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Congolais, mon frère. Extrait du journal d’un missionnaire
8 mai 1966 Sans être samiste, je crois pouvoir tirer quelque chose des réflexions d’un missionnaire à Ceylan, que j’ai trouvées dans le petit bulletin Sam : « Mon adaptation a été d’autant plus facilitée qu’il s’agissait non pas tant de m’adapter, mais plus simplement d’adopter ce que je trouvais autour de moi dans les cœurs comme dans les esprits. […]
8 mai 1966
Sans être samiste, je crois pouvoir tirer quelque chose des réflexions d’un missionnaire à Ceylan, que j’ai trouvées dans le petit bulletin Sam1 : « Mon adaptation a été d’autant plus facilitée qu’il s’agissait non pas tant de m’adapter, mais plus simplement d’adopter ce que je trouvais autour de moi dans les cœurs comme dans les esprits. Je dirais plus : il s’agissait de me laisser adopter… puisque Mgr comme ses prêtres d’abord, les laïcs qui me furent confiés ensuite, se chargèrent de faire mon éducation et mon bonheur ». Tout ce témoignage ne montre-t-il pas que le missionnaire peut et doit s’intégrer le plus possible, au-delà des frontières, des nationalités, au clergé et au peuple du pays où il travaille ?
22 juin 1966
Devant la xénophobie plus ou moins prononcée d’un certain nombre de Congolais actuellement, nous devons nous demander quelle signification donner à notre présence dans ce jeune pays. Comment imaginer et souhaiter l’avenir des relations entre Noirs et Blancs ?
En réfléchissant à ce problème, j’en suis arrivé à concevoir trois âges dans l’évolution du peuple congolais vis-à-vis des étrangers tant dans le domaine profane que dans le domaine religieux. Il me semble inutile de revenir sur la période coloniale où les Blancs détenaient une autorité totale. On peut en dire tout ce que l’on veut, mais cette époque appartient au passé.
Dans une deuxième phase — et le Congo en est plus ou moins à ce stade suivant les régions —, le pays cherche à acquérir une réelle indépendance. Il tend vers son autonomie. Les Africains voudraient devenir au plus tôt les vrais maitres chez eux, mais ils souffrent d’une grave pénurie de cadres qualifiés. Dès lors, il reste nécessaire que des étrangers gardent actuellement des responsabilités réelles importantes. Toutefois, si l’hospitalité est une vertu — et Dieu sait combien les Bantous sont par nature hospitaliers —, il est contraire à la dignité d’un homme ou d’un pays de se laisser indéfiniment conduire par quelqu’un d’autre. Le souhait d’indépendance réelle des Africains me semble donc parfaitement légitime. Ne l’est-il pas d’autant plus que pas mal d’étrangers n’ont pas assez confiance dans l’avenir du Congo indépendant et spéculent sur les besoins du pays pour afficher une attitude très hautaine ? Il ne faut pas chercher ailleurs les raisons qui ont poussé le régime actuel à célébrer avec faste l’anniversaire prochain de l’indépendance. On veut par là aider tous les citoyens à retrouver confiance dans l’avenir de leur pays. Je reste convaincu que même au cours de cette seconde phase, les Congolais attendent à bras ouverts la collaboration des étrangers à condition que ceux-ci travaillent sans arrière-pensée à la construction d’un pays livre et acceptent dès lors de s’effacer dès que possible devant ceux qu’ils auront nommés.
Enfin, j’espère qu’il ne faudra pas attendre trop longtemps la troisième phase. Lorsque l’autorité des Congolais sur leur propre pays sera devenue absolument incontestée, les étrangers de toute race y seront certainement bien accueillis et pourront y travailler à l’aise, comme, par exemple, les Belges qui vont au Canada et qui ne mettent nullement en péril l’indépendance de ce pays.
Devant un nationalisme congolais qui prend parfois le visage de la xénophobie, nous aurions peut-être envie de nous réfugier dans l’agressivité, le mépris ou la fuite, mais ce serait de la lâcheté. Ce nationalisme, en effet, doit normalement conduire à une intégration à part entière des Africains dans les relations humaines au niveau de la planète. Si, par malheur, le Congo devenait exclusivement noir, il se couperait de la complémentarité des échanges interraciaux. Cela, aucun Congolais ne le souhaite, pas plus d’ailleurs que les Européens ne désirent rompre tout échange avec l’Amérique, par exemple.
30 juin 1966
Quand un ancien élève devient ton égal et que tu ne peux pas l’aimer comme un égal, c’est sans doute que tu ne l’as jamais vraiment aimé.
9 aout 1966
On rencontre parfois, chez certains confrères plus jeunes et récemment arrivés en Afrique, une sorte de mépris latent pour tout ce qui ne concorde pas avec leurs idées progressistes. Devant cette attitude, il m’arrive de ressentir combien de tels jugements sévères et rapides peuvent être désagréables. Moi-même, suis-je suffisamment délicat et compréhensif vis-à-vis de ceux qui m’ont précédé ?
20 aout 1966
On parle beaucoup en ce moment des assistants techniques belges. Reviendront-ils, ne reviendront-ils pas ? Les directeurs et directrices d’écoles secondaires vivent dans une réelle angoisse. Comment la prochaine année scolaire pourra-t-elle démarrer ? À vrai dire, tout le monde n’approuve pas ce genre de chantage.
Cependant, ce problème risque d’en cacher un autre tout aussi grave, mais moins spectaculaire : celui de l’enthousiasme de ces jeunes Belges qui viennent pour quelques années enseigner au Congo. Certes, il serait injuste de prétendre que leur engagement en Afrique s’explique simplement par l’attrait des avantages matériels, la dispense du service militaire ou le désir de voir du pays. Mais l’enthousiasme humanitaire qui, au point de départ, anime bon nombre d’entre eux, est souvent mis à rude épreuve. Le contact avec les « anciens », les déceptions professionnelles (les jeunes enseignants se font souvent des illusions sur les capacités de leurs élèves) et l’affrontement avec les structures locales (civiles ou missionnaires) poussent pas mal de jeunes gens à passer d’un idéalisme un peu simpliste à un réalisme très terre à terre.
Par ailleurs, beaucoup d’assistants techniques chrétiens ne voient guère le lien entre leur travail de promotion humaine et leur vie de foi. Influencés par un certain relativisme religieux et fascinés par la nécessité du développement humain de l’Afrique, ils réagissent fortement contre la conception surnaturaliste et conquérante que l’on rencontre trop souvent encore dans le monde missionnaire.
En réalité, pour un chrétien, le joint entre l’engagement terrestre et le témoignage missionnaire ne doit pas être cherché de manière extrinsèque. C’est par sa fonction profane elle-même, vécue dans une optique chrétienne, que l’assistant technique aidera l’Africain à progresser dans sa rencontre de Dieu.
La tâche du laïc chrétien étranger n’est pas facile. Avant de partir pour l’Afrique, il doit recevoir une formation chrétienne solide qui lui permette de comprendre son rôle missionnaire de laïc2. Ici, sur place, il devrait pouvoir être aidé à poursuivre cette réflexion.
L’assistant technique chrétien n’a‑t-il pas à devenir un homme-carrefour où se rencontrent tout à la fois la mentalité occidentale et la mentalité africaine, l’humanisme moderne et la foi chrétienne ? Pour ma part, je crois que la vocation missionnaire du laïc ne doit pas l’empêcher de prendre une certaine distance à l’égard des structures existantes d’évangélisation. Sans pour autant s’opposer aux « pères », l’assistant chrétien veillera à ne pas se laisser absorber par l’institution et à garder une indépendance temporelle suffisante. Ce n’est qu’à cette condition qu’il pourra jouer le rôle de pont qui lui est départi, car, en dernière analyse, il travaillera à dédouaner l’Évangile et l’Église aux yeux des gens du dehors. Encore une fois, il ne peut s’agir d’une opposition, mais bien plutôt d’un effort pour aider l’Église en tant qu’institution à sortir d’elle-même et à entrer vraiment dans le monde.
2 septembre 1966
D’une coupure de journal relatant les activités de la semaine de missiologie de Louvain, je tire deux réflexions : « L’hospitalité est le sacrement du dialogue », « Être une présence joyeuse, qui ne sait pas si elle reçoit ou si elle donne, parce que la question n’a pas de sens, mais qui partage la présence de Jésus-Christ ».
29 septembre 1966
Ce matin, j’ai reçu une lettre d’un confrère et ami de Belgique. Il m’est difficile de dire combien cette longue missive m’a fait plaisir. En effet, nous éprouvons parfois ici l’impression de n’être considérés par les chrétiens de notre pays d’origine que comme une « aumône pour les missions ». Il est d’autant plus agréable pour nous de nous sentir vraiment compris par des amis lointains, dans notre recherche d’une spiritualité missionnaire authentique. Aussi, je m’empresse de noter ici quelques passages de cette lettre vraiment encourageante :
« Je parlais dernièrement avec un religieux chilien formidable. Il me racontait combien il a souffert toute sa vie (il doit avoir une soixantaine d’années) dans ses rencontres avec des Européens et des Nord-Américains, du paternalisme inconscient, à la fois gentil et suffisant, qui s’en dégage par tous les pores. Il n’y a rien à faire, me disait-il, la seule condition pour que le dialogue puisse exister entre quelqu’un d’un pays sous-développé et quelqu’un d’un pays européen ou nord-américain est que le second commence par se présenter humble et pauvre, ayant d’abord tout à recevoir. Ensuite seulement, il pourra partager ce qu’il a. »
« Aucun peuple, au XXe siècle, n’est primitif et chaque peuple a ses richesses propres. Mais celles-ci ne seront pas des richesses véritables aussi longtemps qu’on les considèrera comme des pièces de musée. Je pense ici aux « réserves » d’Indiens, gardés en conserve dans certains pays. Cela crie vengeance du ciel. Chaque peuple possède, à mon avis, ce qu’il lui faut pour assurer son dynamisme de croissance. Cependant, une relation suffisamment équilibrée avec le milieu ambiant et environnant est indispensable pour que ce dynamisme puisse se déployer. Dans cette perspective, si nous ne sommes pas africains et s’il nous est impossible de le devenir jamais réellement, nous pouvons (et puisque nous le pouvons, nous en avons la mission) jouer un rôle dans l’établissement de relations entre Europe et Afrique telles qu’il y ait reconnaissance mutuelle d’autonomie à tout point de vue, dans la dépendance réciproque. Ce n’est qu’à cette condition qu’un progrès est possible. Et il est possible dans la mesure où en Europe comme en Afrique, il y a des gens qui peuvent hâter cette reconnaissance et, par là, fonder l’espérance, source du dynamisme de croissance. »
Tout cela est exprimé en termes un peu savants, mais voilà au moins quelqu’un qui, sans avoir jamais quitté l’Europe, a compris l’un des problèmes essentiels du missionnaire : celui de la rencontre de l’autre. Même si cet ami ne vient jamais en Afrique, il peut certes être considéré comme un vrai missionnaire.
Dans quelques semaines, on va célébrer le dimanche « des missions ». Les jeunes Églises ont, bien sûr, d’énormes frais à supporter, mais nous souhaiterions surtout être soutenus dans notre effort de rencontre vraie des Africains. Nous avons besoin, en tant que délégués au service des jeunes Églises par les communautés chrétiennes plus anciennes, de garder un lien vital avec nos frères d’Europe.
9 octobre 1966
Il arrive de temps en temps que l’un ou l’autre missionnaire laisse entendre, à un moment de fatigue ou de découragement, qu’il a dû faire un réel sacrifice pour quitter son pays et venir ici se « dévouer ». De là à dire que les Africains n’ont aucune reconnaissance, il n’y a qu’un pas, que l’on franchit très vite d’ailleurs. En réalité, les Bantous, qui apprécient si profondément les valeurs familiales, devinent l’importance du don que le missionnaire a fait, mais ils regrettent que nous ne partagions guère avec eux nos sentiments intimes et que nous ne leur laissions pas prendre, dans notre affectivité, la place de notre famille. En d’autres mots, les Africains — et même pas tous, loin de là — nous voient dévoués à une action, mais peu se sentent vraiment aimés pour eux-mêmes.
18 octobre 1966
En ce moment, on constate, dans la plupart des centres du Congo, une multiplication assez importante de vols. Il n’est pas rare d’apprendre que l’on a subtilisé la voiture de telle ou telle personne ou le portefeuille de telle autre. En réfléchissant un peu à cette situation et à la façon dont il faut l’envisager comme prêtre, je crois devoir tenir compte de certains facteurs particuliers au monde congolais.
Avant l’indépendance, les Européens étaient pratiquement les seuls riches au Congo. Ils l’étaient d’ailleurs tous, du moins aux yeux des Africains. De plus, tant la pensée traditionnelle africaine que les structures coloniales liaient fortement les concepts de richesse, d’autorité, de puissance et de bonheur. L’immense majorité des Congolais admettait (?) le luxe dont faisaient étalage les possédants et respectaient au moins l’ordre établi. La crainte qu’inspirait le bula matari se conjuguait avec le respect africain du chef, pour créer une situation très peu démocratique. Les Africains ne pouvaient pas savoir que beaucoup de Blanches qui disposaient ici d’un personnel parfois nombreux (un boy pour la cuisine, un pour la maison, un pour le jardin, etc.) auraient probablement dû, en Europe, faire leur vaisselle elles-mêmes !
Les slogans de l’indépendance ont évidemment aiguisé de manière extraordinaire les appétits individuels des nationaux. Plutôt que de nous en étonner, ne faut-il pas chercher à comprendre la chose ? Tous les complexes de frustration ont explosé brutalement. Si les nouveaux maitres africains organisent trois fois plus de réceptions que leurs homologues en Europe, n’est-ce pas dû en partie à l’exemple donné par les Blancs sous le régime colonial ? Il faut sans doute ajouter que l’esprit démocratique en Afrique est trop récent pour supprimer la nécessité du faste de la part de l’autorité.
Toutefois, même si les gens simples aiment les déploiements de solennité, il n’en reste pas moins vrai que les complexes de frustration prennent chaque jour plus d’ampleur dans la population africaine. On trouve, dans la masse, quantité d’individus qui veulent percer, c’est-à-dire qui veulent aussi être « forts », puissants, riches, considérés. Or, une des manières de le devenir, n’est-elle pas de s’approprier les richesses d’autrui ?
Mais le vol comporte bien autre chose encore qu’une appropriation pure et simple : il inclut une attitude psychologique et une attitude magique. Psychologiquement, en effet, le voleur s’affirme à ses propres yeux et aux yeux de ses amis en réussissant ses coups. Je crois que la plupart du temps, il ne se pose même pas la question morale. Il cherche tout simplement à être suffisamment adroit pour ne pas se faire prendre. Ajoutons à cela une nuance « magique » : le voleur ose mettre la main sur ce qui, à ses yeux, fait la force même des possédants, leurs richesses. Il est trop évident que l’idée de propriété a un sens assez différent de celui que nous lui donnons habituellement en Europe.
Positivement, que faut-il faire pour neutraliser cette situation malsaine ? Il me semble, quant à moi, qu’il est indispensable de pousser le développement communautaire. Le plus grand mal actuel ne vient-il pas des trop criantes inégalités sociales ? C’est toute la masse qui doit monter progressivement. Bien sûr, l’initiative privée et la concurrence peuvent être un levier de développement, mais les valeurs personnalistes doivent s’enraciner dans la communauté et se mettre à son service.
Quant à nous, missionnaires, nous apparaissons trop souvent du côté des anciens riches. Les gens simples ne voient guère dans nos possessions autant d’instruments de travail. Nos richesses (qui cependant sont essentiellement pour le développement du pays) ne sont peut-être pas assez partagées et gérées avec les gens. Ne faudrait-il pas davantage les mettre dans le coup ? Est-ce possible ?
Par ailleurs, de quelle manière devons-nous prêcher les exigences chrétiennes du respect du bien d’autrui ? Je crois que ce doit être avec la plus grande discrétion et en insistant positivement sur la nécessité du progrès général, car, à la limite, n’y a‑t-il pas quelque chose d’odieux pour un riche que d’agiter le spectre du péché de vol devant des personnes beaucoup plus pauvres que lui ?
20 octobre 1966
En relisant la note d’avant-hier, je crois nécessaire d’ajouter encore quelques remarques. Tout à l’heure, pour me détendre, j’ai flâné un peu dans le quartier commerçant. Que de tentations aux étalages ! Tous les commerçants du monde ont l’art de présenter leur marchandise de manière à exciter le désir des passants. Quand un riche passe à côté d’un objet qui le tente, mais dont il décide de se priver, aucune rancœur ne s’installe en lui. Par contre, quelqu’un qui a toujours manqué de tout ne raisonne pas de la même manière. Dans un pays comme le Congo, on rencontre un nombre énorme de jeunes gens aigris, qui ont fait suffisamment d’études (les primaires, par exemple) pour rêver de manier la plume et de s’assoir dans un fauteuil de bureau, mais trop peu pour que le rêve puisse devenir réalité. Ces jeunes gens, aux ambitions parfois démesurées, mais définitivement déçues, ne se contenteront évidemment pas de regarder les mille richesses présentées par les marchands ou étalées par les possédants. Chez les filles, l’envie prend une forme proprement féminine. Des enseignantes m’ont déjà parlé de la jalousie extraordinaire qui existe dans les écoles : beaucoup de filles se moquent méchamment de leurs compagnes qui n’ont pas de beaux habits. Ces dernières, déjà peinées de ne pas pouvoir porter toutes les belles toilettes qu’elles voient chez les autres ou dans les magasins, souffrent en outre des railleries donc elles sont l’objet et cherchent dès lors à se venger psychologiquement : soit en essayant d’arracher l’attention des garçons qui s’intéressent à leurs compagnes, soit en se faisant offrir ce qu’elles désirent par des « amis ». On me parlait récemment d’un voleur qui avait été surpris en train de dévaliser la garde-robe d’une Européenne !
Toutes ces déviations ne pourront se résorber que dans la mesure où chacun et chacune se sentira « reconnu » et aimé dans sa personnalité propre par quelqu’un. C’est au fond, toujours le même problème des mal aimés. Ne serait-il pas pharisien de notre part de nous montrer sévères ?
Je pense encore à une autre source de la malhonnêteté actuelle : l’ignorance, par l’immense majorité des Congolais, des lois les plus élémentaires d’économie politique. Il n’est pas rare de rencontrer des Africains qui, tout en ayant terminé des études secondaires, font preuve d’une grande naïveté dans ce domaine. Le passage de la microéconomie du village à la grande économie nationale s’est effectué trop rapidement. Bien peu de gens savent que le billet de banque doit nécessairement correspondre à une valeur objective et que la stabilité d’une monnaie dépend de la confiance que suscite l’esprit de travail et d’organisation présent dans le pays. L’homme de la rue ne voit pas le lien inéluctable entre la valeur du billet de banque et l’effort de production, puisque souvent les riches ne semblent pas travailler beaucoup. C’est ainsi que de nombreux Congolais croient que la possession de l’argent est une question de chance ou de filon.
Voilà encore une urgence supplémentaire (décidément, il y a beaucoup d’urgences dans ce pays): vulgariser l’abc de l’économie politique pour détromper la masse et la faire participer activement au développement de l’ensemble du Congo.
8 novembre 1966
La tentation de racisme est à la fois tenace et subtile. Bien que j’aie toujours été le plus attentif possible à ce danger, je constate souvent avec peine un certain décalage entre mes raisonnements théoriques et mes réactions inconscientes. Ces dernières subissent l’influence inévitable de ceux des Européens qui ne croient guère aux Congolais. Je sais que ces Blancs-là ont tort, mais cette conviction raisonnée n’empêche pas, malgré tout, que subsistent au fond de moi-même des réticences en face de certains Africains, réticences qui passent d’ailleurs dans mon comportement.
Seule une amitié vraie, une rencontre authentique et aimante de l’autre tel qu’il est, avec ses qualités et ses défauts, pourra nous permettre de dépasser ces traces inconscientes de racisme. Toutefois, cette amitié ne peut consister à attirer vers nous quelques individus dont nous souhaiterions qu’ils se « blanchissent3 », ne devons-nous pas plutôt aller vers le monde africain et nous y intégrer le plus possible ? C’est une fausse amitié, celle qui tend à couper l’ami de son propre milieu.
Publié dans le Tome XLV, 1967
- Sam (bulletin de la Société des auxiliaires des missions), février 1966, p. 22. Témoignage de M. Dumortier, sous le titre Le père Lebbe vit en nous.
- De très sérieux efforts sont actuellement tentés dans ce sens (par exemple, par l’Iteco, 32 rue Traversière, Bruxelles 3). S’il est relativement facile d’enthousiasmer des jeunes pour les pays en voie de développement, il est beaucoup moins aisé de leur donner la formation solide et réaliste qui les protègera contre les déceptions.
- Il n’est pas rare que des Européens expriment leur admiration pour un Africain de la manière suivante : « Tel individu a la peau noire, mais il est vraiment comme un Blanc », ce qui signifie évidemment nec plus ultra ! De pareilles bêtises se laissent même imprimer dans certaines publications.