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Conclusion très provisoire
En cherchant une œuvre d’art pour illustrer notre dossier sur la gauche flamande, nous n’avons pas résisté à la tentation de choisir la sculpture de bronze de Jan Fabre, Searching for Utopia, figurant une tortue face à la Mer du Nord, prête, lentement et insensiblement, à prendre le large. C’est sans doute un tropisme francophone largement répandu de […]
En cherchant une œuvre d’art pour illustrer notre dossier sur la gauche flamande, nous n’avons pas résisté à la tentation de choisir la sculpture de bronze de Jan Fabre, Searching for Utopia, figurant une tortue face à la Mer du Nord, prête, lentement et insensiblement, à prendre le large. C’est sans doute un tropisme francophone largement répandu de vivre notre rapport à la Flandre sous le mode de la séparation, comme si nous étions profondément persuadés que la Flandre et, en son sein, la gauche flamande nous avaient déjà quittés. En fait, il s’agit d’une mauvaise approche, nous l’avons déjà souvent écrit, parce qu’elle manifeste en réalité notre ignorance profonde, voire notre désintérêt par rapport aux débats publics qui concernent 60% de la population d’un pays auquel nous avons la coutume de nous dire tellement attachés. En ce sens, l’un des traits profonds de la belgitude francophone, ce serait d’abord sa méconnaissance de l’autre belgitude, celle selon laquelle se vit une — grande — majorité de Belges flamands. Et cette méconnaissance ne serait d’ailleurs pas fondamentalement distincte de notre éloignement par rapport à la réalité politique de notre propre espace politique wallon et bruxellois, ni de notre refus de nous en préoccuper réellement qui se manifeste dans le mépris communément partagé pour les questions dites de tuyauterie institutionnelle.
En ce sens, le présent dossier est tout autant une interpellation à la gauche francophone qu’à la gauche flamande. Et il importera de la prolonger comme telle, en tâchant d’approfondir une discussion cruciale pour notre vivre ensemble, que ce soit sous la forme de débat public, ou sous la forme de nouvelles contributions au dossier permanent que nous ouvrons sur le site internet de La Revue nouvelle et qui connaîtra, nous y comptons bien, des prolongements dans la revue de papier.
Nous avons en effet l’impression de n’avoir qu’à peine entrouvert une porte donnant accès à une réelle possibilité de renouvellement de la discussion politique entre Belges flamands et francophones. Répétons-le, il ne s’agit aucunement de se substituer à ceux qui disposent de la légitimité démocratique, mais de tenter d’alimenter le travail institutionnel par le débat sur les évolutions de notre société.
S’il y a en effet bien un constat qui est partagé par la plupart de nos contributeurs flamands, c’est que les évolutions institutionnelles ne peuvent être disjointes des évolutions sociales, politiques et idéologiques que traverse la société sur le long terme.
Dans ce sens, nous pensons avec Dirk Holemans que le concept de gauche doit être reformulé, comme il l’a été tout au long de son histoire, entamée le 27 août 1789 à Versailles quand il a distingué partisans et opposants du veto royal sur les décisions des représentants de la nation. La naissance de la gauche est donc contemporaine de la naissance de la modernité démocratique et de la tentative de sortie des sociétés traditionnelles d’Ancien Régime. Ludo Abicht a d’ailleurs bien identifié dans la célèbre phrase du Manifeste du Parti communiste de 1848 la matrice idéelle commune à toutes les gauches européennes qui réside dans la construction d’une société où « le libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous ». Aujourd’hui, ce clivage qui, en Belgique, fut d’abord incarné, faut-il le rappeler, par les libéraux qui constituèrent le premier parti de gauche, ne se résume plus seulement ni à la conquête des libertés individuelles, ni à la lutte des classes, ni à la conquête de la propriété des moyens de production, ni au suffrage universel comme moyen d’émancipation. La mondialisation et surtout la crise écologique globale nous invitent en effet à réinterroger en profondeur le projet de la modernité et à penser à nouveaux frais la manière de réarticuler aujourd’hui le « libre développement de chacun » et le « libre développement de tous » dans un monde aux ressources limitées, tout en reprenant et en modifiant les formes antérieures du clivage.
Mais bien avant la prise de conscience écologique de la fin du siècle, l’invention de l’État-nation au XIXe siècle avait proposé sa réponse. L’État belge avec sa Constitution révolutionnaire de 1830 en fut l’un des avatars. Mais dans un premier temps, l’émancipation s’y limita à celle de la bourgeoisie qui était alors francophone, en Flandre comme en Wallonie. Le clivage linguistique vint alors se greffer sur le clivage social que la démocratie libérale avait pareillement refoulé, avec il est vrai la complicité active du parti catholique qui voyait d’un très mauvais œil la percée du mouvement socialiste en Flandre, comme partout ailleurs. Mais comment ces clivages se traduisent-ils encore aujourd’hui dans la société mise à part leur inscription dans les institutions de l’État social ainsi que dans les institutions régionales et communautaires qui ont été produites pour les apaiser ? Dans quel état exact se trouvent aujourd’hui les mouvements sociaux qui les ont fait naître ? L’individualisation forcenée des pratiques sociales telle qu’elle a été accélérée par le néolibéralisme et par les nouvelles technologies de la communication ont modifié les formes du lien social dans tout le monde industrialisé et la Flandre ne fait aucunement — très loin de là — exception à cette évolution de fond. On en viendrait presque à l’émergence d’une forme de « nationalisme sans nation », selon l’expression d’Albert Bastenier, tant la dimension collective de l’engagement semble briller par son absence dans le nationalisme flamand actuel, mais c’est loin d’être une spécificité flamande.
Mais quel que soit le positionnement de nos contributeurs par rapport au mouvement flamand, ils manifestent majoritairement un souci commun de refonder la Belgique, même s’ils sont loin d’être d’accord sur la manière de procéder. En tout cas, nous pensons à ce stade qu’il n’est pas possible de refonder le projet belge, sans mener en même temps une interrogation critique sur les impasses dans lesquelles se trouve aujourd’hui la modernité démocratique qui l’a fait naître. Cela implique notamment de risquer le débat sur les limites de l’individualisme, tel que le suggère Dirk Holemans, mais à condition évidemment de ne pas jeter le bébé avec l’eau du bain. Autrement dit, d’accord pour une critique des ravages que le modèle néolibéral a provoqués sur notre société et pas seulement sur les plus défavorisés d’entre nous, en contaminant une partie des mouvements et des partis de gauche… D’accord aussi pour remettre en question le productivisme forcené dont on ne fait que commencer à mesurer les impasses.
Mais nous ne pouvons évidemment liquider les acquis démocratiques que représentent nos institutions sociales, régionales et communautaires qui ont cherché de manière tâtonnante à combiner le respect de la solidarité avec celui des identités. Ce n’est d’ailleurs pas le propos de Dirk Holemans.
Ce travail de refondation doit-il passer par une « séparation » pour mieux se retrouver, comme le suggère Jef Turf ? Ce n’est pas évident, ne fût-ce que sur un plan pragmatique, mais la piste montre que les possibilités de la méthode bien belge d’«union par la séparation » (bien incarnée par la pilarisation) ne sont pas encore épuisées… Nous signons en tout cas des deux mains pour l’idée avancée par Luc Barbé d’un travail de mise à plat des différends communautaires et des contentieux historiques entre Flamands et francophones, que ce soit sur un plan intellectuel ou sur un plan politique. Mais il s’agit d’abord d’un travail d’historiens et peut-être faut-il commencer par s’assurer des conditions de possibilité d’assimilation collective de leur travail, notamment celui déjà livré par des historiens des deux communautés pour produire la Nouvelle histoire de Belgique ou le collectif Nation et Démocratie. On reste toujours fasciné par l’ignorance des Belges — et singulièrement celle des représentants politiques — quant à leur propre histoire. À tel point qu’on peut se demander si la « déshistoire », terme inventé par l’écrivain wallon Jean Louvet, n’est pas l’un des traits constitutifs de notre identité politique commune…
Plus pragmatiquement, un dialogue entre forces de gauche au-delà de la frontière linguistique et notamment entre partis socialistes reste indispensable. On ne mesure pas encore très bien l’impact historique de l’absence du SP.A du gouvernement fédéral. Mais il faut bien se rendre compte du fait qu’en Flandre, en ce compris à gauche, il y a une conviction de plus en plus large que le fédéral ne marche pas, comme le souligne Carl Devos. Sans doute, l’éloignement insensible des opinions publiques et des intellectuels y sont-ils pour quelque chose… Mais les institutions fédérales doivent être assurément refondées.
Avant cela, il s’agit aussi et surtout de consolider les conditions de possibilité d’un dialogue franc à défaut d’être toujours consensuel. La première, pour ce qui nous concerne, nous francophones, wallons ou bruxellois, est de cesser de refuser d’assumer notre propre ancrage et de parfois dissimuler le particularisme partisan le plus plat derrière des grandes professions de foi fédéralistes, comme le pointent bien Dave Sinardet et Luc Barbé. De même, au lieu de nous poser la question de savoir pourquoi la gauche flamande est si faible, ne devons-nous pas nous interroger lucidement sur les causes de la force électorale de la gauche francophone, du moins si on la situe dans les comparaisons européennes ? Il y a peut-être un lien à faire entre ce phénomène et le reproche de particularisme partisan évoqué plus haut… Nous sommes en tout cas solidement invités à balayer devant notre porte et à mettre un terme à toute une série de situations de détournements de l’intérêt général au profit des intérêts particuliers, ce qui constitue réellement l’enjeu décisif des prochaines législatures régionales et communautaires. Cela vaut d’ailleurs autant pour la Wallonie que pour Bruxelles. Il serait à cet égard bien trop commode de rejeter une analyse telle que celle de Luc Barbé comme une forme de chantage… Même si, par ailleurs, il faut tordre le coup à un discours trop souvent entendu en Flandre, en ce compris à gauche, selon lequel le refinancement des Communautés a vidé les caisses du fédéral. En effet, l’impact budgétaire de la réforme fiscale est au moins le double de celui du refinancement indispensable pour l’école… Il faut aussi que les partis flamands comprennent qu’ils ne peuvent pas demander à leurs homologues de s’engager dans des réformes qui auraient pour effet automatique et fatal de réduire les moyens à la disposition de leurs entités fédérées et des politiques qu’elles mènent.
Mais répétons-le, notre conviction se renforce que le fédéralisme n’a pas d’avenir s’il ne se fonde pas sur la réciprocité1, la solidarité et la responsabilité, ainsi que sur le respect des frontières entre entités fédérées. Dave Sinardet salue d’ailleurs bien les avancées qui sont actuellement menées dans les trois Régions du pays dans le sens d’une reconnaissance du fait régional bruxellois ainsi que dans la nécessité de la mise en place d’une circonscription fédérale. Lentement, mais aussi sûrement que la tortue de Jan Fabre, cette piste fait son chemin dans le monde démocratique belge. D’autres évolutions positives sont possibles. Même si les temps ne sont pas toujours propices, nous continuerons d’essayer d’y contribuer
- Voir Benoît Lechat, « Solidarité, condescendance, estime : sortir de la fosse aux Wallons », La Revue nouvelle, août 2004, en ligne sur le site .