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Compteurs intelligents : quel génie sortira de la lampe ?
Entre report de risque et paternalisme technocratique, les « compteurs intelligents » d’électricité et de gaz suscitent autant de craintes pour leurs détracteurs qu’ils n’inspirent d’espoir à leurs partisans. Ils sont pourtant en phase de déploiement massif en Wallonie et ciblé en Flandre. À Bruxelles, un récent projet d’ordonnance dresse les grandes lignes du dispositif, tandis que Sibelga prévoit […]
Entre report de risque et paternalisme technocratique, les « compteurs intelligents » d’électricité et de gaz suscitent autant de craintes pour leurs détracteurs qu’ils n’inspirent d’espoir à leurs partisans. Ils sont pourtant en phase de déploiement massif en Wallonie et ciblé en Flandre. À Bruxelles, un récent projet d’ordonnance dresse les grandes lignes du dispositif, tandis que Sibelga prévoit l’installation de 13.200 compteurs smart avant 2019.
Depuis 2009, la législation européenne a multiplié les impulsions pour forcer le déploiement des compteurs intelligents. L’objectif était de favoriser « la participation active des consommateurs au marché de la fourniture ». Il faut entendre par là que le consommateur devrait être incité à consommer moins aux moments où l’énergie est plus chère sur les marchés de gros, quitte à reporter ce déficit de consommation sur des périodes où la production tend à être excédentaire. C’est en somme la logique des compteurs bi-horaires, poussée à son apogée. Et il faut reconnaitre que l’idée de cette « flexibilité de la demande » est séduisante : puisque la production intermittente d’énergie renouvelable est appelée à gagner en importance, et que parallèlement la capacité de production d’électricité classique non intermittente est en chute libre en Belgique, ne devrions-nous pas accepter l’idée que notre manière de consommer s’adapte à la production ? À quel prix répondons-nous inconditionnellement à la demande d’électricité ? Est-il raisonnable de maintenir des centrales qui fonctionnent moins de 40% du temps1 ?
Ainsi, le rêve futuriste de compteurs « intelligents » s’impose-t-il progressivement comme un élément clé de la politique européenne de transition énergétique. Et si certains mettent encore en doute le bilan cout-bénéfice du système, la fin annoncée de la production des compteurs classiques devait clore la question politique sur la nécessité d’y recourir.
Un compteur intelligent, c’est quoi ? |
Un « compteur intelligent » d’électricité ou de gaz est « un système électronique qui peut mesurer la consommation d’énergie en fournissant davantage d’informations qu’un compteur classique et qui peut transmettre et recevoir des données à des fins d’information, de surveillance et de contrôle en utilisant une forme de communication électronique ». En somme, il s’agit donc d’un compteur qui relève les consommations et les envoie au gestionnaire de réseau de manière automatique, par exemple heure par heure. Ce type de compteur permet également au gestionnaire de réseau de couper ou limiter la consommation à distance. |
Depuis 2016, l’idée du déploiement des compteurs intelligents se précise donc en Wallonie et en Flandre, et devrait aboutir à un déploiement effectif dès 2019. À Bruxelles, un projet de révision des ordonnances qui régissent les marchés du gaz et de l’électricité est actuellement sur la table. Il dresse les premiers contours, encore flous, de l’encadrement des compteurs intelligents et soulève de multiples questions fondamentales.
Le consommateur résidentiel : quel potentiel de flexibilité ?
En 2011 déjà, une étude du Bureau européen des unions de consommateurs (BEUC) mettait en doute le potentiel des compteurs intelligents pour réduire les consommations d’énergie des ménages2, un potentiel qu’elle estimait « entre 0 et 4% dans le meilleur des cas ». Aujourd’hui, la mise en œuvre pratique du dispositif corrobore ces résultats. Aux Pays-Bas, où près de 25% des ménages ont été équipés d’un compteur intelligent, le Bureau du plan pour l’environnement évaluait en 2016 l’économie d’énergie effective à moins d’1%, soit nettement moins que l’économie initialement escomptée de 3,5%. Rapporté au consommateur bruxellois moyen, cela représenterait une économie annuelle de 5 à 15 euros, des peccadilles par rapport au cout d’un compteur, vraisemblablement supérieur à 25 euros par an pendant toute la durée de vie du compteur (quinze ans).
De même, on sait que, dans des conditions optimales, les ménages se montrent capables de déplacer jusqu’à 10% de leur charge des heures de pointe3…, mais qu’en sera-t-il en conditions réelles et sur le long terme ? Atteindront-ils ces modestes sommets s’ils ne disposent ni des moyens de visualiser leur consommation depuis leur salon ni d’un accompagnement rapproché ? Ainsi que l’étaie une étude de l’Ademe, l’agence française de l’environnement, tout porte à croire que le commun des ménages ne tirera parti de la démultiplication des mesures qu’au prix d’un accompagnement énergétique personnalisé. Un accompagnement qui produit d’ailleurs aussi des effets en dépit de tout comptage intelligent.
Bref, en matière de « déplacement de la charge » autant qu’en matière d’économies d’énergie, les déceptions nous guettent. En Grande-Bretagne, l’Institute of Directors a ainsi proposé en juin 2015 d’enterrer le programme de déploiement lancé en 2011 ou de le recentrer sur les ménages présentant de grosses consommations. Une approche déjà adoptée en Allemagne où les compteurs intelligents sont réservés aux consommateurs de plus de 6.000 kWh/an.
Or, malgré la ténuité des bénéfices observés, on nous promet un avenir plus avantageux dans lequel l’automatisation et les électroménagers intelligents joueraient à leur tour un rôle crucial, commandant le démarrage ou l’arrêt de nos appareils en fonction du tarif en vigueur, de l’heure et de la demande sur le réseau. Seulement voilà, tout cela n’est encore qu’hypothétique et touchera vraisemblablement une fraction seulement des équipements et des ménages. En effet, on voit mal comment le fonctionnement de l’éclairage, du frigo et de la cuisinière pourrait être automatiquement retardé. Ni comment ces technologies atteindront les ménages qui disposent d’ores et déjà, et pour les dix années à venir, d’équipements électroménagers ou encore ceux qui, par nécessité économique, se tournent vers des équipements bas de gamme ou de seconde main.
À ce jour, malgré l’intérêt manifeste qu’y portent les gestionnaires de réseaux, les fournisseurs de matériel et les fournisseurs d’énergie, les bénéfices des compteurs intelligents pour les ménages ne sont donc peut-être qu’un mirage. Or, si ces bénéfices sont incertains et vraisemblablement ténus, les risques sont eux bien réels, tant en termes de protection du consommateur, de charge financière et de fonctionnement du marché, qu’en termes de vie privée.
Prépaiement, coupures ou limitations à distance : les scénarios du pire
En ouvrant de nouvelles possibilités techniques, les compteurs communicants risquent bien de fragiliser la protection des consommateurs.
Des opérations telles que la coupure ou la limitation pourraient ainsi être réalisées à distance, accélérant et déshumanisant encore un acte technique lourd de conséquences sur la dignité humaine. Si ce scénario est en soi préoccupant pour les ménages engagés dans une procédure de défaut de paiement, il l’est également pour ceux qui subissent une coupure sans décision de justice en raison de l’absence supposée de contrat de fourniture.
Par ailleurs, et même si cela ne semble heureusement pas participer aux intentions politiques bruxelloises actuelles, le compteur à budget, utilisé en Wallonie et en Flandre, mais interdit à Bruxelles, pourrait être remis au gout du jour. Les couts d’installation n’y feraient en tout cas plus obstacle, puisque le prépaiement peut faire partie des fonctionnalités de base du compteur intelligent. Pourtant, le dispositif est un véritable outil d’exclusion sociale qui conditionne l’accès à l’énergie du ménage aux seuls moyens financiers dont il dispose en temps et en heure. En tout état de cause, on peut craindre que les informations complémentaires transmises par les compteurs communicants n’amènent les ménages déjà en privation à se rationner plus encore.
À tous ces égards, la moindre des précautions serait d’interdire toute coupure ou limitation sans déplacement d’un technicien. En France, la coupure est d’ailleurs d’ores et déjà conditionnée à cette règle. À Bruxelles, cela ne semble cependant pas avoir été prévu.
Un compteur qui tient au courant…
Les compteurs intelligents bousculent également le respect de la vie privée, en substituant aux données annuelles issues des compteurs classiques, des données d’une indécente précision, comme les horaires d’occupation du logement et d’utilisation des équipements, le nombre d’occupants, le niveau d’équipement électroménager… le profil de consommation quart horaire se prête à toutes les interprétations, quelles qu’en soient la finalité ou la validité. En France, la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) recommande ainsi que la courbe de charge ne peut être collectée que pour certaines finalités et moyennant le consentement exprès, libre, éclairé et spécifique des personnes concernées.
L’usage même que pourraient en faire les pouvoirs publics ouvre d’ailleurs la voie à une forme de « gouvernementalité algorithmique » que nous ne pouvons que redouter. On se souvient de la récente loi Tommelein du 13 mai 2016, qui permet aux institutions de sécurité sociale d’accéder aux consommations de leurs bénéficiaires pour lutter contre la fraude sociale par la voie du profilage des données4.
Le choix passif de devenir un consommateur actif ?
L’avant-projet de modification des ordonnances bruxelloises gaz et électricité prévoit que « tout utilisateur du réseau peut demander que le gestionnaire du réseau de distribution s’abstienne de poser des actes à distance et de communiquer avec un compteur intelligent ». Les utilisateurs résolus à s’opposer aux fonctionnalités communicantes de leur compteur pourront donc le faire. Pour les autres, par contre, qui ne dit mot consent.
Cependant, l’activation de ces fonctionnalités n’est pas anodine puisqu’elle permet à Sibelga, le gestionnaire de réseau de distribution, de couper ou de limiter à distance. Elle propulse également le consommateur dans un marché vraisemblablement plus complexe, où le prix pourrait varier d’heure en heure et, pourquoi pas, en fonction de l’évolution instantanée des prix du marché5. Combien de consommateurs fragilisés, pourtant autorisés à la fois à désactiver la communication et à demander la facturation annuelle, tomberont dans le panneau d’une formule tarifaire complexe6, facturée sur une base mensuelle et potentiellement impayable au plus fort de l’hiver ? Combien d’entre eux subiront alors une limitation ou une coupure à distance ?
À contrario, si le législateur imposait un choix actif pour activer les fonctionnalités communicantes, il réduirait considérablement les risques d’une transition violente. Mieux encore, il inciterait les acteurs du marché à expliquer eux-mêmes les avantages de ces fonctionnalités au consommateur et réserverait les bénéfices du système à ceux qui souhaitent en bénéficier. S’ils en sont satisfaits, ils en deviendront les meilleurs ambassadeurs. Dans le cas contraire, le fait d’avoir posé un choix actif ne peut que rendre plus palpable le droit d’y renoncer. Quoi qu’il en soit, pour que la possibilité de choisir soit réelle, il est impératif que les fournisseurs proposent des contrats sans communication, pour des tarifs qui ne pénalisent pas le consommateur7.
Un choix passif peut-il vraiment répondre à l’ambition majeure des compteurs intelligents, qui est de rendre le consommateur « actif » ?
L’intelligence : l’apanage des compteurs ?
Les compteurs intelligents compromettent à la fois la protection du consommateur et le respect de la vie privée. Ils n’offrent de surcroit, en dépit de leur cout important, que des perspectives floues de flexibilité ou de réduction des consommations. Il est donc légitime de les remettre en question. D’autant que leur impact sur la santé est, lui aussi, régulièrement questionné8. Est-il, dès lors, pertinent de généraliser le placement des compteurs intelligents ? Quelles devraient être les fonctionnalités de ces compteurs ? Où devons-nous nous arrêter ? Il s’agit de toute évidence de questions de société. Or les réponses qu’y apportent décideurs et acteurs du marché montrent de forts accents technocratiques. Non seulement le choix d’adopter ces compteurs témoigne d’une confiance contestable dans des techniques qui n’ont pas encore fait leurs preuves, mais il nous est présenté comme un impératif technique dont la remise en cause semble tenir de l’hérésie. Et si l’on sait que « Sibelga y travaille » depuis des années déjà, on sait également qu’elle « en réserve la primeur au régulateur Brugel »]. L’intelligence serait-elle donc l’apanage des compteurs et de ceux qui les promeuvent ? Par ailleurs, les modalités d’adaptation et les fonctionnalités des compteurs, noyées dans le jargon et les justifications techniques, semblent parfois avoir été confisquées au consommateur qui est pourtant supposé en bénéficier. Ainsi, à Bruxelles, c’est au gestionnaire de réseau qu’il reviendra de définir les niches prioritaires de déploiement d’un dispositif dont nous ne pourrons pas refuser l’installation. De même, le gouvernement sera même autorisé à définir certaines circonstances dans lesquelles le gestionnaire de réseau peut réaliser des opérations à distance, telle que la coupure ou la limitation de puissance, nonobstant l’opposition du consommateur. La dérive technocratique atteint l’apogée du paternalisme lorsqu’elle affirme la nécessité technique de rendre le consommateur actif et de le faire par la voie d’un choix passif.
Aussi, peut-on s’étonner qu’en Belgique, les compteurs intelligents ne suscitent à ce jour qu’une opposition publique très modérée. En France, où ces compteurs sont en cours de déploiement, plus de quatre-cents communes ont d’ores et déjà voté contre « Linky », tandis que des collectifs citoyens s’organisent pour résister à son installation]9.
De toute évidence, la technologie n’est jamais socialement neutre. Elle ouvre de nouvelles possibilités qu’il est nécessaire d’encadrer ou, le cas échéant, de refermer. Et si l’enjeu mérite un débat démocratique, il faudra nous affranchir de toute condescendance technocratique : l’intelligence ne peut émaner que de nous et le compteur, même communicant, n’en développera pas d’autre que celle que nous y mettrons.
- En 2016, le facteur de charge des centrales au gaz était de 37%.
- Klopfert F., Wallenborn G., Empowering consumers through smart metering, a report for the BEUC, 2011.
- Ibid.
- Grevisse F. et van der Plancke V., « La fraude sociale à l’épreuve des consommations énergétiques », revue Démocratie, septembre 2015, www.socialenergie.be.
- En Californie, le prix final de l’énergie varie d’un facteur 4 entre les heures de pointe et les heures les plus creuses.
- 63% des ménages belges disposent d’un des dix tarifs les plus chers du marché, et seuls 3% bénéficient d’un des dix tarifs les moins onéreux (étude de la Creg relative aux portefeuilles de produit des fournisseurs d’énergie, 2017).
- Le Clean Energy Package mentionne que « Les États membres devraient […] veiller à ce que les consommateurs qui choisissent de ne pas participer activement au marché ne soient pas pénalisés ».
- Lannoye P., Quelques arguments pour remettre en question le compteur « intelligent », décembre 2015, p. 6 ; Berard N., Sexy Linky ?, L’âge de faire, 2016, p. 10.
- Voir également la fronde des communes.