le régime colo­nial ? Il faut sans doute ajou­ter que l’esprit démo­cra­tique en Afrique est trop récent pour sup­pri­mer la néces­si­té du faste de la part de l’autorité.

Tou­te­fois, même si les gens simples aiment les déploie­ments de solen­ni­té, il n’en reste pas moins vrai que les com­plexes de frus­tra­tion prennent chaque jour plus d’ampleur dans la popu­la­tion afri­caine. On trouve, dans la masse, quan­ti­té d’individus qui veulent per­cer, c’est-à-dire qui veulent aus­si être « forts », puis­sants, riches, consi­dé­rés. Or, une des manières de le deve­nir, n’est-elle pas de s’approprier les richesses d’autrui ?

Mais le vol com­porte bien autre chose encore qu’une appro­pria­tion pure et simple : il inclut une atti­tude psy­cho­lo­gique et une atti­tude magique. Psy­cho­lo­gi­que­ment, en effet, le voleur s’affirme à ses propres yeux et aux yeux de ses amis en réus­sis­sant ses coups. Je crois que la plu­part du temps, il ne se pose même pas la ques­tion morale. Il cherche tout sim­ple­ment à être suf­fi­sam­ment adroit pour ne pas se faire prendre. Ajou­tons à cela une nuance « magique » : le voleur ose mettre la main sur ce qui, à ses yeux, fait la force même des pos­sé­dants, leurs richesses. Il est trop évident que l’idée de pro­prié­té a un sens assez dif­fé­rent de celui que nous lui don­nons habi­tuel­le­ment en Europe.

Posi­ti­ve­ment, que faut-il faire pour neu­tra­li­ser cette situa­tion mal­saine ? Il me semble, quant à moi, qu’il est indis­pen­sable de pous­ser le déve­lop­pe­ment com­mu­nau­taire. Le plus grand mal actuel ne vient-il pas des trop criantes inéga­li­tés sociales ? C’est toute la masse qui doit mon­ter pro­gres­si­ve­ment. Bien sûr, l’initiative pri­vée et la concur­rence peuvent être un levier de déve­lop­pe­ment, mais les valeurs per­son­na­listes doivent s’enraciner dans la com­mu­nau­té et se mettre à son service.

Quant à nous, mis­sion­naires, nous appa­rais­sons trop sou­vent du côté des anciens riches. Les gens simples ne voient guère dans nos pos­ses­sions autant d’instruments de tra­vail. Nos richesses (qui cepen­dant sont essen­tiel­le­ment pour le déve­lop­pe­ment du pays) ne sont peut-être pas assez par­ta­gées et gérées avec les gens. Ne fau­drait-il pas davan­tage les mettre dans le coup ? Est-ce possible ?

Par ailleurs, de quelle manière devons-nous prê­cher les exi­gences chré­tiennes du res­pect du bien d’autrui ? Je crois que ce doit être avec la plus grande dis­cré­tion et en insis­tant posi­ti­ve­ment sur la néces­si­té du pro­grès géné­ral, car, à la limite, n’y a‑t-il pas quelque chose d’odieux pour un riche que d’agiter le spectre du péché de vol devant des per­sonnes beau­coup plus pauvres que lui ?

20 octobre 1966

En reli­sant la note d’avant-hier, je crois néces­saire d’ajouter encore quelques remarques. Tout à l’heure, pour me détendre, j’ai flâ­né un peu dans le quar­tier com­mer­çant. Que de ten­ta­tions aux éta­lages ! Tous les com­mer­çants du monde ont l’art de pré­sen­ter leur mar­chan­dise de manière à exci­ter le désir des pas­sants. Quand un riche passe à côté d’un objet qui le tente, mais dont il décide de se pri­ver, aucune ran­cœur ne s’installe en lui. Par contre, quelqu’un qui a tou­jours man­qué de tout ne rai­sonne pas de la même manière. Dans un pays comme le Congo, on ren­contre un nombre énorme de jeunes gens aigris, qui ont fait suf­fi­sam­ment d’études (les pri­maires, par exemple) pour rêver de manier la plume et de s’assoir dans un fau­teuil de bureau, mais trop peu pour que le rêve puisse deve­nir réa­li­té. Ces jeunes gens, aux ambi­tions par­fois déme­su­rées, mais défi­ni­ti­ve­ment déçues, ne se conten­te­ront évi­dem­ment pas de regar­der les mille richesses pré­sen­tées par les mar­chands ou éta­lées par les pos­sé­dants. Chez les filles, l’envie prend une forme pro­pre­ment fémi­nine. Des ensei­gnantes m’ont déjà par­lé de la jalou­sie extra­or­di­naire qui existe dans les écoles : beau­coup de filles se moquent mé­chamment de leurs com­pagnes qui n’ont pas de beaux habits. Ces der­nières, déjà pei­nées de ne pas pou­voir por­ter toutes les belles toi­lettes qu’elles voient chez les autres ou dans les maga­sins, souffrent en outre des raille­ries donc elles sont l’objet et cherchent dès lors à se ven­ger psy­cho­lo­gi­que­ment : soit en essayant d’arracher l’attention des gar­çons qui s’intéressent à leurs com­pagnes, soit en se fai­sant offrir ce qu’elles dési­rent par des « amis ». On me par­lait récem­ment d’un voleur qui avait été sur­pris en train de déva­li­ser la garde-robe d’une Européenne !

Toutes ces dévia­tions ne pour­ront se résor­ber que dans la mesure où cha­cun et cha­cune se sen­ti­ra « recon­nu » et aimé dans sa per­sonnalité propre par quelqu’un. C’est au fond, tou­jours le même pro­blème des mal aimés. Ne serait-il pas pha­ri­sien de notre part de nous mon­trer sévères ?

Je pense encore à une autre source de la mal­hon­nê­te­té actuelle : l’ignorance, par l’immense majo­ri­té des Congo­lais, des lois les plus élé­men­taires d’économie poli­tique. Il n’est pas rare de ren­con­trer des Afri­cains qui, tout en ayant ter­mi­né des études secon­daires, font preuve d’une grande naï­ve­té dans ce domaine. Le pas­sage de la microé­co­no­mie du vil­lage à la grande éco­no­mie natio­nale s’est effec­tué trop rapi­de­ment. Bien peu de gens savent que le billet de banque doit néces­sai­re­ment cor­res­pondre à une valeur objec­tive et que la sta­bi­li­té d’une mon­naie dépend de la confiance que sus­cite l’esprit de tra­vail et d’organisation pré­sent dans le pays. L’homme de la rue ne voit pas le lien iné­luc­table entre la valeur du billet de banque et l’effort de pro­duc­tion, puisque sou­vent les riches ne semblent pas tra­vailler beau­coup. C’est ain­si que de nom­breux Congo­lais croient que la pos­ses­sion de l’argent est une ques­tion de chance ou de filon.

Voi­là encore une urgence sup­plé­men­taire (déci­dé­ment, il y a beau­coup d’urgences dans ce pays): vul­ga­ri­ser l’abc de l’économie poli­tique pour détrom­per la masse et la faire par­ti­ci­per acti­ve­ment au déve­lop­pe­ment de l’ensemble du Congo.

8 novembre 1966

La ten­ta­tion de racisme est à la fois tenace et sub­tile. Bien que j’aie tou­jours été le plus atten­tif pos­sible à ce dan­ger, je constate sou­vent avec peine un cer­tain déca­lage entre mes rai­son­ne­ments théo­riques et mes réac­tions incons­cientes. Ces der­nières subissent l’influence inévi­table de ceux des Euro­péens qui ne croient guère aux Congo­lais. Je sais que ces Blancs-là ont tort, mais cette convic­tion rai­son­née n’empêche pas, mal­gré tout, que sub­sistent au fond de moi-même des réti­cences en face de cer­tains Afri­cains, réti­cences qui passent d’ailleurs dans mon comportement.

Seule une ami­tié vraie, une ren­contre authen­tique et aimante de l’autre tel qu’il est, avec ses qua­li­tés et ses défauts, pour­ra nous per­mettre de dépas­ser ces traces incons­cientes de racisme. Tou­te­fois, cette ami­tié ne peut consis­ter à atti­rer vers nous quelques indi­vi­dus dont nous sou­hai­te­rions qu’ils se « blan­chissent3 », ne devons-nous pas plu­tôt aller vers le monde afri­cain et nous y inté­grer le plus pos­sible ? C’est une fausse ami­tié, celle qui tend à cou­per l’ami de son propre milieu.

Publié dans le Tome XLV, 1967

  1. Sam (bul­le­tin de la Socié­té des auxi­liaires des mis­sions), février 1966, p. 22. Témoi­gnage de M. Dumor­tier, sous le titre Le père Lebbe vit en nous.
  2. De très sérieux efforts sont actuel­le­ment ten­tés dans ce sens (par exemple, par l’Iteco, 32 rue Tra­ver­sière, Bruxelles 3). S’il est rela­ti­ve­ment facile d’enthousiasmer des jeunes pour les pays en voie de déve­lop­pe­ment, il est beau­coup moins aisé de leur don­ner la for­ma­tion solide et réa­liste qui les pro­tè­ge­ra contre les déceptions.
  3. Il n’est pas rare que des Euro­péens expriment leur admi­ra­tion pour un Afri­cain de la manière sui­vante : « Tel indi­vi­du a la peau noire, mais il est vrai­ment comme un Blanc », ce qui signi­fie évi­dem­ment nec plus ultra ! De pareilles bêtises se laissent même impri­mer dans cer­taines publications.

Jean Savoie


Auteur