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Congo. Een geschiedenis, de David Van Reybrouck

Numéro 10 Octobre 2011 par Paul Géradin

octobre 2011

« Désormais, le battement du cœur du pays n’est plus répercuté au fil des jours par […] le battement sourd du tamtam ou le claquement du savon ; ni par le son des cloches de la mission, le fracas du train ou le crépitement du foret au fond de la mine ; pas davantage par la frappe du […]

« Désormais, le battement du cœur du pays n’est plus répercuté au fil des jours par […] le battement sourd du tamtam ou le claquement du savon ; ni par le son des cloches de la mission, le fracas du train ou le crépitement du foret au fond de la mine ; pas davantage par la frappe du télégraphe, le grésillement de la radio ou les hurlements de la population. Il ne bruisse plus du pilage du manioc au creux du mortier ou dans le clapotis de l’eau sur la pirogue. Le cœur de ce pays ne bat plus dans le feu de brousse en forêt, ni au choc de la table contre le mur accompagné de cris […] dans la case. Non. Il fait nuit, mais ce n’est pas ressenti ainsi. Le nouveau Congo résonne autrement, le chant du nouveau Congo retentit dans le hall d’entrée d’un aéroport. […]. Non pas plainte, mais cri d’une nouvelle vie1. »

Sur la peau de femmes flamboyantes, commerçantes de retour de Ghangzou2, un tatouage proclame la fierté du troisième millénaire : « En Chine, nous faisons de bonnes affaires. Venez voir » (p. 562).

Une « histoire vraie »

Le lecteur entre dans une « non-fiction littéraire », un récit long de près de six-cents pages, inauguré par le souvenir de la rencontre avec Étienne Nkasi, un Congolais presque centenaire. « Je regardai par la fenêtre. […]. Je me pris à penser à ces bananes qu’il m’avait données lors de notre première rencontre. “Prends, mange.” Un geste si chaleureux, dans un pays qui, si souvent, est plus à la une de l’actualité en raison de la corruption que de sa générosité » (p. 37).

David Van Reybrouck est revenu au long hiver de Bruxelles, après des séjours nombreux et prolongés au Congo dans cette position qu’on dénomme sociologiquement « observation participative ». « Une de mes convictions est en effet que les archives les plus sous-estimées du Congo sont les gens » (p. 593). Ses recherches comme archéologue et historien de la culture l’ont amené à découvrir les potentialités et les difficultés d’une méthode de travail : combiner l’histoire orale et les études scientifiques sur la culture matérielle. Avec une remarquable capacité d’évocation littéraire, il allie l’écoute de voix multiples, l’attention passionnée aux situations les plus diverses et un travail documentaire approfondi dont témoigne un répertoire bibliographique qui surprend par son caractère approfondi et l’intelligence des commentaires (p. 590 – 622).

Cet ouvrage magnifique rencontre un succès énorme auprès du public néerlandophone et a reçu un prix littéraire prestigieux3 aux Pays-Bas.

Désir d’histoire

Qu’est-ce qui a fait courir ce Brugeois d’origine vers le cœur du Congo, avec des séjours à Kinshasa et un détour par Ghangzou ? Qu’est-ce qui a accroché ce jeune écrivain à l’histoire du Congo, du xvesiècle au troisième millénaire ?

Sans doute ce cheminement intérieur dont il relate le dernier épisode : la vue de touristes porteuses d’une girafe en bois lors d’une escale. « Je ne sais ce qui m’exaspéra dans ce tableau. J’avais le sentiment que les derniers jours m’avaient ouvert un regard sur le troisième millénaire et que j’étais ramené brusquement au siècle précédent, au temps où les Européens achetaient des girafes en Afrique. Mon raisonnement vacillait, mais j’étais trop fatigué pour me préoccuper de cohérence. […]. Par le hublot, je voyais la forêt équatoriale, grand brocoli couleur de mousse, ça et là entrecoupé par le fleuve brun qui rayonnait sous le soleil. On sait bien que les richesses naturelles du Congo ont coloré l’économie mondiale, de la balle de billard et du caoutchouc aux balles de fusil et à la bombe atomique jusqu’au gsm. Mais cela me semblait un slogan purement utilitaire, trop limité et simpliste, comme si le Congo, ce pays magnifique, avait seulement été la salle d’attente du monde, comme si, hormis ses matières premières, il n’avait guère contribué à l’histoire mondiale. Comme si son sous-sol était important pour le monde entier, et sa propre histoire une affaire purement interne, riche germination de rêves et d’ombres. Alors que j’ai si souvent constaté le contraire au cours de mes conversations et de mes lectures » (p. 581).

Cette conviction s’exprime de plus en plus clairement au fil du récit. En témoigne cette réflexion sur la violence ethnique de 2003 en Ituri : ce ne fut en aucun cas un « réflexe primitif », mais la conséquence logique d’une richesse du sous-sol dans une économie de guerre à l’heure de la globalisation. En ce sens, ce fut « une préfiguration de ce à quoi on peut s’attendre dans une planète surpeuplée. Le Congo n’est pas en arrière de l’histoire, mais devant » (p. 495).

Il était une fois…

« Des centaines, des milliers d’années d’histoire humaine ont précédé l’arrivée des Européens. Si cœur des ténèbres il y eut, il ne résida pas dans le territoire lui-même, mais dans l’inconscience du regard jeté par les explorateurs sur celui-ci. L’obscurité se loge aussi dans le regard du spectateur » (p. 27). Ici, elle est éclaircie à travers de lumineuses dias virtuelles qui couvrent nonante-mille années jusqu’au début du xixesiècle. Elles mettent en scène la vie de jeunes aux époques successives. Chacun de ces personnages est fictif, mais situé dans un dense réseau humain à l’africaine, par un regard scientifique au plus près au réel. « Quelle dynamique ! Pas d’état de nature intemporel peuplé de bons sauvages ou de barbares sanguinaires. C’était ce que c’était : histoire, mouvement, tentatives d’endiguer la misère, qui se soldaient parfois par une nouvelle misère, tant le rêve et l’obscurité sont grands amis » (p. 36)

Entamant un procédé qu’on retrouve maintes fois par la suite, c’est à travers l’itinéraire d’un personnage authentique, ici reconstitué sur la base de sources écrites, que Van Reybrouck va dépeindre le contexte du milieu du XIXe siècle. « Dans les coulisses, à gauche et à droite se tenaient des commerçants — Européens chrétiens et Afro-Arabes musulmans — prêts à faire une percée jusqu’au cœur de l’Afrique centrale. Cela ne pouvait se produire que parce que les structures de pouvoir étaient pourries à l’intérieur du pays, notamment en raison du commerce des esclaves dans les siècles précédents. […] En réalité s’ouvrait une période d’anarchie, de rapacité et de violence » (p. 45).

Cette période, que chacun croit bien connaitre, est revisitée avec une précision alliée à une évocation puissamment poétique. En outre, la narration est sous-tendue par une réflexion sur la relation entre les versants économique et politique de la conquête. « Qui cherche un maximum de profits ne fonde pas une colonie couteuse. […] En Afrique centrale, on aurait pu continuer un bon bout de temps à échanger des défenses d’éléphants contre des ballots de coton. Non, il fallait autre chose pour déchainer la fièvre coloniale : le nationalisme » (p. 49).

« Il faut à la Belgique une colonie », écrivait Léopold ii déjà bien avant son accession au trône. « Quoiqu’on dise, il ne l’a pas fait seulement pour lui-même, mais aussi pour son peuple et sa patrie. Plongé dans l’atmosphère de son temps, le jeune souverain allia aisément patriotisme passionné et mercantilisme » (p. 52). Il était acteur dans une histoire qui dépassait sa personne, tout comme les premiers explorateurs, « des hommes misérables qui achetaient quelques poules et venaient parler sur le temps de midi avec le chef du village, mais faisaient tout pour en imposer à la population » (p. 59). Quant aux premiers missionnaires, « ils étaient en réalité des gens animés par une foi profonde, qui considéraient de leur devoir de partager avec les autres la vérité qui les comblait » (p. 60). Ni anges ni démons, y compris Stanley dont la figure est évoquée de façon vivante et nuancée. Libérateurs de l’esclavagisme ? Pas si simple. « De tout temps en Afrique centrale, l’esclavage n’a pas été compris comme privation de la liberté, mais comme arrachement au milieu social. C’était horrible, mais pour d’autres raisons que celles qui sont avancées couramment. Dans une vie sociale qui était tellement marquée par le sens de la communauté, l’“autonomie de l’individu”, telle que mise en avant en Europe depuis la Renaissance, n’était en aucun cas synonyme de liberté, mais solitude et déréliction. Tu es qui tu es ; et si personne ne te connait, tu n’es rien » (p. 58).

L’exploration, devenue initiative commerciale, va passer au stade de programme politique. La conférence de Berlin (1884 – 1885), on connait… Mais le coup de poker de Léopold ii qui est ici reconstitué brillamment ? La tradition veut que la division de l’Afrique fut proclamée là et à ce moment. Non, c’est dans les coulisses, au fil de tractations bilatérales que le roi d’un petit pays se glissa entre les grands et obtint à la dérobée la souveraineté sur une terra incognita aux frontières floues, qu’on appréhendait comme « une sorte de Belgique de 1830 » alors qu’il s’agissait d’une entité comparable à l’ensemble de l’Europe de l’Ouest (p. 67 – 68). En ce qui concerne le Congo, cela signifie qu’«aucune entité naturelle, aucune nécessité historique, aucune prédestination métaphysique ne prédéterminaient les habitants de ce territoire à devenir des concitoyens » (p. 72). Et voici que cet ensemble flou ne commence pas « comme une colonie, mais comme un État, et bien le plus curieux que l’Afrique subsaharienne ait connu » (p. 71). Ce premier né, dénommé à l’époque « État indépendant du Congo » reste incapable d’assurer les fonctions étatiques, à commencer par celle que Max Weber a dénommée monopole de la violence légitime (p. 494). L’éclairage de ce paradoxe sous-tend toute la suite du récit, mais en intégrant la dimension étroitement politique dans le tissu du « vivre ensemble ».

Et alors…

« La littérature historique classique présente souvent les choses ainsi : les abominations de l’État indépendant perdurèrent jusqu’en 1908, mais un apaisement complet se produisit à partir du moment de la reprise du Congo par la Belgique ; l’histoire devint un long fleuve tranquille qui ne manifesta à nouveau des vagues qu’à partir de la fin des années cinquante. Dans cette optique, le colonialisme au sens strict, la période 1908 – 1960, n’aurait été qu’un intermède long et ondulant entre deux périodes de turbulence » (p. 117 – 118).

Cette image d’Épinal est déconstruite et réajustée au fil de quinze chapitres — témoignages, tableaux d’une grande intensité poétique, évocation de situations inédites, narration palpitante — qui correspondent à une périodisation et sont assortis de titres judicieusement choisis. Mon objectif n’est pas d’en faire un résumé, mais d’inviter à lire cet ouvrage à la fois limpide et touffu. D’abord, en parcourant le déroulement chronologique.

Souvent, la période de l’État indépendant du Congo (1885 – 1908. Chap. 2) est unilatéralement placée sous le signe de la férocité. Ce qui amène à faire l’impasse sur les raisons de la dégradation qui s’est opérée à partir de 1890 : la décision de Léopoldii, sous pression financière, de considérer « l’ensemble du sol non cultivé et non habité du Congo comme propriété de l’État Indépendant » (p. 93), c’est-à-dire en réalité de la Couronne belge. Van Reybrouck analyse l’impact de cette transformation du système sur les conditions de vie et les relations entre Noirs et Blancs de façon à la fois rigoureuse et expressive. Au passage, il fait le point concernant la polémique sur les effets meurtriers de la politique du caoutchouc. « Il n’y a pas de chiffres solides » (p. 109). En tout cas, ce fut « une hécatombe, une boucherie à une échelle incroyable. Elle n’était pas voulue, mais bien plus à comprendre comme dommage collatéral d’une politique d’exploitation perfide, rapace […]» (p. 109 – 110).

Contrairement aux idées reçues, l’auteur montre comment l’ombre de Léopold continua durablement à obscurcir (p. 118) la période de colonie belge (1908 – 1960. Chap. 3 – 5). Celle-ci commença par un coup de chance formidable : la découverte dans le sous-sol de fabuleuses richesses minérales jusque-là insoupçonnées (p. 133). Alliant discours civilisateur et forte hiérarchisation, « l’appareil colonial élargit sa prise sur la population et pénétra encore plus loin dans la vie des individus » (p. 122). Ainsi, afin d’assurer l’accès des populations aux soins de santé, le territoire fut quadrillé en zones sur lesquelles des groupes humains étaient fixés. Allié aux classifications scientifiques des ethnologues, ce mode de diffusion de la médecine moderne amena à associer les appartenances communautaires à « des caractéristiques rigidement fixées, à l’instar des nationalités en Europe » (p. 125). Le résultat fut que « les “races” furent soudainement vues comme quelque chose d’absolu. La classification divisait la population du Congo en blocs qu’on pouvait distinguer clairement, chacun avec son identité, ses mœurs et ses coutumes. […] La boite de Pandore de l’esprit du tribalisme était ouverte » (p. 125 – 126). Paradoxalement, dans le même mouvement, des populations d’origines diverses étaient agglomérées par la prolétarisation et les courants migratoires, et homogénéisées par la standardisation administrative, l’enseignement et l’évangélisation.

Les décennies qui suivirent virent-elles s’écouler « un fleuve long et large, de plus en plus fort ? Non, bien plutôt une rivière faite d’entrelacs, avec des lits secondaires, des accélérations de courant et de tourbillons » (p. 118). L’auteur suit minutieusement, mais sans jamais lasser, ce cours des situations, des actions, des relations et des passions.

Lits secondaires : « La paupérisation des campagnes ne naquit pas au Congo après l’indépendance, mais déjà au milieu de la période coloniale » (p. 223).

Accélérations : Soulèvements religieux, comme autour de Simon Kibangu dont la figure est évoquée dans un texte fulgurant ; révoltes ethniques avec les Pende ; protestation sociale à grande échelle à Elisabethville, à partir d’une exigence salariale transparente et très compréhensible. Chaque fois, les autorités coloniales réagirent de façon répressive (p. 208). « La fièvre d’indépendance qui se manifesta à partir de 1955 n’était en aucun cas nouvelle, mais avait une très longue préhistoire » (p. 156).

Tourbillons : Les deux guerres. 14 – 18. « Aucun indigène ne savait pourquoi un coup de feu à Sarajevo devait faire des victimes dans la savane […]» (p. 144). Pourtant celle-ci paya le prix fort, même si la guerre ne fut pas la cause de la misère qui sévissait pendant ces années. En outre, 260000 porteurs, sur une population de 3 millions d’habitants, furent mobilisés, dont beaucoup moururent et 2000 militaires perdirent la vie (p. 147). 40 – 45, avec la prise de Saio en Éthiopie. « La plus grande victoire belge contre le fascisme et même le plus grand triomphe militaire jamais remporté par les Belges, mais le plus lourd tribut fut payé par les Congolais » (p. 201). On s’en souvient là-bas. Ici, le sait-on seulement ?

Le lecteur fait aussi connaissance avec des personnalités lucides et courageuses : Paul Panda, Pierre et André Ryckmans, le Père Placide Tempels, Vladimir Drachoussof (p. 211), un ingénieur agronome dont Van Reybrouck cite longuement des analyses aussi remarquables que méconnues.

Le récit de la période de l’indépendance (1955 – 1965. Chap. 6 – 8) gravite autour de ce paradoxe : « La décolonisation commença beaucoup trop tard, l’indépendance vint beaucoup trop tôt. L’émancipation accélérée du Congo fut une tragédie déguisée en comédie, laquelle ne pouvait que se terminer de façon funeste » (p. 283). Cette mauvaise pièce, Van Reybrouck en retrace la préparation, en relate l’action, en profile les acteurs (sans omettre les souffleurs et les supporteurs). Il évalue sans complaisance, notamment le rôle de la Belgique, mais sans jamais verser dans le simplisme. « La responsabilité ? Personne en particulier. Ou, mieux : chacun. La décolonisation à toute vitesse ne fut pas l’œuvre d’une figure ou d’un mouvement déterminés, mais une interaction extrêmement complexe entre les différents acteurs » (p. 244).

Après l’assassinat de Lumumba, la tragicomédie se solde par un combat de chefs — Kasavubu, Tshombe, Mobutu — dont résulte la longue période du régime mobutiste (1965 – 1997, Chap. 9 – 11). La narration aurait pu en être caricaturale. Or, l’évolution de Mobutu est finement interprétée sur la base du vécu des contemporains et en relation avec les différentes dimensions du contexte. Même s’il n’avait rien d’un démocrate, le Maréchal a d’abord semblé accomplir « les promesses que l’indépendance avait suscitées sans pouvoir les exécuter » (p. 364). Et à ce moment, le peuple a commencé à se sentir partie prenante d’un grand ensemble (p. 374). Le regard se tourne vers les expressions populaires — rumba, économie informelle, mutations dans le rôle des femmes, grandes manifestations… — issues de la résignation, de la manipulation ou de la protestation, mais aussi de la création embryonnaire d’une modernité africaine. L’auteur fouille en quête de l’émergence d’une véritable citoyenneté. La limite, y compris dans les consciences, est indiquée par une militante : « Nous voulions déraciner la dictature, oui, mais tu ne peux abattre ainsi un baobab, car il tombe sur toi. Tu dois trancher les racines une par une, et alors le renverser en se mettant à distance » (p. 430).

Le baobab sera quand même abattu. En réponse à l’afflux des réfugiés Hutus dans l’Est, le « minuscule Rwanda » allait mettre à genoux le Zaïre, le géant de l’Afrique centrale (p. 443), en apportant Laurent Désiré Kabila dans ses valises. La tranche d’histoire qui s’ouvre ainsi, ce que Filip Reyntjens a appelé la période de la Grande Guerre africaine à aujourd’hui (1997 – 2010, Chap. 11 – 14), est restée « impénétrable et incompréhensible » pour l’opinion publique occidentale : le Rwanda bénéficiant d’un « crédit génocide », celle-ci ne trouvait pas de « bon parti » dans le foisonnement des belligérants (p. 464). L’auteur distingue les étapes et identifie ces partis, avec clarté, mais sans didactisme tant il est à l’écoute des acteurs — avec le récit de vie d’un enfant soldat, des témoignages de femmes et même une interview de Laurent Nkunda-dans un style pétri d’émotion devant la souffrance et l’héroïsme quotidien des gens et la dévastation du milieu. Pourquoi une telle cruauté et l’impossibilité d’en finir ? « Toutes les guerres sont sales, mais quand le motif politique doit s’effacer devant les raisons économiques, tous les barrages sont submergés » (p. 473). Nous allons y revenir.

Et pendant ce temps-là

Cette histoire, dont la narration se prolonge jusque bien après les élections, est traversée par des fils que je vais maintenant tenter de dégager sous des titres qui ne sont pas de l’auteur, mais tendent à rendre la résonance de sa démarche chez le lecteur que je suis, confronté à la tentation d’accumuler les citations traduites, bien présente tant la langue est belle, mais superflue puisque le livre est muni d’un registre des noms et des thèmes très bien élaboré.

Dans les interstices, la vie

Oui, il faut commencer par là. À défaut de pouvoir rendre le dynamisme de la vie, un exposé comme celui-ci doit au moins commencer par indiquer l’énergie omniprésente des gens qui rebondit entre le bruit et la fureur, ce souffle d’êtres multiples qui inspirent le texte de Van Reybrouck.

Vie dans toutes ses dimensions : générations qui se succèdent sans forcément se ressembler ; femmes et hommes dont les rôles se modifient ; Noirs et Blancs dont les regards réciproques évoluent ; lutte pour la survie à travers des pratiques économiques inédites ; musique (dont l’auteur suit les formes successives avec compétence) et danse ; sport et prière.

Vie résiliente et recréée au fil des différentes périodes. Mais aussi vie manipulée, corrompue, violentée, massacrée.

Veines ouvertes en Afrique Centrale

Eduardo Galeano avait intitulé ainsi un ouvrage célèbre4 consacré à l’histoire de l’Amérique latine. Appliqué ici, ce titre veut montrer l’insistance de Van Reybrouck sur la situation géopolitique tout à fait particulière d’un État au territoire grand comme l’Europe de l’Ouest « qui n’était nullement prédestiné à devenir un seul pays » (p. 50 – 51). On a vu comment, avec le commerce des esclaves, le vide politique à l’intérieur donna ses chances économiques à l’étranger (p. 45). À la fin, de far west où se jouait le combat entre les Hutus et les Tutsis, le Congo « devint un pays self-service. La ruée sur l’Afrique était maintenant organisée par les Africains eux-mêmes » (p. 480).

Joyaux… d’une couronne sans tête

Mais la situation géopolitique n’est pas un destin naturel. Pour chaque période, l’auteur montre, avec un grand talent de vulgarisation économique, comment l’histoire du Congo épouse étroitement le cours de la mondialisation capitaliste, avec des formes successives d’évidement de la tête politique — léopoldienne, coloniale belge, postcoloniale congolaise — par la main invisible du marché qui produisit une croissance sans prospérité : « En général, aucune miette des profits fabuleux enregistrés au cours de l’histoire du Congo ne fut destinée au gros de la population » (p. 133). « Down under, cela signifiait une jolie source de revenus pour l’État, mais au Congo c’était plutôt une malédiction qu’une bénédiction. Un État faible avec un sous-sol immensément riche, c’est un problème » (p. 481).

« Déjà lors de la conférence de Berlin, en 1885, il fut décidé que le Congo devait rester ouvert en vue du libre-échange à l’échelon international. Maintenant encore, on assiste à une compétition entre marché et État, même plus qu’alors. À l’époque, il s’agissait seulement d’accaparer des matières premières, à l’heure actuelle il s’agit aussi de vendre des produits, car c’est seulement dans un pays très pauvre qu’on peut tirer des gains importants du commerce de petites marchandises telles que des réveils, des bouteilles de boisson fraiche ou des sachets de lait en poudre. En vue de gagner tous ces déshérités, les entreprises étrangères colonisent l’espace ouvert du pays dévasté avec une brutalité qui est à peine dissimulée par le sourire rayonnant du marketing léché » (p. 507).

Après la guerre, on a assisté à une militarisation de l’économie de pair avec une commercialisation de la violence à laquelle une multiplicité d’acteurs, nationaux et étrangers, firmes et États, mais aussi des fractions de la population, ont trouvé intérêt à tous les échelons. « Dans une économie globalisée, les États étaient seulement les chainons de réseaux commerciaux complexes, internationaux et en mutation constante » (p. 481). En mettant les doigts dans ce nœud, Van Reybrouck énonce crument une vérité dérangeante : « Si, politiquement parlant, le Congo est un désastre, il est un paradis économique — du moins pour certains. Les failed nations states sont les histoires à succès d’un néolibéralisme mondial débridé » (p. 481).

Coups d’éclat — lâcher tout

Pas d’histoire politique qui se projette vers un futur, même si la logique est implacable : une succession de coups d’éclat bien ou mal inspirés-intentionnés, mais de toute façon caractérisés par l’absence de suivi volontariste et réaliste au service de la population.

Coups : de poker (Léopold ii…), de chance (découverte inattendue de la richesse du sous-sol), de colère (rébellions sans organisation), de force (combats de chefs), d’État (Mobutu, Kabila), de blues (trois ans d’atermoiement de Léopold face aux horreurs de l’État indépendant, consultation populaire organisée par Mobutu face à la faillite de son règne, mais laissée sans suite), de baguette magique (l’indépendance rapide et l’organisation d’une transition démocratique).

Ces deux derniers « coups », Van Reybrouck y voit l’empreinte d’un « fondamentalisme électoral » (p. 538): «[…] on a accordé peu d’attention aux étapes indispensables d’une gouvernance démocratique et aux délais nécessaires pour les franchir » (p. 538). Néanmoins, il ne cède jamais au « il n’y avait qu’à ». Il cherche à comprendre et présente une évaluation nuancée.

Massification-domination

La massification est à la fois un mixte de division et de fusion des groupes humains sous une pression extérieure. Ici, l’emprise du pouvoir autocratique. « À l’époque coloniale, l’alliance majeure entre l’Église, l’État et le Capital — la fameuse trinité coloniale — avait veillé à ce que la population reste apprivoisée et docile. » À la veille des élections de 2006, « il se passa quelque chose de semblable. L’État était vraisemblablement bien plus faible, mais flirtait volontiers avec les autres piliers ». La « trinité postcoloniale » se composait d’une classe de politiciens rivaux, mais également corrompus, alliés à des sectes évangélistes à la mode et à des musiciens pop érigés en étoiles par les grands industriels de la bière. Tous en compétition pour grappiller les suffrages, les cœurs et les maigres revenus d’une population qui « comportait davantage de consommateurs et de bigots que de citoyens éveillés » (p. 519). L’argument ethnique, objectivé dès la colonisation et élevé au niveau de l’État depuis Mobutu (p. 374), était aussi bien présent : les chalengeurs rivalisaient à qui était le meilleur Congolais. Cet argument avait d’ailleurs déjà fortement joué au moment de l’indépendance. « C’est peu connu, mais la rivalité ethnique dans les grandes villes joua un rôle aussi grand que le refus de l’autorité étrangère, quoi qu’il en soit du caractère artificiel de ces “lignées” (p. 248).»

Entre le pouvoir et l’ensemble du peuple, il y a l’élite. Sa position est abordée sans moralisation simplificatrice. «“Il ne faut pas oublier que nos dirigeants sont des enfants de pauvres.” Alors qu’en Occident la corruption est considérée comme un comportement irresponsable, elle est évaluée au Congo comme un comportement très responsable : qui laisse de côté une chance en or de nourrir sa famille se rend aussitôt irresponsable (p. 493).» Quant à l’ethnicisation, Van Reybrouck insiste sur une remarque : au moment de l’indépendance, « en dépit de son environnement urbain, de sa jeunesse et de son style de vie moderne, cette génération politique nouvelle venue gardait un lien avec ce qui semblait venir de jadis et d’ailleurs : le sentiment tribal. […] La rhétorique tribale permettait à des jeunes membres de l’élite de se profiler comme porte-paroles de leur communauté (p. 268)». À la fin du compte, pendant la guerre, la tribalisation est devenue « le revers de la mondialisation, le pillage international des matières premières alla de pair avec la reviviscence de vieux rites et l’avènement de nouveaux (p. 483)».

Et le peuple ? Il a connu domestication autoritaire et miséricordieuse, dictature, violence, séduction. À la fin du règne de Mobutu, il a aussi vu toute une couche intermédiaire d’organisations sociales, dénommée société civile, s’interposer entre le pouvoir et la masse. Mais « exactement comme à la fin des années cinquante, on assista à une explosion de partis politiques (p. 421)». Le peuple s’est rebellé et a voté à diverses reprises. Mais finalement, quand lui a‑t-on vraiment demandé ce qu’il voulait ? Van Reybrouck fait cette réflexion étonnante à propos d’un soulèvement majeur à la veille de l’indépendance : « Élite et masse se sont finalement trouvées. […]. C’était le 4janvier 1959, et cela ne s’accomplirait plus (p. 266).»

« Neem maar, eet maar »

On se rappelle le geste chaleureux d’Étienne Nkasi. Le livre est dédicacé en français à ce très ancien, et à un nouveau-né, David, fils de Laura et de son mari Ruffin Luliba, un enfant-soldat démobilisé. Au cours de son itinéraire dans l’espace et dans le temps, Van Reybrouck a fraternisé avec beaucoup d’êtres humains remarquables, notamment parmi « une génération jeune, consciente d’elle-même, délivrée des complexes d’infériorité coloniaux ou postcoloniaux (p. 537)».

Il ne s’étend pas à ce sujet, il les met plutôt en scène et leur donne la parole. Régine Mutijima, l’abbé José Mpundu, Alesh et tant d’autres citoyens engagés pour l’avenir de leur pays, qu’il signale scrupuleusement dans le registre des noms. « Il est des informateurs qui ont fait beaucoup mais ont peu à raconter et il en est aussi qui ont peu à raconter mais parlent beaucoup. » Il en est aussi qui ont tout fait en interaction avec d’autres et sont des narrateurs brillants (p. 237).

* * * * *

Sur quoi prononcer le mot « fin » ?

Une dissertation savante ? Thèse : La paix, la sécurité doivent venir avant des élections à l’échelle de la nation, de même que « des scrutins locaux peuvent stimuler la formation d’une culture de responsabilité politique à la base (p. 538)». Hypothèse auxiliaire : « La bonne direction se prend après trois ou quatre tours dans l’isoloir. […] Il est normal, dans un premier temps, qu’un pays regimbe encore (p. 539)»

Cependant, David Van Reybrouck est arrivé au point où l’essentiel n’est pas de l’ordre de l’érudition : « Je n’ai pas de vue d’ensemble. Personne n’a de vue d’ensemble. Je sais seulement que je communique plus volontiers avec des gens ordinaires qu’avec des dirigeants, que j’apprends plus à partir des anecdotes que de la rhétorique (p. 548)»

  1. Éditions De Bezige Bij, Amsterdam, 2010.
  2. Canton, l’«usine du monde » par laquelle transite une importante diaspora congolaise.
  3. AKO, 2010.
  4. E.Galeano, Les veines ouvertes de l’Amérique latine, Plon, 1981.

Paul Géradin


Auteur

Professeur émérite en sciences sociales de l'ICHEC