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Conclusion. L’obstination du témoignage et la volonté de s’en servir

Numéro 2 Février 2012 par Benoît Van der Meerschen

février 2012

« Lors­qu’un vrai génie appa­rait dans le monde, vous le recon­nais­sez à ce signe que tous les sots sont ligués contre lui. » (J. Swift) La lec­ture de l’é­tat des droits de l’Homme, exer­cice habi­tuel depuis quelques années, me laisse tou­jours des sen­ti­ments — com­ment l’é­crire ? — bigar­rés. D’a­bord de la joie, tein­tée aus­si de fier­té. Les ana­lyses pro­po­sées dans ce dos­sier sont, une […]

« Lors­qu’un vrai génie appa­rait dans le monde,
vous le recon­nais­sez à ce signe que tous les sots sont ligués contre lui. » (J. Swift)

La lec­ture de l’é­tat des droits de l’Homme, exer­cice habi­tuel depuis quelques années, me laisse tou­jours des sen­ti­ments — com­ment l’é­crire ? — bigarrés.

D’a­bord de la joie, tein­tée aus­si de fier­té. Les ana­lyses pro­po­sées dans ce dos­sier sont, une fois de plus, rigou­reuses, inter­pel­lantes, cor­ro­sives par­fois et, sur­tout, écrites entiè­re­ment par des béné­voles sou­cieux de l’a­ve­nir des droits humains dans notre pays. En effet, notre ligue ne fonc­tionne, n’est cré­dible que grâce à ce riche inves­tis­se­ment mili­tant et ce dos­sier en demeure, année après année, la preuve éclatante.

De l’in­quié­tude éga­le­ment car, au fil de ces années qui passent, mal­gré les vic­toires qui, régu­liè­re­ment, ponc­tuent les actions de la Ligue des droits de l’Homme (LDH), les ten­dances fortes qui mènent à l’é­ro­sion pro­gres­sive de nos droits fon­da­men­taux s’amplifient.

Après presque trois man­dats à la pré­si­dence du conseil d’ad­mi­nis­tra­tion de la LDH, j’ai­me­rais affir­mer que ce genre d’or­ga­ni­sa­tion est inutile en Bel­gique. Ce n’est pas le cas, loin de là. De sur­croit s’ins­talle aus­si le sen­ti­ment de n’être pas tou­jours enten­du, ni com­pris. D’a­voir rai­son contre (et avant) tout le monde. Bref, mal­gré les gigan­tesques efforts entre­pris en matière de com­mu­ni­ca­tion, de prê­cher dans le désert.

« Il ne faut pas tou­jours approu­ver de la même manière ; on serait mono­tone, on aurait l’air faux, on devien­drait insi­pide. » (D. Dide­rot)

Dans une socié­té du zap­ping où la dic­ta­ture de l’ur­gence1 est deve­nue la règle, il devient en effet com­plexe de faire sim­ple­ment appel aux faits, à la rai­son et au res­pect de nos enga­ge­ments. C’est l’é­mo­tion qui semble désor­mais régen­ter notre vie sociale et poli­tique au détri­ment de la raison.

Un fou furieux tire aveu­glé­ment sur la foule à Anvers, une légis­la­tion sur les armes est immé­dia­te­ment adop­tée. Une petite fille est lais­sée seule dans un centre fer­mé durant plu­sieurs mois, une légis­la­tion sur la tutelle des mineurs étran­gers non accom­pa­gnés est aus­si­tôt votée. Un ado­les­cent se fait poi­gnar­der dans une gare bruxel­loise, la réforme de la loi sur la pro­tec­tion de la Jeu­nesse dis­cu­tée depuis des décen­nies sort du pla­card. Sans même évo­quer la pano­plie des lois anti­ter­ro­ristes… Les exemples de légis­la­tion « émo­tion­nelle » sont aujourd’­hui de plus en plus nom­breux, témoi­gnant de cette fré­né­sie du poli­tique à appor­ter, au plus vite, des pseu­do-réponses à ce qu’ils per­çoivent comme des « besoins » de la part de la population.

Pire, lors de faits divers par­ti­cu­liè­re­ment graves — mais heu­reu­se­ment excep­tion­nels -, la course à la déma­go­gie prend le des­sus sur toute autre consi­dé­ra­tion : peines incom­pres­sibles, abais­se­ment de la majo­ri­té pénale, remise en cause de la libé­ra­tion condi­tion­nelle… sont autant d’é­pou­van­tails qui reviennent à chaque « Une » de presse à sensation.

Comme si, dans la rela­tion des faits, une confu­sion savam­ment entre­te­nue entre juge­ment moral et ana­lyse intel­lec­tuelle venait pol­luer tout débat sur la place publique et, de ce fait, le ren­dait impos­sible. Ce débat est d’a­bord et exclu­si­ve­ment pré­sen­té sous l’angle moral et, de la sorte, « cela revient à poser une sorte d’in­ter­dit sous peine d’en­freindre la morale2 ». La voie vers les dis­cours sim­plistes, le popu­lisme et la recherche de boucs émis­saires est dès lors toute tracée.

« Ce qui consti­tue la vraie démo­cra­tie, ce n’est pas de recon­naitre des égaux, mais d’en faire. » (L. Gam­bet­ta)

Cet État des droits de l’Homme en témoigne à suf­fi­sance : dans le dis­cours poli­ti­co-média­tique domi­nant, les cibles idéales pour por­ter les res­pon­sa­bi­li­tés de tous les maux et défi­ciences de notre socié­té sont aisé­ment iden­ti­fiées. Tan­tôt, ce sont les étran­gers, tra­qués jus­qu’à l’ab­surde lorsque le bourg­mestre d’Os­tende, en sep­tembre der­nier, a enjoint à sa police, au mépris de la loi sur la fonc­tion de police, d’ar­rê­ter vingt « illé­gaux » par jour. Outre l’a­mal­game clas­sique — et nau­séa­bond — entre pré­sence d’é­tran­gers et hausse de la cri­mi­na­li­té, oser faire du « chiffre » avec des êtres humains laisse pan­tois… La déshu­ma­ni­sa­tion de l’é­tran­ger, com­men­tée à lon­gueur d’ar­ticles et de rap­ports par la LDH, est sciem­ment entre­te­nue par les auto­ri­tés. La suc­ces­sion de désa­veux inter­na­tio­naux par la Cour euro­péenne des droits de l’homme en consti­tue un dou­lou­reux élé­ment de preuve.

Tan­tôt, ce sont les pri­son­niers, oubliés dans une zone de non-droit durant la durée de leur peine, mais qui, au moindre déra­page lors­qu’ils seront sor­tis, rede­vien­dront subi­te­ment visibles et res­pon­sables aux yeux du citoyen ordi­naire. Pour­tant, comme le disait de façon pro­vo­cante Mira­beau, « les hommes sont comme des pommes, quand on les entasse, ils pour­rissent ». Qu’at­ten­dons-nous en effet de ceux que nous aban­don­nons dans un « lieu de sto­ckage3 » tel que notre parc car­cé­ral ? Si les moyens ne manquent pas pour les exten­sions immo­bi­lières en tous sens du « Mas­ter Plan » gou­ver­ne­men­tal, il n’y a pas le moindre sou vaillant pour ins­tal­ler des toi­lettes dans les pri­sons où les per­sonnes incar­cé­rées font leurs besoins dans des seaux hygié­niques, ni mettre en œuvre les alter­na­tives à l’in­car­cé­ra­tion pour faire de la pri­son l’ul­time recours, tel que recom­man­dé encore ce 16décembre par le Conseil cen­tral de sur­veillance des pri­sons. La pri­son en Bel­gique et à Til­burg est encore bien loin de consti­tuer cet espace visant à la répa­ra­tion du délit com­mis et à la recons­truc­tion du condam­né comme le pré­voit pour­tant la loi péni­ten­tiaire de 2005…

Tan­tôt, ce sont les chô­meurs, « res­pon­sa­bi­li­sés » jus­qu’à l’ex­clu­sion. Fidèle au pos­tu­lat de base de l’É­tat social actif, « pas de droits sans devoirs », le récent accord gou­ver­ne­men­tal donne le sen­ti­ment d’un éton­nant ren­ver­se­ment des res­pon­sa­bi­li­tés dans la vie de la Cité : étio­le­ment de la res­pon­sa­bi­li­sa­tion col­lec­tive pour un ren­for­ce­ment sans cesse accru des res­pon­sa­bi­li­tés individuelles…

Tan­tôt, ce sont les jeunes, chas­sés selon des for­mules plus abra­ca­da­bran­tesques les unes que les autres. Après la créa­tion du « Mos­qui­to », la mul­ti­pli­ca­tion des cou­vre­feux ciblés, la côte belge a vu fleu­rir cet été le concept « Very Irri­ta­ting Police ». Cette police irri­tante a été mise en place à Kok­si­jde pour inci­ter, à nou­veau au mépris de la loi sur la fonc­tion de police, les jeunes à quit­ter la cité bal­néaire. Sans même nous appe­san­tir sur le carac­tère par­ti­cu­liè­re­ment égoïste de cette poli­tique (le pré­su­mé fau­teur de troubles se dépla­ce­ra dans la cité voi­sine…), cette per­cep­tion d’un jeune vacan­cier comme un per­tur­ba­teur en puis­sance fait froid dans le dos. De quoi se poser bien des ques­tions sur notre socié­té qui prône le jeu­nisme dans bien des domaines, insiste lour­de­ment sur la prise de res­pon­sa­bi­li­té des jeunes, mais qui peine à les inté­grer dans son espace public. Voire, qui les en exclut.

Bref, des choix aux anti­podes d’un État qui res­pec­te­rait ce qui fait le socle des droits humains : la liber­té, l’é­ga­li­té, la soli­da­ri­té, la démocratie…

« Rien n’est trop petit pour un grand esprit. » (A. Conan Doyle)

Ce qui pré­cède pour­rait don­ner le sen­ti­ment d’un cer­tain décou­ra­ge­ment. Il n’en est rien. Certes, le constat que, comme des méta­stases, les zones de non-droit se mul­ti­plient et gan­grènent notre façon de vivre ensemble est une réalité.

Mais la Ligue des droits de l’Homme n’a de cesse de le dénon­cer. Et d’a­gir. Sur ce plan, l’an­née 2011 aura été riche : plainte col­lec­tive dépo­sée au Comi­té des droits éco­no­miques, sociaux et cultu­rels du Conseil de l’Eu­rope au sujet des per­sonnes han­di­ca­pées de grande dépen­dance, vic­toire en annu­la­tion au Conseil d‘État dans le dos­sier de licence d’ex­por­ta­tion d’armes à des­ti­na­tion de la Libye, plaintes pénales por­tées dans le cadre de la crise de l’ac­cueil, lob­by citoyen et poli­tique intense autour de la carte Mobib, nom­breuses prises de posi­tions en matière pénale et carcérale,etc.

Des petites ou grandes vic­toires qui, en s’ad­di­tion­nant, forment un bilan encou­ra­geant quant aux poten­tia­li­tés de ce beau levier socié­tal que demeure la Ligue des droits de l’Homme. À nous de trou­ver les bons points d’ap­pui tout en res­tant nous-mêmes : les pieds sur terre, l’a­mour dans le cœur et la tête dans les étoiles.-

  1. Gilles Fin­chel­stein, La dic­ta­ture de l’ur­gence, Fayard, 2011.
  2. Laurent Muc­chiel­li, L’in­ven­tion de la vio­lence, Fayard, 2011, p. 6.
  3. Termes uti­li­sés par le pré­sident du Conseil cen­tral de sur­veillance des pri­sons, La Libre Bel­gique, 17 décembre 2011.

Benoît Van der Meerschen


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