Ce site utilise des cookies afin que nous puissions vous fournir la meilleure expérience utilisateur possible. Les informations sur les cookies sont stockées dans votre navigateur et remplissent des fonctions telles que vous reconnaître lorsque vous revenez sur notre site Web et aider notre équipe à comprendre les sections du site que vous trouvez les plus intéressantes et utiles.
Conclusion. L’obstination du témoignage et la volonté de s’en servir
« Lorsqu’un vrai génie apparait dans le monde, vous le reconnaissez à ce signe que tous les sots sont ligués contre lui. » (J. Swift) La lecture de l’état des droits de l’Homme, exercice habituel depuis quelques années, me laisse toujours des sentiments — comment l’écrire ? — bigarrés. D’abord de la joie, teintée aussi de fierté. Les analyses proposées dans ce dossier sont, une […]
« Lorsqu’un vrai génie apparait dans le monde,
vous le reconnaissez à ce signe que tous les sots sont ligués contre lui. » (J. Swift)
La lecture de l’état des droits de l’Homme, exercice habituel depuis quelques années, me laisse toujours des sentiments — comment l’écrire ? — bigarrés.
D’abord de la joie, teintée aussi de fierté. Les analyses proposées dans ce dossier sont, une fois de plus, rigoureuses, interpellantes, corrosives parfois et, surtout, écrites entièrement par des bénévoles soucieux de l’avenir des droits humains dans notre pays. En effet, notre ligue ne fonctionne, n’est crédible que grâce à ce riche investissement militant et ce dossier en demeure, année après année, la preuve éclatante.
De l’inquiétude également car, au fil de ces années qui passent, malgré les victoires qui, régulièrement, ponctuent les actions de la Ligue des droits de l’Homme (LDH), les tendances fortes qui mènent à l’érosion progressive de nos droits fondamentaux s’amplifient.
Après presque trois mandats à la présidence du conseil d’administration de la LDH, j’aimerais affirmer que ce genre d’organisation est inutile en Belgique. Ce n’est pas le cas, loin de là. De surcroit s’installe aussi le sentiment de n’être pas toujours entendu, ni compris. D’avoir raison contre (et avant) tout le monde. Bref, malgré les gigantesques efforts entrepris en matière de communication, de prêcher dans le désert.
« Il ne faut pas toujours approuver de la même manière ; on serait monotone, on aurait l’air faux, on deviendrait insipide. » (D. Diderot)
Dans une société du zapping où la dictature de l’urgence1 est devenue la règle, il devient en effet complexe de faire simplement appel aux faits, à la raison et au respect de nos engagements. C’est l’émotion qui semble désormais régenter notre vie sociale et politique au détriment de la raison.
Un fou furieux tire aveuglément sur la foule à Anvers, une législation sur les armes est immédiatement adoptée. Une petite fille est laissée seule dans un centre fermé durant plusieurs mois, une législation sur la tutelle des mineurs étrangers non accompagnés est aussitôt votée. Un adolescent se fait poignarder dans une gare bruxelloise, la réforme de la loi sur la protection de la Jeunesse discutée depuis des décennies sort du placard. Sans même évoquer la panoplie des lois antiterroristes… Les exemples de législation « émotionnelle » sont aujourd’hui de plus en plus nombreux, témoignant de cette frénésie du politique à apporter, au plus vite, des pseudo-réponses à ce qu’ils perçoivent comme des « besoins » de la part de la population.
Pire, lors de faits divers particulièrement graves — mais heureusement exceptionnels -, la course à la démagogie prend le dessus sur toute autre considération : peines incompressibles, abaissement de la majorité pénale, remise en cause de la libération conditionnelle… sont autant d’épouvantails qui reviennent à chaque « Une » de presse à sensation.
Comme si, dans la relation des faits, une confusion savamment entretenue entre jugement moral et analyse intellectuelle venait polluer tout débat sur la place publique et, de ce fait, le rendait impossible. Ce débat est d’abord et exclusivement présenté sous l’angle moral et, de la sorte, « cela revient à poser une sorte d’interdit sous peine d’enfreindre la morale2 ». La voie vers les discours simplistes, le populisme et la recherche de boucs émissaires est dès lors toute tracée.
« Ce qui constitue la vraie démocratie, ce n’est pas de reconnaitre des égaux, mais d’en faire. » (L. Gambetta)
Cet État des droits de l’Homme en témoigne à suffisance : dans le discours politico-médiatique dominant, les cibles idéales pour porter les responsabilités de tous les maux et déficiences de notre société sont aisément identifiées. Tantôt, ce sont les étrangers, traqués jusqu’à l’absurde lorsque le bourgmestre d’Ostende, en septembre dernier, a enjoint à sa police, au mépris de la loi sur la fonction de police, d’arrêter vingt « illégaux » par jour. Outre l’amalgame classique — et nauséabond — entre présence d’étrangers et hausse de la criminalité, oser faire du « chiffre » avec des êtres humains laisse pantois… La déshumanisation de l’étranger, commentée à longueur d’articles et de rapports par la LDH, est sciemment entretenue par les autorités. La succession de désaveux internationaux par la Cour européenne des droits de l’homme en constitue un douloureux élément de preuve.
Tantôt, ce sont les prisonniers, oubliés dans une zone de non-droit durant la durée de leur peine, mais qui, au moindre dérapage lorsqu’ils seront sortis, redeviendront subitement visibles et responsables aux yeux du citoyen ordinaire. Pourtant, comme le disait de façon provocante Mirabeau, « les hommes sont comme des pommes, quand on les entasse, ils pourrissent ». Qu’attendons-nous en effet de ceux que nous abandonnons dans un « lieu de stockage3 » tel que notre parc carcéral ? Si les moyens ne manquent pas pour les extensions immobilières en tous sens du « Master Plan » gouvernemental, il n’y a pas le moindre sou vaillant pour installer des toilettes dans les prisons où les personnes incarcérées font leurs besoins dans des seaux hygiéniques, ni mettre en œuvre les alternatives à l’incarcération pour faire de la prison l’ultime recours, tel que recommandé encore ce 16décembre par le Conseil central de surveillance des prisons. La prison en Belgique et à Tilburg est encore bien loin de constituer cet espace visant à la réparation du délit commis et à la reconstruction du condamné comme le prévoit pourtant la loi pénitentiaire de 2005…
Tantôt, ce sont les chômeurs, « responsabilisés » jusqu’à l’exclusion. Fidèle au postulat de base de l’État social actif, « pas de droits sans devoirs », le récent accord gouvernemental donne le sentiment d’un étonnant renversement des responsabilités dans la vie de la Cité : étiolement de la responsabilisation collective pour un renforcement sans cesse accru des responsabilités individuelles…
Tantôt, ce sont les jeunes, chassés selon des formules plus abracadabrantesques les unes que les autres. Après la création du « Mosquito », la multiplication des couvrefeux ciblés, la côte belge a vu fleurir cet été le concept « Very Irritating Police ». Cette police irritante a été mise en place à Koksijde pour inciter, à nouveau au mépris de la loi sur la fonction de police, les jeunes à quitter la cité balnéaire. Sans même nous appesantir sur le caractère particulièrement égoïste de cette politique (le présumé fauteur de troubles se déplacera dans la cité voisine…), cette perception d’un jeune vacancier comme un perturbateur en puissance fait froid dans le dos. De quoi se poser bien des questions sur notre société qui prône le jeunisme dans bien des domaines, insiste lourdement sur la prise de responsabilité des jeunes, mais qui peine à les intégrer dans son espace public. Voire, qui les en exclut.
Bref, des choix aux antipodes d’un État qui respecterait ce qui fait le socle des droits humains : la liberté, l’égalité, la solidarité, la démocratie…
« Rien n’est trop petit pour un grand esprit. » (A. Conan Doyle)
Ce qui précède pourrait donner le sentiment d’un certain découragement. Il n’en est rien. Certes, le constat que, comme des métastases, les zones de non-droit se multiplient et gangrènent notre façon de vivre ensemble est une réalité.
Mais la Ligue des droits de l’Homme n’a de cesse de le dénoncer. Et d’agir. Sur ce plan, l’année 2011 aura été riche : plainte collective déposée au Comité des droits économiques, sociaux et culturels du Conseil de l’Europe au sujet des personnes handicapées de grande dépendance, victoire en annulation au Conseil d‘État dans le dossier de licence d’exportation d’armes à destination de la Libye, plaintes pénales portées dans le cadre de la crise de l’accueil, lobby citoyen et politique intense autour de la carte Mobib, nombreuses prises de positions en matière pénale et carcérale,etc.
Des petites ou grandes victoires qui, en s’additionnant, forment un bilan encourageant quant aux potentialités de ce beau levier sociétal que demeure la Ligue des droits de l’Homme. À nous de trouver les bons points d’appui tout en restant nous-mêmes : les pieds sur terre, l’amour dans le cœur et la tête dans les étoiles.-
- Gilles Finchelstein, La dictature de l’urgence, Fayard, 2011.
- Laurent Mucchielli, L’invention de la violence, Fayard, 2011, p. 6.
- Termes utilisés par le président du Conseil central de surveillance des prisons, La Libre Belgique, 17 décembre 2011.