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Conflit civil, guerre asymétrique et intervention militaire

Numéro 4 Avril 2011 par Hélène Passtoors

avril 2011

Faute d’une ini­tia­tive diplo­ma­tique mus­clée de la part des Euro­péens, sou­te­nir l’in­ter­ven­tion mili­taire limi­tée déci­dée par l’O­NU était la seule pos­si­bi­li­té. Armer tout de suite l’op­po­si­tion libyenne ne pou­vait qu’a­bou­tir à une impasse tant le rap­port des forces était en sa défa­veur. L’is­sue du conflit ne vien­dra que de négo­cia­tions poli­tiques sous l’é­gide de l’U­nion afri­caine et de la Ligue arabe.

Tout en n’étant pas du tout spé­cia­liste de la Libye ou du monde arabe, mais ayant quelque expé­rience de conflits civils, j’ai été, à ma façon, comme toute per­sonne de gauche, tour­men­tée par des ques­tion­ne­ments, des doutes et des craintes par rap­port à l’intervention mili­taire déci­dée par le Conseil de sécu­ri­té et à l’avenir de la révolte et du conflit libyens. Tous nous avons sui­vi avec grande joie l’éclosion spec­ta­cu­laire du « prin­temps arabe », puis avec une angoisse crois­sante le sort des insur­gés libyens sous le feu des forces mili­taires de Kadha­fi. Que fal­lait-il faire ? Après trop de ter­gi­ver­sa­tions des gou­ver­ne­ments, la ques­tion a ces­sé d’être rhé­to­rique ou théo­rique : il fal­lait agir pour que la révolte, ô com­bien légi­time, ne soit pas écra­sée dans le sang. Il a fal­lu alors prendre posi­tion sur la demande libyenne d’une inter­ven­tion mili­taire res­treinte, sous l’égide de l’ONU. Cela n’a été facile pour per­sonne. Cepen­dant, se cacher der­rière l’indécision n’est pas une option hono­rable non plus. Et ain­si le débat, par­fois méchant, mépri­sant, accu­sa­teur, se pour­suit, tou­jours pas­sion­né, angois­sé quant aux suites et consé­quences de cette inter­ven­tion. Pour ceux issus ou proches du monde arabe et de la cause pales­ti­nienne, le « débat » et le choix prennent des dimen­sions par­ti­cu­liè­re­ment dou­lou­reuses, allant droit au cœur et aux tripes.

Dans tout ce grand bruit, on décèle cepen­dant nombre de rac­cour­cis et d’arguments irré­flé­chis qui ne sont guère utiles, sauf pour échauf­fer encore plus les esprits et ins­tau­rer un dia­logue de sourds.

Je vou­drais réagir à l’un de ces argu­ments, notam­ment à l’alternative à l’intervention telle qu’énoncée par Rony Brau­man dans une inter­view de Libé­ra­tion et reprise sur le blog d’Hugues le Paige1 et qui consis­te­rait en la recon­nais­sance du Conseil natio­nal de tran­si­tion (CNT), telle que l’a fait la France, puis « en sou­te­nant mili­tai­re­ment l’insurrection : lui four­nir des arme­ments et des conseils mili­taires pour rééqui­li­brer le rap­port des forces sur le ter­rain ». Que signi­fie la pro­po­si­tion d’un tel sou­tien mili­taire à l’opposition libyenne ? Qu’on soit, à pre­mière vue, d’accord avec cette pro­po­si­tion de M. Brau­man ou pas, poser cette ques­tion a l’avantage de per­mettre de déblayer un peu quelques aspects du conflit libyen et d’en exa­mi­ner les enjeux.

Modifier le rapport de force politique

Par sou­ci de clar­té, je vou­drais rap­pe­ler que, dans ce genre de conflit civil, y com­pris un conflit armé avec usage de « contre-vio­lence » de la part des insur­gés, l’objec­tif est tou­jours un chan­ge­ment de rap­port de force poli­tique et non pas mili­taire. Les objec­tifs stra­té­giques de l’opposition sont, d’une part, le ral­lie­ment d’un maxi­mum de citoyens (voir sur le site du CNT sa stra­té­gie d’adhésion citoyenne des villes « libé­rées »), d’autre part, de pro­vo­quer des divi­sions à l’intérieur du régime, ces deux volets stra­té­giques menant fina­le­ment à la table de négo­cia­tions. Car tous les conflits civils ter­minent, tôt ou tard, à la table de négo­cia­tions. Hor­mis le coup d’État, mais ceci est un autre débat. Il s’agit dès lors pour les deux par­ties du conflit d’y arri­ver avec le rap­port de force poli­tique le plus favorable.

On ne doit pas s’attendre à ce qu’un régime cède faci­le­ment à la force (ce qui ne sera sur­ement pas le cas ici). La réac­tion ini­tiale, « natu­relle » est de ser­rer les rangs. Ensuite, il fau­dra des fis­sures internes pour que les choses bougent. La force mili­taire pure et simple ne fera pas l’affaire. Je crois donc que, dans ce cas pré­cis, il faut comp­ter sur les efforts diplo­ma­tiques de l’Union afri­caine, sans doute éga­le­ment de la Ligue arabe et/ou d’autres pays arabes, pour agir sur ces fis­sures internes et convaincre le régime qu’un ces­sez-le-feu rapide et un début de négo­cia­tions sont aus­si dans son inté­rêt. Pour les insur­gés, par contre, il ne sera pro­ba­ble­ment pas facile de déter­mi­ner à quel moment s’ouvrir aux négo­cia­tions, c’est-à-dire de déci­der quand le rap­port de force poli­tique aura bas­cu­lé suf­fi­sam­ment, à leurs yeux, pour leur don­ner l’avantage.

Alors que pen­ser de l’intervention mili­taire telle que déci­dée par le Conseil de sécu­ri­té (à la demande de la Ligue arabe, appuyée par l’Afrique du Sud et le Nige­ria, les deux membres afri­cains du Conseil de sécu­ri­té) avec pour but de limi­ter le déploie­ment contre les citoyens en révolte, des moyens redou­tables dont dis­pose une armée moderne ? Rony Brau­man donne plu­sieurs argu­ments contre une telle inter­ven­tion pareils à ceux qui nous taraudent tous depuis plu­sieurs semaines. Mais alors, comme il dit, l’alternative aurait-elle été — et serait-elle encore — l’appui mili­taire aux insur­gés pour « rééqui­li­brer le rap­port de force sur le ter­rain » ? Notons d’abord que, tel qu’énoncé, l’objectif de cette « alter­na­tive » ne dif­fère au fond pas de celui de l’intervention mili­taire actuelle. Mais contrai­re­ment au Conseil de sécu­ri­té, M. Brau­man vou­drait l’atteindre en armant l’opposition. Il fau­drait donc, selon lui, armer, entrai­ner et sou­te­nir mili­tai­re­ment les insur­gés libyens. Belle idée, mais qui doit les armer ? Nos gou­ver­ne­ments ? Com­ment ? Pour ain­si « rééqui­li­brer », quel rap­port de force ? Mili­taire ? Com­ment ? En envoyant avions, chars, artille­rie lourde, haute tech­no­lo­gie mili­taire, etc. (en plus d’instructeurs)?

Un conflit militaire asymétrique

Soyons réa­listes. Il ne peut être ques­tion d’équilibre de rap­port de force mili­taire. Il s’agit d’un conflit armé asy­mé­trique, dans lequel, par défi­ni­tion, les citoyens armés ne sont jamais dans une posi­tion de vaincre mili­tai­re­ment les forces armées du régime au pou­voir. Les seuls moyens de faire bas­cu­ler le rap­port de force poli­tique dans un tel conflit sont les tac­tiques de la gué­rilla (ne par­lons pas ici du ter­ro­risme, il y a une dif­fé­rence tac­tique et morale impor­tante entre les deux), com­bi­née donc avec une stra­té­gie pro­pre­ment poli­tique pour mobi­li­ser les citoyens. Il s’agirait donc d’armer et d’entrainer une gué­rilla (qui pour­rait bien devoir se pour­suivre, même après une éven­tuelle réus­site de cette inter­ven­tion mili­taire limi­tée). Or, par le pas­sé, les gou­ver­ne­ments occi­den­taux n’ont jamais armé et entrai­né même les plus légi­times des mou­ve­ments de libé­ra­tion et les plus modé­rés quant à l’usage de la vio­lence. (C’était l’URSS, la RDA, Cuba, etc. et, par­fois même la Libye de Kadha­fi, qui le fai­saient). S’ils l’ont fait, notam­ment les États-Unis, c’était en sou­te­nant secrè­te­ment des guerres civiles par pro­cu­ra­tion, rap­pe­lez-vous les Contra au Nica­ra­gua et l’Afghanistan du temps de l’intervention sovié­tique et autres. Est-ce cela, ce qu’on veut ? Ou est-ce que, en atten­dant, on ne pré­fè­re­rait pas une inter­ven­tion limi­tée sous l’égide de l’ONU et sous le contrôle de nos Parlements ?

Il est par ailleurs clair que les insur­gés libyens reçoivent déjà depuis quelque temps une aide mili­taire. Seule­ment ils n’étaient — et ne sont — pas encore prêts pour un tel conflit armé asy­mé­trique. Ce n’est pas une ques­tion de cou­rage et d’enthousiasme, aus­si admi­rables qu’ils soient ; une telle lutte armée ne s’improvise pas. (En fait, for­cée ou pas, l’opposition libyenne com­met la même erreur que la résis­tance armée contre Pino­chet dans la fou­lée du coup d’État de 1973 : ils s’imaginaient qu’ils pou­vaient battre mili­tai­re­ment l’armée chi­lienne. Avec comme résul­tat qu’ils furent écra­sés sans beau­coup de pro­blème.) D’autre part, une insur­rec­tion armée, c’est-à-dire l’armement du peuple, s’improvise encore moins face aux moyens dont dis­posent les forces armées de nos jours. La situa­tion en Libye le montre ample­ment. C’est pour cela que le CNT a deman­dé une inter­ven­tion étran­gère limi­tée à l’élimination des moyens mili­taires les plus redou­tables du régime et sans doute pour gagner du temps pour s’organiser et pré­pa­rer la suite.

Il est clair aus­si que la stra­té­gie de Kadha­fi est pré­ci­sé­ment de les empê­cher par tous les moyens de s’organiser, de mobi­li­ser les citoyens, de s’armer et de s’entrainer afin de ren­ver­ser le régime si celui-ci n’est tou­jours pas prêt à se rendre à la volon­té des citoyens par des moyens pacifiques.

Les solutions diplomatiques

S’il y avait des alter­na­tives à cette inter­ven­tion mili­taire, c’était dans le domaine de la diplo­ma­tie (la recon­nais­sance par la France du CNT appar­tient à ce domaine). Et là les gou­ver­ne­ments euro­péens et autres ont raté le coche, inca­pables qu’ils étaient d’une offen­sive diplo­ma­tique com­mune et forte avant que la situa­tion sur le ter­rain ne se dété­riore gra­ve­ment. La gauche a dès lors été confron­tée à un choix dif­fi­cile : étant don­né qu’une inter­ven­tion diplo­ma­tique mus­clée serait venue trop tard pour empê­cher que la révolte libyenne — ain­si que les autres révoltes dans la région — ne soit écra­sée dans le sang, fal­lait-il appuyer l’intervention mili­taire dans les limites impo­sées par le Conseil de sécu­ri­té ? Qu’on l’appelle « huma­ni­taire » ou qu’elle soit en fait — ce que je dirais — plu­tôt d’ordre poli­tique (y com­pris avec des cal­culs éco­no­miques pour l’avenir, après le chan­ge­ment de régime), je crois que c’est ce qu’il fal­lait faire.

D’ailleurs, de ce point de vue, on com­mence à com­prendre éga­le­ment, même si nous cri­ti­quons la pas­si­vi­té de l’Occident envers Israël, pour­quoi une telle inter­ven­tion n’a jamais été envi­sa­gée en Pales­tine. On n’a pas besoin de crier à l’hypocrisie morale, aux com­plots, etc.: la situa­tion se pré­sente très différemment.

Espé­rons donc que les efforts diplo­ma­tiques de l’Union afri­caine et des pays arabes s’engagent rapi­de­ment et arri­ve­ront à l’ouverture de négo­cia­tions pro­pre­ment libyennes. Entre­temps, c’est à nous et à nos élus de nous assu­rer que l’intervention mili­taire reste limi­tée aux objec­tifs, tant en Libye même qu’en dis­sua­dant d’autres régimes de déployer toute la force de leurs armées contre les révoltes citoyennes.

Pour le reste, c’est aux peuples eux-mêmes d’agir et de décider.

Le 23 mars 2011

  1. www.liberation.fr et www.blogs.politique.eu.org.

Hélène Passtoors


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