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Congo : après les faits, la justice

Numéro 12 Décembre 2011 par Bandeja Yamba

novembre 2011

Dans l’en­thou­siasme géné­ral sus­ci­té par le rap­port Map­ping d’oc­tobre 2010, acteurs judi­ciaires et orga­ni­sa­tions non gou­ver­ne­men­tales de défense des droits de l’homme reven­diquent la créa­tion d’un tri­bu­nal pénal inter­na­tio­nal (TPI) pour le Congo. Le gou­ver­ne­ment congo­lais a, de son côté, dépo­sé devant le Par­le­ment un pro­jet de loi créant des chambres spé­cia­li­sées. Ce pro­jet a été reje­té par le Sénat congo­lais qui favo­ri­se­rait plu­tôt la créa­tion d’un TPI. Quelles sont les contraintes poli­tiques qui pèsent sur cette jus­tice appa­rem­ment for­cée de pro­cé­der à des com­pro­mis tout en pro­po­sant les condi­tions de réus­site des futures ins­ti­tu­tions judi­ciaires ? Aucune récon­ci­lia­tion n’est pos­sible au Congo sans qu’on tire les leçons du passé.

Dans son rap­port Map­ping concer­nant les vio­la­tions des droits de l’homme et du droit huma­ni­taire inter­na­tio­nal au Congo entre 1993 et 2003, le Bureau des Nations unies du haut-com­mis­saire aux droits de l’homme pro­pose la com­pé­tence d’un tri­bu­nal spé­cial, de chambres spé­cia­li­sées et d’un tri­bu­nal inter­na­tio­nal par­mi les méca­nismes judi­ciaires à mettre en place pour répri­mer les auteurs de ces atrocités.

Réticences de la communauté internationale

Depuis la publi­ca­tion de ce rap­port, le pay­sage poli­tique congo­lais est divi­sé en deux camps. D’une part, les orga­ni­sa­tions de la socié­té civile et les acteurs judi­ciaires congo­lais ont deman­dé à ce qu’on tra­duise les res­pon­sables des crimes devant la CPI. D’autre part, cer­tains hommes poli­tiques de Kin­sha­sa sont plu­tôt par­ti­sans de méca­nismes non judi­ciaires. Ils sont rejoints en cela par le gou­ver­ne­ment du Rwan­da qui mini­mise l’ampleur des crimes com­mis sur le sol congo­lais et accuse les auteurs du rap­port Map­ping de cher­cher à vali­der la théo­rie du double génocide.

L’expérience des fins de conflits prouve qu’un retour à la paix exige une forme de jus­tice pénale. Déchi­rée pen­dant une guerre mar­quée par des vio­lences sau­vages, la Sier­ra Leone a béné­fi­cié d’un tri­bu­nal spé­cial dans le cadre d’un pro­ces­sus de paix. Au Cam­bodge, les pro­cès des anciens khmers rouges sont en cours. Au Rwan­da, l’ONU a créé le TPI pour le Rwan­da. Dans maints endroits, des méca­nismes judi­ciaires ont été créés pour aider les sur­vi­vants à faire le deuil de crimes inhu­mains et à mettre un terme à l’impunité.

Au Congo, l’absence d’un TPI s’explique par le refus de la com­mu­nau­té inter­na­tio­nale de créer un nou­veau tri­bu­nal ad hoc comme le TPI pour le Rwan­da. Elle consi­dère les tri­bu­naux « adho­cistes » trop oné­reux, lourds et inef­fi­caces pour mettre fin à l’impunité, ne pou­vant pour­suivre qu’un nombre limi­té d’affaires. En effet, au Congo, tout nou­veau TPI ne peut juger que des crimes com­mis après juillet 2002, date de la rati­fi­ca­tion par le Congo du sta­tut de Rome créant la CPI, lais­sant ain­si impu­nis nombre d’auteurs des exac­tions mas­sives com­mises anté­rieu­re­ment. Par consé­quent, la créa­tion de ce genre de tri­bu­naux tem­po­raires et pure­ment inter­na­tio­naux ne semble plus à l’ordre du jour de la com­mu­nau­té internationale.

Pour­tant, le nombre des vic­times congo­laises, 5,4 mil­lions de morts entre 1998 et 2007, et le fait que cer­tains crimes pour­raient consti­tuer des actes de géno­cide, auraient dû ame­ner la com­mu­nau­té inter­na­tio­nale à créer un tri­bu­nal pour le Congo. La charte de l’ONU sti­pule que le Conseil de sécu­ri­té inter­vient en cas d’existence d’une menace contre la paix, d’une rup­ture de la paix ou d’un acte d’agression. Tous les bel­li­gé­rants ont com­mis des vio­la­tions du droit inter­na­tio­nal huma­ni­taire. Le rap­port Map­ping le sou­ligne : « Rares ont été les civils, congo­lais et étran­gers, vivant sur le ter­ri­toire du Congo qui ont pu échap­per à ces vio­lences, qu’ils aient été vic­times de meurtres, d’atteintes à leur inté­gri­té phy­sique, de viols, de dépla­ce­ments for­cés, de pillages, de des­truc­tions de biens ou de vio­la­tions de leurs droits éco­no­miques et sociaux. »

Mais la com­mu­nau­té inter­na­tio­nale n’a pas jugé urgent de créer un tri­bu­nal ad hoc. Cela parce que la créa­tion d’un tri­bu­nal, interne ou inter­na­tio­nal, est tou­jours matière à enjeux poli­tique et diplo­ma­tique. À cause de la fai­blesse de son lea­deur­ship au niveau inter­na­tio­nal, le Congo est depuis une dizaine d’années réduit à l’impuissance ; il n’a plus d’alliés par­mi les pays indus­tria­li­sés domi­nant la diplo­ma­tie mon­diale. Ces pays pou­vaient jouer de leur influence en faveur de la créa­tion d’un TPI pour dis­sua­der les sei­gneurs de guerre et empê­cher les poli­ti­ciens d’inciter leurs par­ti­sans à com­mettre plus de crimes.

Mal­gré leur réti­cence, l’ONU et les bailleurs de fonds inter­na­tio­naux font des efforts pour ins­tau­rer un État de droit et enta­mer la lutte contre l’impunité puisque l’administration de la jus­tice pour les crimes graves com­mis au Congo n’est pas le pro­blème des seuls Congo­lais. Les crimes com­mis au Congo vio­lentent la conscience de l’humanité et mécon­naissent l’humanité de la socié­té ; de telle sorte que ces crimes affectent non seule­ment les indi­vi­dus vio­len­tés, mais l’«humanité » dans son ensemble. La répres­sion doit donc être internationale.

Dérobade étatique

La réti­cence de la com­mu­nau­té inter­na­tio­nale n’est pas l’unique obs­tacle à la mise sur pied d’un TPI pour le Congo. Le com­por­te­ment du gou­ver­ne­ment congo­lais qui ne sou­haite pas voir se mettre en place un tri­bu­nal sur lequel il n’aura pas droit de regard est aus­si une embuche majeure. On est ici devant le rap­port com­plexe du droit au poli­tique, et sur­tout du droit en tant qu’élément de la politique.

Le gou­ver­ne­ment congo­lais sou­tient qu’ayant rati­fié le sta­tut de Rome, la répres­sion des crimes lui revient sur la base du prin­cipe fon­da­men­tal de la com­plé­men­ta­ri­té. Pour le gou­ver­ne­ment, l’enjeu d’une telle option se trouve dans les exi­gences de sou­ve­rai­ne­té natio­nale. On connait la sus­cep­ti­bi­li­té des auto­ri­tés congo­laises quant à la sou­ve­rai­ne­té du Congo qui n’a de leçons à rece­voir de per­sonne, qui peut déci­der « sou­ve­rai­ne­ment ». Elles l’ont signi­fié sous toutes les décli­nai­sons à l’ONU pour l’amener à faire éva­cuer les casques bleus de la Mis­sion des Nations unies pour le Congo (Monuc) et la Mis­sion des Nations unies pour la sta­bi­li­sa­tion du Congo (Monus­co). Elles l’ont aus­si dit chaque fois qu’il est arri­vé à un repré­sen­tant étran­ger, en par­ti­cu­lier occi­den­tal, d’émettre une opi­nion sur les affaires congo­laises. Ain­si, le gou­ver­ne­ment veut prou­ver qu’il a fait réa­li­ser des pro­grès au Congo sur le plan de la res­tau­ra­tion de l’autorité de l’État et de la sécu­ri­té consi­dé­rant que, doré­na­vant, le Congo est rede­ve­nu un État nor­mal, fonctionnel.

Le Congo se méfie de la jus­tice pénale inter­na­tio­nale en ges­ta­tion. Depuis ses débuts, elle s’est confron­tée à la réti­cence des États à renon­cer à une part de leur sou­ve­rai­ne­té natio­nale en accor­dant à ces juri­dic­tions des pou­voirs supra­na­tio­naux de pour­suites. La jus­tice inter­na­tio­nale sup­pose une nou­velle dimen­sion du concept de sou­ve­rai­ne­té, le relâ­che­ment du prin­cipe de non-ingérence.

Cepen­dant, l’évocation du prin­cipe de com­plé­men­ta­ri­té et la sau­ve­garde de la sou­ve­rai­ne­té natio­nale par le gou­ver­ne­ment congo­lais ne consti­tuent pas les véri­tables rai­sons de ne pas pour­suivre en jus­tice les res­pon­sables de crimes graves. Plu­sieurs se demandent pour­quoi ce même gou­ver­ne­ment « sou­ve­rain » a accep­té de livrer cinq de ses citoyens à la CPI1. Il n’est pas exa­gé­ré de pen­ser que le gou­ver­ne­ment congo­lais fait le tri des indi­vi­dus sus­cep­tibles d’être livrés à la CPI. Cer­tains d’entre eux ont exer­cé de hautes res­pon­sa­bi­li­tés au sein de l’État. Ain­si, les diri­geants de groupes rebelles, dont les troupes ont com­mis des atro­ci­tés, sont sou­vent récom­pen­sés par l’attribution de postes de haut niveau au sein de l’armée et du gou­ver­ne­ment congo­lais. On réserve à ces cri­mi­nels un trai­te­ment plus favo­rable que celui réser­vé aux pre­neurs d’otages avec qui la police refuse de négo­cier. Cette situa­tion est attri­buable au fait que les conflits congo­lais n’ont pas fait de vain­queurs qui peuvent impo­ser leurs propres mesures judi­ciaires comme lors du conflit rwan­dais. Au Rwan­da, les cent-vingt-six indi­vi­dus accu­sés par le TPIR sont tous issus des forces de l’ancien régime qui, en même temps qu’elles ont com­mis un géno­cide, ont per­du la guerre en 1994.

Tribunal international mixte ou chambres spécialisées

Les ONG comme Human Rights Watch, Amnes­ty Inter­na­tio­nal et même le rap­port Map­ping ont mani­fes­té leur pré­fé­rence pour la mise sur pied d’un TPI mixte pour le Congo. Moins oné­reux, le TPI mixte est conforme au prin­cipe de com­plé­men­ta­ri­té de la CPI selon lequel il revient aux États-par­ties de répri­mer les crimes de guerre, les crimes contre l’humanité et les actes de géno­cide per­pé­trés sur leur territoire.

L’exigence de ces orga­ni­sa­tions pour un TPI mixte témoigne du peu de confiance qu’elles ont envers le sys­tème judi­ciaire congo­lais. Sys­tème carac­té­ri­sé par les inter­fé­rences des auto­ri­tés poli­tiques et mili­taires dans les affaires judi­ciaires, par son manque d’indépendance. Bref, pour ces orga­ni­sa­tions, les moyens dont dis­pose le sys­tème judi­ciaire congo­lais sont net­te­ment insuffisants.

Une enquête réa­li­sée par le Centre d’études pour l’action sociale auprès de la popu­la­tion de Kin­sha­sa a démon­tré que 19,8% seule­ment des per­sonnes inter­ro­gées avaient recours aux tri­bu­naux, alors que 48% d’entre elles pré­fé­raient cher­cher de l’aide dans la prière.

Le TPI mixte est ain­si consi­dé­ré comme com­pé­tent pour évi­ter les pièges de la pres­sion, de la cor­rup­tion et de la sou­mis­sion de la jus­tice congo­laise. Les exemples en ce domaine sont nom­breux. Mal­gré le grand nombre de crimes com­mis au Congo, on a dénom­bré seule­ment une dou­zaine d’affaires où les juri­dic­tions congo­laises ont trai­té de faits qua­li­fiés de crimes de guerre ou de crimes contre l’humanité. Par­mi ceux-ci, la condam­na­tion de sept mili­taires des Forces armées de la Répu­blique démo­cra­tique du Congo (FARDC) par le Tri­bu­nal mili­taire de Mban­da­ka (Équa­teur) pour crimes contre l’humanité. Autre cas, la condam­na­tion de qua­rante-deux mili­taires par le même tri­bu­nal mili­taire, pour crimes contre l’humanité, notam­ment meurtre et viol. Un der­nier exemple, le Tri­bu­nal mili­taire de l’Ituri a, à son tour, condam­né un capi­taine des fardc pour crimes de guerre et crime contre l’humanité, notam­ment l’assassinat de cinq garçons.

Dans tous ces cas, les pour­suites se sont concen­trées sur des accu­sés de rang inter­mé­diaire ou infé­rieur ; rares ont été les actions inten­tées contre de hauts res­pon­sables de l’armée et du gou­ver­ne­ment qui jouissent de pri­vi­lèges dans le sys­tème judi­ciaire congo­lais. Si l’on prend comme base de réfé­rence les six-cent-dix-sept cas de crimes réper­to­riés par le rap­port Map­ping par rap­port à la dou­zaine de déci­sions de jus­tice que l’on vient d’évoquer, on peut mesu­rer l’importance du défi­cit judi­ciaire au Congo. Plus stu­pé­fiant est le constat que la grande majo­ri­té des plaintes, des pour­suites et des déci­sions ren­dues l’a été à la suite de pres­sions constantes des Casques bleus (Monuc) et des ONG locales et internationales.

Devant une telle situa­tion, la pos­si­bi­li­té de rendre jus­tice ne peut exis­ter que si une seule auto­ri­té suprême est capable de remettre toutes les auto­ri­tés à la jus­tice sans pou­voir elle-même être inquié­tée parce qu’étant au-des­sus de tout soupçon.

Le TPI mixte a des avan­tages qu’un tri­bu­nal entiè­re­ment congo­lais n’offre pas. La pré­sence d’experts inter­na­tio­naux légaux en est un indé­niable. Les leçons tirées des tri­bu­naux ad hoc créés dans d’autres pays montrent qu’il faut une expé­rience consi­dé­rable en matière d’enquêtes et de stra­té­gies de pour­suites pour prou­ver le lien entre les actes com­mis sur le ter­rain et les ordres éma­nant des supé­rieurs hié­rar­chiques. Pour­suivre des indi­vi­dus qui pour­raient avoir ordon­né le crime plu­tôt que de l’avoir com­mis en per­sonne est une tâche dif­fi­cile. Juger ce genre de crimes est complexe.

Autre avan­tage impor­tant, la pré­sence de juristes inter­na­tio­naux peut contri­buer à réduire le risque d’ethnicisation des pro­cès. Il est vrai que dans le sys­tème de droit pénal inter­na­tio­nal, seuls les indi­vi­dus, plu­tôt que les col­lec­ti­vi­tés, sont jugés sur leurs actes en tant qu’auteurs directs. La recon­nais­sance du prin­cipe de la res­pon­sa­bi­li­té indi­vi­duelle repré­sente un pro­grès de la jus­tice cri­mi­nelle. Mal­gré cette amé­lio­ra­tion, cer­taines popu­la­tions inter­prètent les actions menées par la CPI au Congo comme eth­ni­cistes. En Itu­ri, de nom­breuses per­sonnes issues de la com­mu­nau­té hema se demandent pour­quoi seul Tho­mas Luban­ga, un des leurs, a été incul­pé par la CPI pour enrô­le­ment d’enfants. Les Hema res­sentent de l’injustice car ils consi­dèrent que beau­coup d’enfants ont été envoyés au com­bat volon­tai­re­ment par leurs parents afin de pro­té­ger leur col­lec­ti­vi­té. Si une ins­ti­tu­tion inter­na­tio­nale telle que la CPI est vue par ces groupes comme ayant un par­ti pris, il n’y a aucun de doute que des per­cep­tions simi­laires concer­nant l’ethnicisation du sys­tème judi­ciaire iront en aug­men­tant si des pour­suites sont faites dans le cadre de juri­dic­tions entiè­re­ment congolaises.

Or, le gou­ver­ne­ment congo­lais rejette l’idée d’un TPI mixte et renonce au tri­bu­nal ad hoc pour des rai­sons de non-fai­sa­bi­li­té maté­rielles et finan­cières, l’absence de sou­tien de la com­mu­nau­té inter­na­tio­nale et la dis­pa­ri­té de la rému­né­ra­tion dont béné­fi­cie­raient les magis­trats natio­naux et inter­na­tio­naux. Il a choi­si plu­tôt la voie des chambres spé­cia­li­sées qui appa­rait à ses yeux comme celle qui offre davan­tage de garan­ties puisqu’elle intègre un élé­ment d’extranéité à tra­vers la pré­sence des magis­trats internationaux.

Plu­sieurs croient cepen­dant que la simple pré­sence de magis­trats étran­gers ne pour­rait pas garan­tir l’indépendance et l’intégrité des magis­trats natio­naux qui, de tout temps, mal­gré des textes de lois par­mi les plus avan­cés au monde, ont vu leur indé­pen­dance mécon­nue par le pou­voir exé­cu­tif. C’est d’autant moins plau­sible que, en cette année élec­to­rale, ce même gou­ver­ne­ment a révi­sé la Consti­tu­tion en faveur d’une élec­tion à un tour, en assu­jet­tis­sant le pou­voir judiciaire.

Le gou­ver­ne­ment congo­lais a donc choi­si l’exclusivité des juri­dic­tions natio­nales. On ne doit tou­te­fois pas s’étonner puisque la créa­tion de tout tri­bu­nal est tou­jours un acte politique.

Obstacles aux chambres spécialisées

La mise en place de chambres spé­cia­li­sées est assez tech­nique, mais il existe de nom­breux obs­tacles à leur bon fonc­tion­ne­ment. Les trois prin­ci­paux sont l’ingérence poli­tique, l’impunité des crimes anté­rieurs à 2002 et l’impossibilité de pour­suivre des cri­mi­nels non congolais.

L’ingérence poli­tique vise à inter­rompre les pro­cé­dures enga­gées contre des accu­sés de haut rang au stade des enquêtes. Les exemples sont légion, citons le cas du pro­cès Kil­wa (Katan­ga). Ce pro­cès impli­quait neuf sol­dats de la 62e bri­gade d’infanterie des fardc et trois employés étran­gers de la Com­pa­gnie minière aus­tra­lienne Anvil Mining. Ils seront fina­le­ment accu­sés de crimes de guerre et de com­pli­ci­té pour les mas­sacres de sep­tante-trois per­sonnes en octobre 2004.

Dénon­çant ces mas­sacres, la Monuc et des ONG telles Glo­bal Wit­ness exigent de tra­duire les pré­su­més auteurs en jus­tice en trans­met­tant au gou­ver­ne­ment leurs iden­ti­tés. La jus­tice mili­taire est alors res­tée inac­tive. Ce n’est qu’en juillet 2005, à la suite d’un docu­men­taire télé­dif­fu­sé sur une chaine aus­tra­lienne, que les pres­sions inter­na­tio­nales s’amplifient ouvrant la voie à l’enquête. En octobre 2006, neuf mili­taires sont incul­pés de crimes de guerre, dont le colo­nel Adé­mar Ilun­ga qui com­man­dait l’offensive à Kil­wa. Trois employés de la com­pa­gnie Anvil Mining sont éga­le­ment accu­sés de complicité.

Le pro­cès Kil­wa aurait pu créer un impor­tant pré­cé­dent juri­dique en contri­buant à mettre fin à la culture de l’impunité au Congo, mais des bar­rières s’élèvent contre la réus­site de ce pro­cès. Blo­cage des enquêtes, inti­mi­da­tions des témoins et vic­times, pres­sions sur le pre­mier audi­teur mili­taire en charge de l’affaire afin qu’il aban­donne les pour­suites contre les employés d’Anvil Mining. Lorsqu’il résiste à ces pres­sions, il est muté et un deuxième pro­cu­reur est nommé.

En juin 2007, le tri­bu­nal mili­taire acquitte le colo­nel Ilun­ga des accu­sa­tions de crimes de guerre. Les trois employés étran­gers d’Anvil Mining sont aus­si acquit­tés pour faits non éta­blis. Dans son juge­ment, la Cour conclut que le mas­sacre n’a pas eu lieu et reproche aux orga­ni­sa­tions de défense des droits de l’homme de ten­ter de trans­for­mer un dos­sier « huma­ni­taire » en dos­sier judiciaire.

Le deuxième obs­tacle à la mise en place des chambres spé­cia­li­sées est l’impunité dont béné­fi­cient les auteurs de crimes com­mis avant le 30 avril 2002. Les crimes anté­rieurs à cette période échappent tota­le­ment à la com­pé­tence tem­po­relle de la jus­tice inter­na­tio­nale, alors que cette période est la plus san­glante de l’histoire du Congo. Impos­sible de bâtir un État démo­cra­tique, juste et paci­fique sans tenir compte des atro­ci­tés com­mises avant 2002.

Au début des années nonante, l’autorité du pré­sident Mobu­tu est contes­tée par la popu­la­tion ; il se voit alors obli­gé de faire des conces­sions et est ain­si for­cé à tenir une confé­rence natio­nale sou­ve­raine (CNS). L’opposition poli­tique par­ti­cipe à cette confé­rence, qui a pour but de mettre en place les ins­ti­tu­tions pour créer un Zaïre démo­cra­tique. Le prin­ci­pal adver­saire poli­tique de Mobu­tu est Étienne Tshi­se­ke­di, le chef du par­ti de l’Union pour la démo­cra­tie et le pro­grès social.

Lorsque la CNS élit Tshi­se­ke­di Pre­mier ministre en 1992, Mobu­tu uti­lise Nguz Karl-I-Bond et Kyun­gu pour affai­blir poli­ti­que­ment Tshi­se­ke­di. Ils adoptent une poli­tique expli­cite de puri­fi­ca­tion et de net­toyage eth­nique contre les Kasaiens habi­tant le Sha­ba. Selon l’ONU, les mili­ciens de Nguz et de Kyun­gu ont tué plus de 5.000 Kasaiens et ont, de plus, for­cé le dépla­ce­ment de 1.350.000 per­sonnes. Les forces de sécu­ri­té pro­vin­ciales détinrent 75.000 per­sonnes dans des condi­tions extrê­me­ment pré­caires jusqu’à ce que des orga­ni­sa­tions huma­ni­taires les éva­cuent vers leur mythique pro­vince d’origine.

Mal­gré ces crimes, on constate très peu de débats publics au sujet de ce net­toyage eth­nique à l’intérieur du pays. Rien non plus n’est fait par les auto­ri­tés en place sur le plan judi­ciaire. Les res­pon­sables de ce net­toyage eth­nique jouissent alors d’une impu­ni­té totale.

Le troi­sième obs­tacle est la fai­blesse poli­tique et diplo­ma­tique du Congo à pour­suivre des cri­mi­nels non congo­lais. Les auteurs pré­su­més de crimes per­pé­trés au Congo pen­dant les conflits sont autant des citoyens congo­lais que des citoyens d’autres pays, notam­ment du Rwan­da, de l’Angola, de l’Ouganda et du Zim­babwe. Cer­tains de ces pays, dont le Rwan­da et l’Angola, inter­disent l’extradition de leurs citoyens vers les pays tiers. Le rap­port Map­ping a affir­mé par exemple que la plu­part des sol­dats qui ont com­mis les atro­ci­tés de 1996 – 1997 étaient sous le com­man­de­ment effec­tif de l’armée rwan­daise et que leur com­man­dant en chef était le colo­nel James Kaba­rebe. Il a été chef d’état-major de l’armée rwan­daise plu­sieurs années plus tard, et il est aujourd’hui ministre de la Défense du Rwanda.

Le contexte poli­tique d’aujourd’hui rend impos­sible de mener des enquêtes judi­ciaires en Ougan­da, au Zim­babwe et au Rwan­da. Face au Rwan­da, aucune force inter­na­tio­nale ne peut aujourd’hui oser exi­ger sa coopé­ra­tion. L’ONU est tota­le­ment dis­cré­di­tée pour avoir reti­ré ses casques bleus et aban­don­né des dizaines de mil­liers de Rwan­dais aux mains de mili­ciens inter­ahmwe. La Bel­gique, atta­quée pour avoir semé les graines du racisme en tant que puis­sance colo­niale, a per­du toute auto­ri­té en ayant reti­ré en plein mas­sacre son bataillon enga­gé sous la ban­nière de l’ONU. Les États-Unis sont dis­qua­li­fiés pour s’être oppo­sés obs­ti­né­ment à qua­li­fier de géno­cide ce qui se dérou­lait au Rwan­da afin de ne pas être contraints d’y envoyer leurs soldats.

Le Rwan­da décon­te­nance les étran­gers. En Afrique, être en posi­tion de fai­blesse est une situa­tion inha­bi­tuelle pour les Occi­den­taux. Au cours des der­nières années, l’utilisation du géno­cide par les auto­ri­tés rwan­daises pour faire valoir leurs inté­rêts sur la scène inter­na­tio­nale est un modèle d’efficacité poli­tique. Quelle autre ancienne colo­nie d’Afrique est par­ve­nue à sus­ci­ter des com­mis­sions d’enquête en Bel­gique, en France, aux Nations unies et au sein de l’Union afri­caine ? Quelle autre nation sans inté­rêt stra­té­gique a réus­si à faire venir s’excuser, sur son sol, un pré­sident des États-Unis en exer­cice ? Quel autre pays aus­si minus­cule a fait valoir sa date d’anniversaire de l’horreur, le 7 avril, comme jour de com­mé­mo­ra­tion mon­diale des géno­cides ? L’énormité du crime com­mis en 1994 au Rwan­da n’explique pas tout, l’époque non plus.

Dans ce contexte, il appa­rait fort impro­bable que les États tiers acceptent d’extrader leurs citoyens.

Raisons d’espérer

Mal­gré ces obs­tacles, la jus­tice vain­cra si les cri­mi­nels font l’objet d’inculpations et de condam­na­tions. Il peut être dif­fi­cile de pour­suivre en jus­tice des per­sonnes de natio­na­li­té étran­gère, mais cela ne devrait pas empê­cher les chambres spé­cia­li­sées congo­laises d’ouvrir des enquêtes sur des crimes pour les­quels elles ont com­pé­tence, de consti­tuer des dos­siers judi­ciaires, ni d’émettre des man­dats d’arrêt. Il n’est ni humai­ne­ment ni mora­le­ment accep­table de lais­ser impu­nis des auteurs de crimes qui ont froi­de­ment assas­si­né des civils inno­cents, qui ont sys­té­ma­ti­que­ment vio­lé et mas­sa­cré des femmes, des petites filles et des enfants.

Peu importe le temps écou­lé entre la com­mis­sion de cer­tains crimes et la tenue des enquêtes, les cri­mi­nels doivent être jugés. Il est certes plus facile d’instruire un pro­cès lorsque le conflit est récent, mais chaque tran­si­tion de la guerre vers la paix est dif­fé­rente, et les pro­cès ne doivent pas for­cé­ment avoir lieu pen­dant ou immé­dia­te­ment après un conflit.

Pour ce faire, la pour­suite devant la jus­tice des étran­gers auteurs de crimes exige la col­la­bo­ra­tion de tous les pays. De nom­breux trai­tés inter­na­tio­naux condamnent le géno­cide dont la Conven­tion pour la pré­ven­tion et la répres­sion de crime de géno­cide de 1948 qui sti­pule que les par­ties contrac­tantes confirment que le géno­cide, qu’il soit com­mis en temps de paix ou en temps de guerre, est un crime de droit des gens, qu’elles s’engagent à pré­ve­nir et à punir.

La lutte contre l’impunité au Congo exige aus­si la col­la­bo­ra­tion des pays des Grands Lacs pour avoir suf­fi­sam­ment d’impact pour la paix à long terme. La Confé­rence inter­na­tio­nale sur la région des Grands Lacs dis­pose d’un cadre visant à mettre fin à l’impunité pour les crimes de guerre, les crimes contre l’humanité et les crimes de génocide.

Les conflits au Congo ont impli­qué au moins neuf pays afri­cains dif­fé­rents et les popu­la­tions conti­nuent d’être vic­times de vio­lences indes­crip­tibles. Dans cette pers­pec­tive, au niveau conti­nen­tal, l’Union afri­caine (UA) pour­rait faci­li­ter la coopé­ra­tion judi­ciaire entre d’autres pays afri­cains et les chambres spé­cia­li­sées congo­laises. L’un des prin­cipes fon­da­teurs de cette orga­ni­sa­tion est le rejet de l’impunité pour les crimes de guerre, les crimes contre l’humanité et les crimes de géno­cide ; ce prin­cipe consti­tue un moyen essen­tiel pour ren­for­cer l’État de droit et la sta­bi­li­té à long terme.

Compte tenu du grand nombre de crimes inter­na­tio­naux graves com­mis au Congo, les chambres spé­cia­li­sées, à elles seules, ne pour­ront consti­tuer l’unique solu­tion au pro­blème de lutte contre l’impunité. Elles peuvent cepen­dant agir comme moteur per­met­tant de faire des enquêtes sur des indi­vi­dus qui demeurent jusqu’à pré­sent intou­chables. D’autres auteurs pré­su­més de crimes peuvent aus­si être pour­sui­vis sur la base de la com­pé­tence uni­ver­selle par des États tiers, de la région des Grands Lacs ou d’ailleurs dans le monde. Une telle pos­si­bi­li­té doit être encou­ra­gée. Le sta­tut de la CPI rap­pelle qu’il est du devoir de chaque État de sou­mettre à sa juri­dic­tion cri­mi­nelle les res­pon­sables de crimes internationaux.

Seule la volon­té de punir les prin­ci­paux res­pon­sables de vio­la­tions du droit huma­ni­taire n’est pas suf­fi­sante, il faut main­te­nant pas­ser à l’action et lais­ser libre cours à la justice.

Les opi­nions émises dans ce texte sont de l’auteur et ne repré­sentent pas néces­sai­re­ment les opi­nions du minis­tère de la Jus­tice ou du gou­ver­ne­ment du Canada.

  1. Il s’agit de T. Luban­ga, G. Katan­ga, M. Ngu­do­lo­jo, B. Nta­gan­da, J.-P. Bemba.

Bandeja Yamba


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