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La démocratie face au n’importe quoi

Numéro 8 – 2021 par Baptiste Campion Christophe Mincke

décembre 2021

Confron­té à la per­sis­tance de la pan­dé­mie et même à une nou­velle flam­bée des conta­mi­na­tions, le gou­ver­ne­ment fédé­ral a déci­dé de rendre obli­ga­toire la vac­ci­na­tion des per­son­nels soi­gnants à par­tir de jan­vier 2022. Après cette date, il ne sera plus pos­sible pour les pro­fes­sion­nels de la san­té non vac­ci­nés d’exercer au contact des patients. Après des négo­cia­tions ten­dues, sur […]

Éditorial

Confron­té à la per­sis­tance de la pan­dé­mie et même à une nou­velle flam­bée des conta­mi­na­tions, le gou­ver­ne­ment fédé­ral a déci­dé de rendre obli­ga­toire la vac­ci­na­tion des per­son­nels soi­gnants à par­tir de jan­vier 2022. Après cette date, il ne sera plus pos­sible pour les pro­fes­sion­nels de la san­té non vac­ci­nés d’exercer au contact des patients. Après des négo­cia­tions ten­dues, sur fond d’oppositions entre par­te­naires de la coa­li­tion gou­ver­ne­men­tale et de riva­li­tés entre le PS et le PTB, les moda­li­tés de cette obli­ga­tion vac­ci­nale ont été défi­nies. Les soi­gnants qui ne s’y confor­me­ront pas et dont le poste ne pour­rait être amé­na­gé bas­cu­le­ront, pour une période tran­si­toire, dans le dis­po­si­tif de chô­mage tem­po­raire « coro­na ». Si, au terme de cette période, ils refusent tou­jours le vac­cin, ils auront le choix entre la fin de leur contrat (avec accès aux indem­ni­tés de chô­mage) ou une sus­pen­sion de celui-ci sans trai­te­ment, avec la pos­si­bi­li­té de tra­vailler hors du sec­teur médi­cal. Il n’y aurait pas de perte d’agrément, ce qui leur per­met­tra de reprendre leurs fonc­tions immé­dia­te­ment s’ils se vac­ci­naient, ou lorsque la pan­dé­mie sera ter­mi­née et l’obligation vac­ci­nale abrogée.

Plu­sieurs syn­di­cats ne l’entendent tou­te­fois pas de cette oreille, et ont immé­dia­te­ment dépo­sé des pré­avis de grève pour obte­nir l’abandon de l’obligation vac­ci­nale ou des mesures pré­vues à l’égard des soi­gnants récal­ci­trants, pré­sen­tées comme des sanc­tions inac­cep­tables et injustes. Ce fai­sant, ils se retrouvent pour­tant dans une posi­tion rela­ti­ve­ment para­doxale, puisque la grande majo­ri­té des per­son­nels concer­nés est déjà vac­ci­née (envi­ron 89% à la mi-novembre 2021, mais avec des dis­pa­ri­tés entre les trois Régions), de longue date et sur base volon­taire. Pour des orga­ni­sa­tions dont la défense des inté­rêts col­lec­tifs est la rai­son d’être, il s’agit d’une pos­sible source de ten­sions internes, les syn­di­cats devant com­bi­ner dans leurs dis­cours le contexte sani­taire, les reven­di­ca­tions des contes­ta­taires et les réa­li­tés du ter­rain. Mais, au-delà de ce fait, c’est la nature même des argu­ments exci­pés par les orga­ni­sa­tions syn­di­cales qui pose question.

En se basant sur les inter­views récem­ment parues dans la presse, on peut iden­ti­fier quatre grandes caté­go­ries de jus­ti­fi­ca­tions avan­cées par les syn­di­cats de soi­gnants à l’obligation vac­ci­nale qui leur est faite : celles liées au vac­cin et à ses risques, celles liées à l’efficacité de la vac­ci­na­tion pour la pro­tec­tion des malades, celles ques­tion­nant le prin­cipe de l’obligation dans un contexte de liber­té indi­vi­duelle et de démo­cra­tie et, enfin, celles rela­tives aux consé­quences des mesures sur le fonc­tion­ne­ment des services.

Aucun syn­di­cat de soi­gnants n’affirme être oppo­sé à la vac­ci­na­tion : bien au contraire, tous s’y disent favo­rables. Cepen­dant leurs dis­cours relaient clai­re­ment la méfiance d’une par­tie de leur base. Ain­si, lorsque Natha­lie Lion­net (Set­ca) consi­dère que les soi­gnants qui ont à se posi­tion­ner entre le vac­cin et la mise à l’écart qui décou­le­rait de son refus seraient obli­gés de choi­sir entre « la peste et le cho­lé­ra », le vac­cin est pré­sen­té comme un fléau. Le choix des termes n’est pas neutre et la réfé­rence à deux des plus redou­tables mala­dies de l’histoire de nos contrées, res­pon­sables d’épidémies ter­ri­ble­ment meur­trières, ne ren­voie pas à l’idée d’une balance béné­fice-risque dis­cu­table, mais à un mal abso­lu. Qui ima­gine recon­naitre une quel­conque ver­tu à la peste ? Si cette expres­sion vise vrai­sem­bla­ble­ment à relayer les craintes d’une par­tie de « la base » quant à de pos­sibles effets secon­daires, la rhé­to­rique n’en repose pas moins sur un registre que l’on atten­drait de la part de conspi­ra­tion­nistes anti­vax, plu­tôt que de repré­sen­tants du sec­teur médi­cal. On retrouve une paren­té simi­laire avec la rhé­to­rique conspi­ra­tion­niste dans un tract contro­ver­sé dif­fu­sé par la CSC Ser­vices publics dans le sud du pays, met­tant en cause la dan­ge­ro­si­té du virus, l’efficacité des vac­cins et l’immunité qu’auraient pré­ten­du­ment les labo­ra­toires en cas d’effets secon­daires. On peut à cet égard s’interroger sur la poten­tielle mise en cause par ce biais de la majo­ri­té du per­son­nel médi­cal, vac­ci­né et favo­rable à une large vac­ci­na­tion, qui se retrouve de fac­to dans le camp de ceux qui s’opposent aux connais­sances scien­ti­fiques ou répandent la peste au sein de la popu­la­tion. Mal­adresses peut-être, mais dans un contexte dont les orga­ni­sa­tions syn­di­cales des tra­vailleurs de la san­té ne peuvent mécon­naitre l’extrême tension.

Un autre argu­ment récur­rent ques­tionne le dan­ger que repré­sen­te­rait — ou non — un soi­gnant non vac­ci­né pour ses patients fra­giles. Comme les vac­cins ne sont pas effi­caces à 100% et n’empêcheraient pas toute conta­gion, ils ne seraient pas néces­saires pour assu­rer la sécu­ri­té des patients ; ce d’autant moins que celle-ci repose aus­si sur d’autres élé­ments, comme la com­pé­tence des soi­gnants, le res­pect des gestes bar­rière ou la qua­li­té des amé­na­ge­ments et infra­struc­tures. Si l’affirmation de base relève de l’évidence (la sécu­ri­té médi­cale et la lutte contre les mala­dies noso­co­miales dépend bien de mul­tiples fac­teurs), la conclu­sion selon laquelle le vac­cin ne se jus­ti­fie­rait dès lors pas de manière sys­té­ma­tique est pour le moins étrange. Est-ce que, comme la sécu­ri­té du per­son­nel soi­gnant ne tient pas uni­que­ment à la mise à dis­po­si­tion d’équipements de pro­tec­tion, mais aus­si à d’autres fac­teurs tels que la for­ma­tion, le res­pect de pro­to­coles stricts ou la dés­in­fec­tion du maté­riel, les syn­di­cats envi­sagent de renon­cer à récla­mer qu’il soit four­ni des masques et des gants à leurs affi­liés ? C’est bien toute approche de réduc­tion des risques — les­quels sont tou­jours mul­ti­fac­to­riels — qui est ici dis­qua­li­fiée. Même en ima­gi­nant que le risque de conta­mi­na­tion de patients par du per­son­nel soi­gnant ne dimi­nue­rait que de 50, 30 ou même 20%, doit-on conclure que le vac­cin est inutile ? Sous pré­texte que la vac­ci­na­tion ne règle pas tout — ce qui est un truisme — on se pri­ve­rait d’un outil de lutte contre la pandémie.

Un troi­sième argu­ment revient sou­vent : « l’inégalité » qui serait créée entre les soi­gnants et le reste de la popu­la­tion si seuls les pre­miers se voyaient astreints à l’obligation vac­ci­nale. Cela revien­drait à stig­ma­ti­ser injus­te­ment un per­son­nel mis à rude épreuve depuis deux ans, estime Véro­nique Sabel de la CSC Ser­vices publics, dans le but de com­plaire à des poli­tiques pré­sen­tés comme décon­nec­tés du ter­rain. S’il ne s’agit pas de contes­ter qu’une obli­ga­tion s’appliquant aux uns et non aux autres crée de fait des situa­tions dif­fé­rentes dans la popu­la­tion, et consi­dère de fac­to le per­son­nel soi­gnant comme ayant des devoirs spé­ci­fiques, est-elle pour autant en elle-même pro­blé­ma­tique et atten­ta­toire à la démo­cra­tie ? Rap­pe­lons que rien n’interdit les dif­fé­rences de trai­te­ment entre groupes de per­sonnes, pour autant qu’elles soient ration­nel­le­ment jus­ti­fiées. Ce n’est que si la dif­fé­rence relève de l’arbitraire qu’elle est dis­cri­mi­na­toire et, par consé­quent, pro­hi­bée. Or, l’obligation vac­ci­nale des soi­gnants a été déci­dée du fait des spé­ci­fi­ci­tés inhé­rentes à leurs métiers : par défi­ni­tion en contact avec des gens malades (et par­fois atteints de Covid-19) et par­fois très fra­giles. Le gou­ver­ne­ment estime néces­saire de prendre des mesures pour les pro­té­ger eux-mêmes de ce qu’on pour­rait consi­dé­rer comme une mala­die pro­fes­sion­nelle, ain­si que leurs patients. C’est en ver­tu de ces mêmes prin­cipes que tous les per­son­nels de san­té sont obli­ga­toi­re­ment vac­ci­nés depuis 1999 contre l’hépatite B, une mala­die qui se trans­met­tait faci­le­ment en milieu hos­pi­ta­lier dans les années 1980 – 1990. Étran­ge­ment, cette obli­ga­tion, qui sub­siste aujourd’hui, ne semble pas contes­tée. Par ailleurs, l’argument semble quelque peu para­doxal si on se rap­pelle que les repré­sen­tants syn­di­caux de dif­fé­rents sec­teurs avaient appe­lé, dans les pre­mières semaines de la cam­pagne début 2021, à la vac­ci­na­tion prio­ri­taire de toute une série de pro­fes­sions dites « de pre­mière ligne » dure­ment éprou­vées par l’épidémie et ses consé­quences, et consi­dé­rées à juste titre comme plus expo­sées que le reste de la population.

Une telle mesure, dans le cas de la Covid-19, porte-t-elle gra­ve­ment atteinte à l’égalité entre les soi­gnants et le reste de la popu­la­tion, en expo­sant les pre­miers à ce que la CSC consi­dère comme des « sanc­tions indé­centes » ? Est-il inac­cep­table que le per­son­nel médi­cal non vac­ci­né serait le seul à en subir des consé­quences, au point que cer­tains disent pré­fé­rer une obli­ga­tion vac­ci­nale géné­rale ne ciblant pas des pro­fes­sions spé­ci­fiques ? Sans abor­der ici les dif­fi­cul­tés pra­tiques que pour­rait entrai­ner une obli­ga­tion vac­ci­nale géné­rale, force est de consta­ter que les obli­ga­tions propres à cer­taines pro­fes­sions sont en réa­li­té extrê­me­ment nom­breuses : for­ma­tions et diplômes (dans la plu­part des métiers), cri­tères de condi­tion phy­sique ou men­tale (pen­sons aux pom­piers, mili­taires, poli­ciers, contrô­leurs aériens, etc.), res­pect de cer­tains com­por­te­ments per­son­nels et sociaux (comme évi­ter l’alcool dans toute une série de cir­cons­tances pour les chauf­feurs, conduc­teurs et autres pilotes), etc. Fau­drait-il donc que toute la popu­la­tion soit obli­gée de pas­ser une licence de pilo­tage sous pré­texte que les pilotes ne peuvent exer­cer leur acti­vi­té sans celle-ci ? Trou­ve­rait-on nor­mal qu’un pilote qui n’a plus sa licence et/ou qui n’a pu main­te­nir ses qua­li­fi­ca­tions à niveau puisse encore pilo­ter sous pré­texte que l’écarter déva­lo­ri­se­rait sa for­ma­tion ini­tiale ou lui pose­rait des pro­blèmes per­son­nels ? Serait-ce une « sanc­tion » inac­cep­table des navi­gants qu’un simple pas­sa­ger ne soit pas astreint aux mêmes obligations ?

C’est d’autant plus dis­cu­table que le vac­cin est offert aux soi­gnants (là où un pilote doit entre­te­nir ses qua­li­fi­ca­tions par­fois à ses frais) et que, si le soi­gnant ne pour­ra effec­ti­ve­ment plus exer­cer, il n’est pas lais­sé sans reve­nus (par une inter­dic­tion d’accès aux indem­ni­tés de chô­mage ou la pos­si­bi­li­té de démar­rer une autre activité).

Par ailleurs, cet argu­ment amène à s’interroger sur la cohé­rence interne de l’argumentation des orga­ni­sa­tions syn­di­cales. Si le vac­cin est une peste, com­ment jus­ti­fier que l’on puisse défendre une obli­ga­tion géné­ra­li­sée de vac­ci­na­tion de la popu­la­tion ? Et, même si les mots ont dépas­sé la pen­sée et qu’il est légi­time de se pré­oc­cu­per d’une balance couts-béné­fices pro­blé­ma­tique — †quod non —, com­ment jus­ti­fier que l’on sou­tienne une obli­ga­tion géné­rale, sans consi­dé­ra­tion d’aucun risque spé­ci­fique, plu­tôt qu’une obli­ga­tion ciblée sur un corps pro­fes­sion­nel objec­ti­ve­ment plus expo­sé aux risques et plus sus­cep­tible de conta­mi­ner des per­sonnes vulnérables ?

Enfin, il faut encore abor­der un argu­ment qui est régu­liè­re­ment répé­té : celui du risque d’aggravation de la pénu­rie de per­son­nel si une par­tie de celui-ci venait à être écar­tée. Bien enten­du, cette ques­tion est déli­cate, puisque sa por­tée dépen­dra de la pro­por­tion du per­son­nel médi­cal non vac­ci­né à l’heure actuelle, de celle des tra­vailleurs qui conti­nue­ront de refu­ser le vac­cin et qui, en outre, ne pour­ront être affec­tés à des postes sans contact avec les patients. Elle dépend éga­le­ment de la valeur que l’on accorde à la lutte contre les mala­dies noso­co­miales, à leur effet sur la charge de tra­vail dans les hôpi­taux et, plus lar­ge­ment, à la valeur que l’on accorde à la vie humaine et à la confiance du patient envers le per­son­nel soi­gnant entre les mains duquel il remet sou­vent sa san­té, voire sa vie. En outre, il convient de rap­por­ter ce risque à celui de voir les tra­vailleurs eux-mêmes déve­lop­per la mala­die, la trans­mettre et, de ce fait, contri­buer à l’encombrement de leurs ser­vices. Pri­mum non nocere n’est-il pas l’un des impé­ra­tifs du ser­ment d’Hippocrate ? Il est dif­fi­cile d’émettre un juge­ment défi­ni­tif, mais l’argument des orga­ni­sa­tions syn­di­cales méri­te­rait d’être étayé.

Fai­sant ces constats, il ne s’agit pas ici de nier la gra­vi­té de la déci­sion d’imposer le vac­cin au per­son­nel médi­cal, ni son côté atten­ta­toire aux liber­tés indi­vi­duelles. Comme pour toute mesure ayant cette por­tée — c’est-à-dire un nombre incal­cu­lable de poli­tiques publiques — c’est une balance entre les inté­rêts col­lec­tifs et les droits indi­vi­duels qui doit per­mettre de tran­cher. Que cette balance puisse faire l’objet de contro­verses est bien enten­du abso­lu­ment nor­mal – et même atten­du – en démo­cra­tie. Cela n’empêche pour­tant pas de s’interroger sur la vali­di­té des argu­ments pro­duits, sur leur cohé­rence et sur le sens qu’ils ont dans le contexte par­ti­cu­lier de l’actuelle pan­dé­mie. En effet, une saine démo­cra­tie connait un débat public vivant, voire vif, mais ne tire jamais béné­fice des argu­ments biai­sés ni des sophismes.

Au terme de cette brève réflexion, nous ne pou­vons que recon­naitre notre per­plexi­té face à des orga­ni­sa­tions syn­di­cales qui semblent vou­loir défendre une mino­ri­té de leurs affi­liés — ce qui est bien enten­du leur mis­sion —, mais au prix de la mise en place d’un argu­men­taire sciant la branche sur laquelle la majo­ri­té d’entre eux est assise. Car si la situa­tion actuelle dans le sec­teur de la san­té doit beau­coup à des décen­nies de poli­tiques de fra­gi­li­sa­tion des ser­vices publics, elle découle tout autant de la sur­ve­nue d’une pan­dé­mie catas­tro­phique. Et la pro­lon­ga­tion des ten­sions dans ce sec­teur est émi­nem­ment liée à la confiance dans les moyens de lutte contre la pan­dé­mie. Si le taux de vac­ci­na­tion de la popu­la­tion était proche des 100%, le nombre d’hospitalisations serait net­te­ment plus faible qu’aujourd’hui, nous pour­rions pas­ser sous le seuil épi­dé­mique – comme au Por­tu­gal – et la pres­sion sur les struc­tures de soins serait dimi­nuée d’autant. Il semble donc pro­pre­ment incom­pré­hen­sible de cher­cher à défendre le sec­teur de la san­té en déve­lop­pant des argu­ments mini­mi­sant l’intérêt de la vaccination.

L’exemple que nous avons pris ici, pour emblé­ma­tique qu’il soit, n’est bien enten­du pas unique. Il est frap­pant de consta­ter l’inconsistance et l’inconséquence de nom­breux dis­cours émis dans le cadre de la crise sani­taire, mais aus­si dans celui de la crise cli­ma­tique et envi­ron­ne­men­tale. Il en va ain­si de ces pro­pos de cer­tains res­pon­sables poli­tiques émi­nents qui, d’un côté, mènent des poli­tiques lorsqu’ils sont au pou­voir, valident des pro­jets dans le cadre des coa­li­tions aux­quelles ils par­ti­cipent, puis, sur les réseaux sociaux et dans la presse, se répandent en cri­tiques incen­diaires des déci­sions qu’ils ont eux-mêmes contri­bué à prendre et des consé­quences de l’action qu’ils ont eux-mêmes menée lorsqu’ils étaient aux affaires. Bref, l’incohérence n’est pas l’apanage d’un acteur spé­ci­fique dans le contexte actuel, ce qui est d’autant plus pro­blé­ma­tique lorsque les menaces aux­quelles il faut faire face com­prennent de larges pans scien­ti­fiques et tech­nos­cien­ti­fiques, impos­sibles à abor­der sans rigueur.

Tout se passe comme si, à un monde dans lequel se fai­saient face des visions du monde radi­ca­le­ment oppo­sées, mais for­te­ment char­pen­tées et d’une grande cohé­rence interne, se livrant à une lutte sans mer­ci (bien qu’émaillée de com­pro­mis), avait suc­cé­dé une inin­tel­li­gible caco­pho­nie. Non seule­ment, les logiques de blocs et de fronts ont lais­sé place à une ato­mi­sa­tion du champ de la reven­di­ca­tion et de la pro­tes­ta­tion, débou­chant sur une mul­ti­pli­ca­tion des camps, des orga­ni­sa­tions, des posi­tion­ne­ments et des reven­di­ca­tions. La mani­fes­ta­tion du 22 novembre en fut la par­faite illus­tra­tion : noyau­tée par l’extrême droite, réunis­sant des mili­tants de cette mou­vance, mais aus­si des repré­sen­tants de l’extrême gauche, des com­plo­tistes déli­rants, des familles inquiètes, des citoyens dubi­ta­tifs ou cri­tiques, elle en vient à faire dou­ter qu’il soit pos­sible de s’opposer sans som­brer dans le n’importe quoi.

Mais, en outre, chaque grou­pus­cule, chaque obé­dience semble se sou­cier chaque jour plus fai­ble­ment de la cohé­rence de ses pro­pos et posi­tions. À tel point que tout qui, par exemple, vou­drait inter­ro­ger, cri­ti­quer, voire contrer les poli­tiques sani­taires actuel­le­ment mises en place par les auto­ri­tés publiques, mais qui sou­hai­te­rait le faire de manière sys­té­ma­tique, cohé­rente, réflé­chie, en se fon­dant sur des argu­ments char­pen­tés et des bases objec­tives, celui-là éprouve bien des dif­fi­cul­tés à trou­ver une pro­po­si­tion qui tienne un tant soit peu la route. Quel est en effet l’acteur col­lec­tif qui, aujourd’hui, peut incar­ner cette attitude ?

Peut-on ima­gi­ner obte­nir l’adhésion des citoyens à des mesures de lutte contre la pan­dé­mie sur la seule base du fait que l’opposition à la poli­tique menée est illi­sible, confuse et peu fré­quen­table ? À l’inverse, peut-on son­ger un ins­tant revi­vi­fier la démo­cra­tie par la cri­tique en comp­tant sur des assem­blages faits de bric et de broc, de mon­tages hasar­deux de fausses nou­velles et d’allégations para­noïaques, de pro­po­si­tions contra­dic­toires et de théo­ries incohérentes ?

La démo­cra­tie ne vit que de l’adhésion de la popu­la­tion et de la per­ma­nence d’une oppo­si­tion et d’une contes­ta­tion. Elle ne peut se réduire à des rap­ports de pou­voir bruts entre les forces en pré­sence, mais devrait aus­si s’appuyer sur un espace de ratio­na­li­té par­ta­gé. Si le pou­voir en place et son oppo­si­tion appa­raissent inco­hé­rents, com­ment ima­gi­ner que prenne place le débat qui consti­tue sa mise en pratique ?

Baptiste Campion


Auteur

Baptiste Campion est docteur en information et communication de l'Université catholique de Louvain. Il travaille maintenant comme professeur et chercheur à l'Institut des Hautes Études des Communications Sociales au sein du master en éducation aux médias. Ses travaux scientifiques ont principalement porté sur la communication éducative médiatisée, les effets cognitifs de la narration, les interactions en ligne et l'appropriation des technologies numériques, les transformations de l'expertise dans ce contexte particulier. À côté de ces travaux scientifiques, ces questions l'ont amené à réfléchir sur les conditions de la "démocratie numérique", de l'espace social dans une société hypermédiatisée ainsi que le rôle et la transformation des médias.

Christophe Mincke


Auteur

Christophe Mincke est codirecteur de La Revue nouvelle, directeur du département de criminologie de l’Institut national de criminalistique et de criminologie et professeur à l’Université Saint-Louis à Bruxelles. Il a étudié le droit et la sociologie et s’est intéressé, à titre scientifique, au ministère public, à la médiation pénale et, aujourd’hui, à la mobilité et à ses rapports avec la prison. Au travers de ses travaux récents, il interroge notre rapport collectif au changement et la frénésie de notre époque.