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La démocratie face au n’importe quoi
Confronté à la persistance de la pandémie et même à une nouvelle flambée des contaminations, le gouvernement fédéral a décidé de rendre obligatoire la vaccination des personnels soignants à partir de janvier 2022. Après cette date, il ne sera plus possible pour les professionnels de la santé non vaccinés d’exercer au contact des patients. Après des négociations tendues, sur […]
Confronté à la persistance de la pandémie et même à une nouvelle flambée des contaminations, le gouvernement fédéral a décidé de rendre obligatoire la vaccination des personnels soignants à partir de janvier 2022. Après cette date, il ne sera plus possible pour les professionnels de la santé non vaccinés d’exercer au contact des patients. Après des négociations tendues, sur fond d’oppositions entre partenaires de la coalition gouvernementale et de rivalités entre le PS et le PTB, les modalités de cette obligation vaccinale ont été définies. Les soignants qui ne s’y conformeront pas et dont le poste ne pourrait être aménagé basculeront, pour une période transitoire, dans le dispositif de chômage temporaire « corona ». Si, au terme de cette période, ils refusent toujours le vaccin, ils auront le choix entre la fin de leur contrat (avec accès aux indemnités de chômage) ou une suspension de celui-ci sans traitement, avec la possibilité de travailler hors du secteur médical. Il n’y aurait pas de perte d’agrément, ce qui leur permettra de reprendre leurs fonctions immédiatement s’ils se vaccinaient, ou lorsque la pandémie sera terminée et l’obligation vaccinale abrogée.
Plusieurs syndicats ne l’entendent toutefois pas de cette oreille, et ont immédiatement déposé des préavis de grève pour obtenir l’abandon de l’obligation vaccinale ou des mesures prévues à l’égard des soignants récalcitrants, présentées comme des sanctions inacceptables et injustes. Ce faisant, ils se retrouvent pourtant dans une position relativement paradoxale, puisque la grande majorité des personnels concernés est déjà vaccinée (environ 89% à la mi-novembre 2021, mais avec des disparités entre les trois Régions), de longue date et sur base volontaire. Pour des organisations dont la défense des intérêts collectifs est la raison d’être, il s’agit d’une possible source de tensions internes, les syndicats devant combiner dans leurs discours le contexte sanitaire, les revendications des contestataires et les réalités du terrain. Mais, au-delà de ce fait, c’est la nature même des arguments excipés par les organisations syndicales qui pose question.
En se basant sur les interviews récemment parues dans la presse, on peut identifier quatre grandes catégories de justifications avancées par les syndicats de soignants à l’obligation vaccinale qui leur est faite : celles liées au vaccin et à ses risques, celles liées à l’efficacité de la vaccination pour la protection des malades, celles questionnant le principe de l’obligation dans un contexte de liberté individuelle et de démocratie et, enfin, celles relatives aux conséquences des mesures sur le fonctionnement des services.
Aucun syndicat de soignants n’affirme être opposé à la vaccination : bien au contraire, tous s’y disent favorables. Cependant leurs discours relaient clairement la méfiance d’une partie de leur base. Ainsi, lorsque Nathalie Lionnet (Setca) considère que les soignants qui ont à se positionner entre le vaccin et la mise à l’écart qui découlerait de son refus seraient obligés de choisir entre « la peste et le choléra », le vaccin est présenté comme un fléau. Le choix des termes n’est pas neutre et la référence à deux des plus redoutables maladies de l’histoire de nos contrées, responsables d’épidémies terriblement meurtrières, ne renvoie pas à l’idée d’une balance bénéfice-risque discutable, mais à un mal absolu. Qui imagine reconnaitre une quelconque vertu à la peste ? Si cette expression vise vraisemblablement à relayer les craintes d’une partie de « la base » quant à de possibles effets secondaires, la rhétorique n’en repose pas moins sur un registre que l’on attendrait de la part de conspirationnistes antivax, plutôt que de représentants du secteur médical. On retrouve une parenté similaire avec la rhétorique conspirationniste dans un tract controversé diffusé par la CSC Services publics dans le sud du pays, mettant en cause la dangerosité du virus, l’efficacité des vaccins et l’immunité qu’auraient prétendument les laboratoires en cas d’effets secondaires. On peut à cet égard s’interroger sur la potentielle mise en cause par ce biais de la majorité du personnel médical, vacciné et favorable à une large vaccination, qui se retrouve de facto dans le camp de ceux qui s’opposent aux connaissances scientifiques ou répandent la peste au sein de la population. Maladresses peut-être, mais dans un contexte dont les organisations syndicales des travailleurs de la santé ne peuvent méconnaitre l’extrême tension.
Un autre argument récurrent questionne le danger que représenterait — ou non — un soignant non vacciné pour ses patients fragiles. Comme les vaccins ne sont pas efficaces à 100% et n’empêcheraient pas toute contagion, ils ne seraient pas nécessaires pour assurer la sécurité des patients ; ce d’autant moins que celle-ci repose aussi sur d’autres éléments, comme la compétence des soignants, le respect des gestes barrière ou la qualité des aménagements et infrastructures. Si l’affirmation de base relève de l’évidence (la sécurité médicale et la lutte contre les maladies nosocomiales dépend bien de multiples facteurs), la conclusion selon laquelle le vaccin ne se justifierait dès lors pas de manière systématique est pour le moins étrange. Est-ce que, comme la sécurité du personnel soignant ne tient pas uniquement à la mise à disposition d’équipements de protection, mais aussi à d’autres facteurs tels que la formation, le respect de protocoles stricts ou la désinfection du matériel, les syndicats envisagent de renoncer à réclamer qu’il soit fourni des masques et des gants à leurs affiliés ? C’est bien toute approche de réduction des risques — lesquels sont toujours multifactoriels — qui est ici disqualifiée. Même en imaginant que le risque de contamination de patients par du personnel soignant ne diminuerait que de 50, 30 ou même 20%, doit-on conclure que le vaccin est inutile ? Sous prétexte que la vaccination ne règle pas tout — ce qui est un truisme — on se priverait d’un outil de lutte contre la pandémie.
Un troisième argument revient souvent : « l’inégalité » qui serait créée entre les soignants et le reste de la population si seuls les premiers se voyaient astreints à l’obligation vaccinale. Cela reviendrait à stigmatiser injustement un personnel mis à rude épreuve depuis deux ans, estime Véronique Sabel de la CSC Services publics, dans le but de complaire à des politiques présentés comme déconnectés du terrain. S’il ne s’agit pas de contester qu’une obligation s’appliquant aux uns et non aux autres crée de fait des situations différentes dans la population, et considère de facto le personnel soignant comme ayant des devoirs spécifiques, est-elle pour autant en elle-même problématique et attentatoire à la démocratie ? Rappelons que rien n’interdit les différences de traitement entre groupes de personnes, pour autant qu’elles soient rationnellement justifiées. Ce n’est que si la différence relève de l’arbitraire qu’elle est discriminatoire et, par conséquent, prohibée. Or, l’obligation vaccinale des soignants a été décidée du fait des spécificités inhérentes à leurs métiers : par définition en contact avec des gens malades (et parfois atteints de Covid-19) et parfois très fragiles. Le gouvernement estime nécessaire de prendre des mesures pour les protéger eux-mêmes de ce qu’on pourrait considérer comme une maladie professionnelle, ainsi que leurs patients. C’est en vertu de ces mêmes principes que tous les personnels de santé sont obligatoirement vaccinés depuis 1999 contre l’hépatite B, une maladie qui se transmettait facilement en milieu hospitalier dans les années 1980 – 1990. Étrangement, cette obligation, qui subsiste aujourd’hui, ne semble pas contestée. Par ailleurs, l’argument semble quelque peu paradoxal si on se rappelle que les représentants syndicaux de différents secteurs avaient appelé, dans les premières semaines de la campagne début 2021, à la vaccination prioritaire de toute une série de professions dites « de première ligne » durement éprouvées par l’épidémie et ses conséquences, et considérées à juste titre comme plus exposées que le reste de la population.
Une telle mesure, dans le cas de la Covid-19, porte-t-elle gravement atteinte à l’égalité entre les soignants et le reste de la population, en exposant les premiers à ce que la CSC considère comme des « sanctions indécentes » ? Est-il inacceptable que le personnel médical non vacciné serait le seul à en subir des conséquences, au point que certains disent préférer une obligation vaccinale générale ne ciblant pas des professions spécifiques ? Sans aborder ici les difficultés pratiques que pourrait entrainer une obligation vaccinale générale, force est de constater que les obligations propres à certaines professions sont en réalité extrêmement nombreuses : formations et diplômes (dans la plupart des métiers), critères de condition physique ou mentale (pensons aux pompiers, militaires, policiers, contrôleurs aériens, etc.), respect de certains comportements personnels et sociaux (comme éviter l’alcool dans toute une série de circonstances pour les chauffeurs, conducteurs et autres pilotes), etc. Faudrait-il donc que toute la population soit obligée de passer une licence de pilotage sous prétexte que les pilotes ne peuvent exercer leur activité sans celle-ci ? Trouverait-on normal qu’un pilote qui n’a plus sa licence et/ou qui n’a pu maintenir ses qualifications à niveau puisse encore piloter sous prétexte que l’écarter dévaloriserait sa formation initiale ou lui poserait des problèmes personnels ? Serait-ce une « sanction » inacceptable des navigants qu’un simple passager ne soit pas astreint aux mêmes obligations ?
C’est d’autant plus discutable que le vaccin est offert aux soignants (là où un pilote doit entretenir ses qualifications parfois à ses frais) et que, si le soignant ne pourra effectivement plus exercer, il n’est pas laissé sans revenus (par une interdiction d’accès aux indemnités de chômage ou la possibilité de démarrer une autre activité).
Par ailleurs, cet argument amène à s’interroger sur la cohérence interne de l’argumentation des organisations syndicales. Si le vaccin est une peste, comment justifier que l’on puisse défendre une obligation généralisée de vaccination de la population ? Et, même si les mots ont dépassé la pensée et qu’il est légitime de se préoccuper d’une balance couts-bénéfices problématique — †quod non —, comment justifier que l’on soutienne une obligation générale, sans considération d’aucun risque spécifique, plutôt qu’une obligation ciblée sur un corps professionnel objectivement plus exposé aux risques et plus susceptible de contaminer des personnes vulnérables ?
Enfin, il faut encore aborder un argument qui est régulièrement répété : celui du risque d’aggravation de la pénurie de personnel si une partie de celui-ci venait à être écartée. Bien entendu, cette question est délicate, puisque sa portée dépendra de la proportion du personnel médical non vacciné à l’heure actuelle, de celle des travailleurs qui continueront de refuser le vaccin et qui, en outre, ne pourront être affectés à des postes sans contact avec les patients. Elle dépend également de la valeur que l’on accorde à la lutte contre les maladies nosocomiales, à leur effet sur la charge de travail dans les hôpitaux et, plus largement, à la valeur que l’on accorde à la vie humaine et à la confiance du patient envers le personnel soignant entre les mains duquel il remet souvent sa santé, voire sa vie. En outre, il convient de rapporter ce risque à celui de voir les travailleurs eux-mêmes développer la maladie, la transmettre et, de ce fait, contribuer à l’encombrement de leurs services. Primum non nocere n’est-il pas l’un des impératifs du serment d’Hippocrate ? Il est difficile d’émettre un jugement définitif, mais l’argument des organisations syndicales mériterait d’être étayé.
Faisant ces constats, il ne s’agit pas ici de nier la gravité de la décision d’imposer le vaccin au personnel médical, ni son côté attentatoire aux libertés individuelles. Comme pour toute mesure ayant cette portée — c’est-à-dire un nombre incalculable de politiques publiques — c’est une balance entre les intérêts collectifs et les droits individuels qui doit permettre de trancher. Que cette balance puisse faire l’objet de controverses est bien entendu absolument normal – et même attendu – en démocratie. Cela n’empêche pourtant pas de s’interroger sur la validité des arguments produits, sur leur cohérence et sur le sens qu’ils ont dans le contexte particulier de l’actuelle pandémie. En effet, une saine démocratie connait un débat public vivant, voire vif, mais ne tire jamais bénéfice des arguments biaisés ni des sophismes.
Au terme de cette brève réflexion, nous ne pouvons que reconnaitre notre perplexité face à des organisations syndicales qui semblent vouloir défendre une minorité de leurs affiliés — ce qui est bien entendu leur mission —, mais au prix de la mise en place d’un argumentaire sciant la branche sur laquelle la majorité d’entre eux est assise. Car si la situation actuelle dans le secteur de la santé doit beaucoup à des décennies de politiques de fragilisation des services publics, elle découle tout autant de la survenue d’une pandémie catastrophique. Et la prolongation des tensions dans ce secteur est éminemment liée à la confiance dans les moyens de lutte contre la pandémie. Si le taux de vaccination de la population était proche des 100%, le nombre d’hospitalisations serait nettement plus faible qu’aujourd’hui, nous pourrions passer sous le seuil épidémique – comme au Portugal – et la pression sur les structures de soins serait diminuée d’autant. Il semble donc proprement incompréhensible de chercher à défendre le secteur de la santé en développant des arguments minimisant l’intérêt de la vaccination.
L’exemple que nous avons pris ici, pour emblématique qu’il soit, n’est bien entendu pas unique. Il est frappant de constater l’inconsistance et l’inconséquence de nombreux discours émis dans le cadre de la crise sanitaire, mais aussi dans celui de la crise climatique et environnementale. Il en va ainsi de ces propos de certains responsables politiques éminents qui, d’un côté, mènent des politiques lorsqu’ils sont au pouvoir, valident des projets dans le cadre des coalitions auxquelles ils participent, puis, sur les réseaux sociaux et dans la presse, se répandent en critiques incendiaires des décisions qu’ils ont eux-mêmes contribué à prendre et des conséquences de l’action qu’ils ont eux-mêmes menée lorsqu’ils étaient aux affaires. Bref, l’incohérence n’est pas l’apanage d’un acteur spécifique dans le contexte actuel, ce qui est d’autant plus problématique lorsque les menaces auxquelles il faut faire face comprennent de larges pans scientifiques et technoscientifiques, impossibles à aborder sans rigueur.
Tout se passe comme si, à un monde dans lequel se faisaient face des visions du monde radicalement opposées, mais fortement charpentées et d’une grande cohérence interne, se livrant à une lutte sans merci (bien qu’émaillée de compromis), avait succédé une inintelligible cacophonie. Non seulement, les logiques de blocs et de fronts ont laissé place à une atomisation du champ de la revendication et de la protestation, débouchant sur une multiplication des camps, des organisations, des positionnements et des revendications. La manifestation du 22 novembre en fut la parfaite illustration : noyautée par l’extrême droite, réunissant des militants de cette mouvance, mais aussi des représentants de l’extrême gauche, des complotistes délirants, des familles inquiètes, des citoyens dubitatifs ou critiques, elle en vient à faire douter qu’il soit possible de s’opposer sans sombrer dans le n’importe quoi.
Mais, en outre, chaque groupuscule, chaque obédience semble se soucier chaque jour plus faiblement de la cohérence de ses propos et positions. À tel point que tout qui, par exemple, voudrait interroger, critiquer, voire contrer les politiques sanitaires actuellement mises en place par les autorités publiques, mais qui souhaiterait le faire de manière systématique, cohérente, réfléchie, en se fondant sur des arguments charpentés et des bases objectives, celui-là éprouve bien des difficultés à trouver une proposition qui tienne un tant soit peu la route. Quel est en effet l’acteur collectif qui, aujourd’hui, peut incarner cette attitude ?
Peut-on imaginer obtenir l’adhésion des citoyens à des mesures de lutte contre la pandémie sur la seule base du fait que l’opposition à la politique menée est illisible, confuse et peu fréquentable ? À l’inverse, peut-on songer un instant revivifier la démocratie par la critique en comptant sur des assemblages faits de bric et de broc, de montages hasardeux de fausses nouvelles et d’allégations paranoïaques, de propositions contradictoires et de théories incohérentes ?
La démocratie ne vit que de l’adhésion de la population et de la permanence d’une opposition et d’une contestation. Elle ne peut se réduire à des rapports de pouvoir bruts entre les forces en présence, mais devrait aussi s’appuyer sur un espace de rationalité partagé. Si le pouvoir en place et son opposition apparaissent incohérents, comment imaginer que prenne place le débat qui constitue sa mise en pratique ?