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Comprendre le basculement dans la violence jihadiste

Numéro 8 - 2015 par Corinne Torrekens

décembre 2015

Quatre grandes sphères de fac­teurs per­mettent d’expliquer l’oubli des bar­rières morales et le bas­cu­le­ment dans la vio­lence, et on ne peut faire l’impasse sur une ana­lyse de la res­pon­sa­bi­li­té de nos socié­tés. Quant au rôle de l’islam, on se trouve davan­tage face à « une isla­mi­sa­tion de la radi­ca­li­té que d’une radi­ca­li­sa­tion de l’islam » (Oli­vier Roy). L’actuelle logique sécu­ri­taire devra s’accompagner d’actions de long terme comme l’emploi, l’enseignement, la cohé­sion sociale.

Dossier

Les atten­tats de Paris n’ont pas fait que des cen­taines de morts et de bles­sés, mais causent aus­si des dégâts sur le plan des idées. Bien sûr, ces atten­tats ne se sont pas dérou­lés dans une socié­té vierge de débats sur les ques­tions rela­tives à l’insertion des popu­la­tions d’origine étran­gère et à la pré­sence de l’islam. Mais il est fort à parier que l’une de leurs consé­quences ira dans le sens d’un ren­for­ce­ment des pola­ri­sa­tions sur ces sujets. Ain­si au len­de­main des atten­tats, sur cer­tains pla­teaux de télé­vi­sion, on fus­tige le « com­mu­nau­ta­risme », on déclare une nou­velle « guerre de reli­gions ». Dans la presse, on pro­pose d’interdire les signes convic­tion­nels (la croix, la kip­pa certes, mais sur­tout le fou­lard) dans l’espace public et on accuse la gauche de s’être mon­trée laxiste. Autant de termes sen­sa­tion­na­listes, de pro­po­si­tions liber­ti­cides et de rac­cour­cis qui pèchent par sim­plisme et igno­rance et tendent à poin­ter du doigt un groupe social par­ti­cu­lier. La vio­lence des attaques pari­siennes du 13 novembre der­nier ain­si que celle, presque en miroir, des réac­tions poli­tiques (décla­ra­tion de guerre, pro­po­si­tion de créer des camps d’internement pour les retur­nees, fer­me­ture des mos­quées non recon­nues, etc.), posent deux enjeux à décons­truire : leur carac­tère excep­tion­nel (par leur ampleur et leur nature « reli­gieuse ») les dif­fé­ren­ciant (ou non) d’autres types de vio­lence poli­tique et leur carac­tère étran­ger à la socié­té euro­péenne, à ses valeurs et à sa culture (Bou­be­ker, 2010, p. 31 – 43).

Les facteurs du basculement dans le processus de violence jihadiste

Or, pour évi­ter de pro­pa­ger des amal­games, il est néces­saire de com­prendre ce qui sous-tend le bas­cu­le­ment de cer­tains indi­vi­dus dans des groupes jiha­distes vio­lents non pas pour l’excuser ou, pire, le légi­ti­mer comme le laissent entendre ceux qui refusent d’entendre les « expli­ca­tions socio­lo­giques », mais bien pour le pré­ve­nir. Au départ de l’étude menée par Lie­ven Pau­wels et Fabienne Brion, élar­gie à la lit­té­ra­ture scien­ti­fique (plé­tho­rique) exis­tant sur le pro­ces­sus de radi­ca­li­sa­tion vio­lente et à l’étude de la bio­gra­phie de plu­sieurs indi­vi­dus sus­pec­tés et condam­nés, il est pos­sible d’isoler quatre grandes sphères de facteurs.

La pre­mière sphère relève d’éléments contex­tuels « macros » comme les conflits (la cause pales­ti­nienne par exemple), les mas­sacres (la répres­sion par Bachar al-Assad de sa popu­la­tion, les Rohin­gya en Bir­ma­nie, etc.), mais aus­si les vicis­si­tudes de la poli­tique inter­na­tio­nale. Ici peuvent entrer en ligne de compte l’intervention amé­ri­caine en Irak ou encore la des­ti­tu­tion (mais sur­tout la condam­na­tion à mort) du pré­sident Mor­si par le géné­ral Sis­si, sou­te­nu plus ou moins taci­te­ment par les puis­sances euro­péennes et amé­ri­caine, dont on a sous-esti­mé le trau­ma­tisme au sein de cer­taines franges de la popu­la­tion. Farhad Khos­ro­kha­var parle d’«humiliation par sub­sti­tu­tion » (Khos­ro­kha­var, 2006, p. 49). Mais ces fac­teurs sont aus­si « micros » et relèvent des mul­tiples pro­ces­sus de dis­cri­mi­na­tion, d’exclusion et d’altérisation. Peuvent être ran­gées dans cette caté­go­rie, la hausse de l’islamophobie sta­tis­ti­que­ment démon­trée par le Centre pour l’égalité des chances ou encore les dis­cri­mi­na­tions sur le mar­ché de l’emploi puisqu’il existe un écart de plus de 30% en termes de taux d’emploi entre les per­sonnes bel­go-belges et les per­sonnes d’origine magh­ré­bine, turque et afri­caine1. La dif­fé­rence de diplôme entre les deux groupes n’est pas la seule expli­ca­tion à cet écart, puisque deux études montrent que la pro­por­tion de Bel­go-Maro­cains titu­laires d’un diplôme de l’enseignement supé­rieur (tous niveaux confon­dus) est de 40%, soit plus que la moyenne géné­rale (Tor­re­kens et Adam, 2015). C’est ce lien entre frus­tra­tion et oppres­sion qui peut conduire un indi­vi­du à recou­rir à la vio­lence (Bou­be­ker, 2010).

L’un des moyens de reje­ter ces fac­teurs expli­ca­tifs jugés comme « misé­ra­bi­listes » consiste à mettre en évi­dence que cer­tains ter­ro­ristes sus­pec­tés ou condam­nés peuvent être diplô­més de l’enseignement supé­rieur, avoir un tra­vail et être issus de la classe moyenne ou supé­rieure et n’auraient donc pas été vic­times de ces dif­fé­rents pro­ces­sus d’exclusion. D’abord, il n’y a là rien de neuf dans le cadre de la vio­lence de type jiha­diste par rap­port aux autres formes de vio­lence poli­tique qu’a connues l’Europe. En effet, depuis le XIXe siècle et les atten­tats à la bombe com­mis un peu par­tout sur le ter­ri­toire euro­péen par les anar­chistes russes, les cri­mi­no­logues ont mis en évi­dence l’appartenance de nombre d’activistes vio­lents aux classes aisées (Bauer, 2005, p. 7 – 13). Il est alors impor­tant de com­prendre deux choses. La pre­mière c’est que l’appartenance à la classe moyenne et supé­rieure ne pré­sume nul­le­ment de l’existence ou non d’expériences dis­cri­mi­nantes pour les indi­vi­dus dans le cadre de leurs inter­ac­tions quo­ti­diennes ou au cours de leur acces­sion à ce sta­tut plu­tôt aisé (pro­ces­sus de recru­te­ment pour un emploi, inter­ac­tion avec les forces de l’ordre, accès aux loi­sirs, à un loge­ment, contacts avec les col­lègues, socia­li­sa­tion à l’école, etc.). La deuxième c’est que ces indi­vi­dus, indé­pen­dam­ment de leur vécu réel, peuvent s’identifier à un groupe qu’ils per­çoivent, lui, comme vic­time de ces dif­fé­rents pro­ces­sus d’exclusion (Sloot­man et Tillie, 2006). C’est ce pro­ces­sus d’identification qui compte. Rentre éga­le­ment dans cette caté­go­rie de fac­teurs contex­tuels, le pro­ces­sus constant de mise en alté­ri­té d’une par­tie de la popu­la­tion belge que ce soit d’un point de vue eth­nique (comme lorsqu’on fait venir des poli­ciers maro­cains pour enca­drer les quar­tiers anver­sois et bruxel­lois en rai­son des « chocs cultu­rels » pou­vant exis­ter entre des poli­ciers belges et des citoyens certes belges, mais sur­tout d’origine étran­gère) ou reli­gieux en inter­ro­geant constam­ment la licéi­té de l’islam avec « nos » valeurs et en essen­tia­li­sant par-là même à la fois « l’«islam et « nos » valeurs.

À ce titre, la cuvée 2015 des débats rela­tifs à la label­li­sa­tion halal d’un pro­duc­teur de sirop de Liège et à la pra­tique de l’abattage rituel s’avère exem­plaire. Les attaques ter­ro­ristes ne font que ren­for­cer ce pro­ces­sus d’altérisation : c’est bien la pré­sence de l’islam en tant que tel et dans son exis­tence la plus banale qui est inter­ro­gée lorsqu’il est ques­tion d’intégrer la « laï­ci­té » dans la Consti­tu­tion, lorsqu’il est ques­tion de fer­mer les mos­quées non recon­nues et lorsqu’il est affir­mé que son texte révé­lé est à la source de cette vio­lence. L’ensemble de ces élé­ments contex­tuels font naitre un pro­fond sen­ti­ment de malaise, d’injustice, de frus­tra­tion et de res­sen­ti­ment (Cret­tiez, 2010, p. 7 – 28). On parle d’inconfort moral. Que ces indi­vi­dus en ten­sion soient ou non musul­mans, les méca­nismes de rup­ture iden­ti­taire et de cou­pure avec l’héritage paren­tal res­tent les mêmes, le sen­ti­ment d’injustice est iden­tique, mais les rai­sons pour les­quelles cela se pro­duit peuvent être quelque peu dif­fé­rentes. Oli­vier Roy consi­dère que les conver­tis choi­sissent l’islam et s’identifient à la com­mu­nau­té musul­mane « parce qu’il n’y a que ça sur le mar­ché de la révolte radi­cale ».

La deuxième sphère de fac­teurs est com­po­sée d’éléments qui peuvent atti­rer un indi­vi­du vers ce type de bas­cu­le­ment dans la vio­lence. C’est dans cette sphère qu’entrent en ligne de compte des fac­teurs pyscho-sociaux comme la dépres­sion, les absences fami­liales, les troubles de la per­son­na­li­té, la psy­cho­pa­thie, une sen­si­bi­li­té plus grande à l’injustice, l’idéalisme, l’instabilité, l’impulsivité ou encore l’agressivité. Il est aujourd’hui démon­tré que bien des indi­vi­dus sus­pec­tés ou condam­nés pour des actions vio­lentes de type jiha­diste ont un pas­sé de délin­quance et de consom­ma­tion de pro­duits stu­pé­fiants. S’engager dans cette voie peut alors rele­ver d’une forme de rédemp­tion pour les dérives antérieures.

La troi­sième sphère de fac­teurs décrit des élé­ments qui peuvent atti­rer un indi­vi­du à bas­cu­ler dans cette pers­pec­tive. C’est rela­ti­ve­ment simple à com­prendre : le groupe radi­cal consti­tue une sorte d’«entreprise de biens et de ser­vices » et les four­nit à ces sym­pa­thi­sants. Plus pré­ci­sé­ment, le groupe radi­cal répond aux ques­tions exis­ten­tielles de ces indi­vi­dus en ten­sion et four­nit des clefs de lec­ture du monde (certes sim­plistes et mani­chéennes) à la quête de sens de ceux-ci. Oli­vier Roy parle de « grand récit ». Qui plus est, ce groupe radi­cal violent leur offre un moyen d’action immé­diat et concret. À l’heure du désen­chan­te­ment à l’égard de la poli­tique et des coupes bud­gé­taires au sein du tis­su asso­cia­tif, ces groupes radi­caux peuvent appa­raitre (ter­ri­ble­ment) comme une voie d’action et de réa­li­sa­tion alter­na­tives. Il y a là quelque chose d’essentiel à com­prendre : la radi­ca­li­sa­tion vio­lente dans une socié­té démo­cra­tique, c’est avant tout un pro­jet poli­tique qui s’appuie sur une idéo­lo­gie et qui consi­dère que la vio­lence est légi­time pour arri­ver à ses fins (arri­ver au pou­voir, l’exercer et désta­bi­li­ser les socié­tés « enne­mies »). En faire une ques­tion stric­te­ment reli­gieuse revient à en mécon­naitre le pro­ces­sus, mais sur­tout à dépo­li­ti­ser les moti­va­tions de ces acti­vistes vio­lents. Enfin, ce groupe radi­cal violent est avant tout un pro­ces­sus de socia­li­sa­tion dans lequel les dyna­miques de groupe (cama­ra­de­rie, ami­tié, etc.) sont plus impor­tantes que l’idéologie (Cesa­ri, 2011, p. 101 – 116 ; Cool­saet, 2015). En d’autres termes, le groupe radi­cal violent répond aux besoins de sens et d’appartenance de ces indi­vi­dus en ten­sion, les valo­rise et leur four­nit une iden­ti­té « Minute Soupe », prête à l’emploi.

Enfin, le qua­trième et der­nier ensemble de fac­teurs regroupe des élé­ments déclen­cheurs comme un décès, un divorce ou encore une expé­rience de vio­lence avec une ins­ti­tu­tion (école, police, etc.). L’interaction de ces quatre dimen­sions revient à pen­ser les condi­tions psy­cho­so­ciales qui favo­risent l’oubli des bar­rières morales et encou­ragent le ver­se­ment dans la vio­lence (Cret­tiez, 2010).

Islam ou pas islam ?

Après chaque atten­tat, deux réflexes épi­der­miques, mais anti­no­miques émergent. Le pre­mier émane le plus sou­vent de per­sonnes et de struc­tures musul­manes pour les­quelles il est inin­tel­li­gible que des actes d’une telle vio­lence soient com­mis et jus­ti­fiés au nom de leur reli­gion. Leur posi­tion vise alors à affir­mer que cela n’a rien à voir avec l’islam, que ces indi­vi­dus n’ont pas lu et ne connaissent pas les textes sacrés et qu’ils ne peuvent être consi­dé­rés comme de « vrais musul­mans ». La deuxième posi­tion émane le plus sou­vent d’intellectuels média­tiques et de per­son­na­li­tés poli­tiques qui affirment, au contraire, que les atten­tats ont tout à voir avec l’islam car la vio­lence y serait inhé­rente, ins­crite au plus pro­fond du texte. En réa­li­té, ces deux posi­tions sont fausses. D’abord, il s’agit bien d’un cou­rant de l’islam et plus pré­ci­sé­ment d’une alliance entre une vision reli­gieuse lit­té­ra­liste issue du sala­fisme et une vision par­ti­cu­lière de l’un des cou­rants des Frères musul­mans légi­ti­mant l’action poli­tique vio­lente et immé­diate. La dimen­sion reli­gieuse est donc bien pré­sente, mais l’islam y devient une idéo­lo­gie et c’est en tant qu’idéologie qu’elle est uti­li­sée et ins­tru­men­ta­li­sée. Confondre donc les sala­fistes et les Frères musul­mans en géné­ral avec le jiha­disme contem­po­rain a autant de sens que confondre le catho­li­cisme avec l’Opus Dei et l’Irish Repu­bli­can Army (IRA).

Où se place donc la reli­gion dans le sché­ma expo­sé plus haut ? Eh bien la plu­part du temps elle vient après, comme une sorte de ver­nis ou de jus­ti­fi­ca­tion à pos­te­rio­ri. Il est à ce titre frap­pant de consta­ter que bien des ter­ro­ristes pré­su­més ou condam­nés n’étaient pas ou très peu reli­gieux avant de bas­cu­ler dans cette pers­pec­tive vio­lente. Oli­vier Roy parle à juste titre d’«islamisation de la radi­ca­li­té et non de radi­ca­li­sa­tion de l’islam » afin de mettre en évi­dence que les fac­teurs pous­sant à la radi­ca­li­sa­tion se sont mis en place avant la ren­contre avec une filière de recru­te­ment jiha­diste qui les opé­ra­tion­na­lise. Cela ne veut pas dire qu’au moment de com­mettre ces actes, ils n’étaient pas inti­me­ment croyants et per­sua­dés de réa­li­ser la pro­phé­tie divine. Cepen­dant, il n’est pas moins cer­tain que ceux qui pro­cèdent à leur recru­te­ment et qui com­mandent sont bien conscients des enjeux poli­tiques de ce mariage idéo­lo­gique et les mai­trisent. Alors le fon­da­men­ta­lisme est-il à la source du bas­cu­le­ment dans la vio­lence jiha­diste ? Là encore, la réponse est com­plexe. En soi, le fon­da­men­ta­lisme ou sala­fisme ne consti­tue pas une menace pour l’ordre poli­tique démo­cra­tique puisqu’il est majo­ri­tai­re­ment quié­tiste (orien­té sur les acti­vi­tés de pré­di­ca­tion et de pié­té). À ce titre, il est même apo­li­tique et plu­tôt légi­ti­miste, au sens où il tend à légi­ti­mer le pou­voir en place. Ce « néo­fon­da­men­ta­lisme » comme le nomme Raphaël Lio­ger est essen­tiel­le­ment axé sur les mœurs, la sexua­li­té, le rap­port hommes-femmes, les loi­sirs, les com­por­te­ments de la vie quo­ti­dienne et estime que le ter­ro­risme n’est pas conforme à la tra­di­tion. Quant à de nom­breux Frères musul­mans, ils se sont conver­tis au jeu démo­cra­tique (des groupes sala­fistes leur ayant d’ailleurs emboi­té le pas). Par contre, le sala­fisme reste un pro­jet conser­va­teur d’un point de vue moral et il peut être cri­ti­qué à ce titre, d’autant plus qu’il n’offre, par son approche lit­té­ra­liste, aucun outil aux indi­vi­dus en ten­sion leur per­met­tant de contex­tua­li­ser le texte et de se le réap­pro­prier d’un point de vue anthro­po­lo­gique.

Conclusion

Il existe un para­doxe dans le débat post-atten­tats. On insiste sur la sur­veillance des mos­quées et on estime sou­vent que la « com­mu­nau­té musul­mane » n’explique pas assez sa reli­gion, qu’elle n’en fait pas assez pour vaincre ce can­cer. Or, c’est mécon­naitre le fonc­tion­ne­ment de ces groupes jiha­distes vio­lents qui recrutent en dehors des mos­quées sous le cou­vert d’activités cari­ta­tives ou intel­lec­tuelles (Sharia4Belgium, Res­to du Taw­hid, etc.). C’est aus­si mécon­naitre les dyna­miques locales de sur­veillance et de concer­ta­tion qui existent entre les mos­quées et les auto­ri­tés publiques locales (Tor­re­kens, 2009) (quelle que soit leur cou­leur poli­tique d’ailleurs). Mais c’est sur­tout mécon­naitre les dif­fi­cul­tés pour une asso­cia­tion musul­mane d’être sou­te­nue finan­ciè­re­ment par les pou­voirs publics. Quant au com­mu­nau­ta­risme et à la grille de lec­ture du soi-disant échec de l’intégration, ce ne sont tout sim­ple­ment pas les bonnes lunettes pour com­prendre le phé­no­mène. D’abord Oli­vier Roy (2015) montre à quel point ces indi­vi­dus condam­nés ou sus­pec­tés pour des faits de ter­ro­risme n’ont tout sim­ple­ment pas eu de pra­tiques « com­mu­nau­taires ». Ce n’est pas le repli iden­ti­taire qui pousse au bas­cu­le­ment jiha­diste comme le sché­ma plus haut tend à le mon­trer, mais au contraire le vide iden­ti­taire. Quant à la logique de l’intégration, en en fai­sant un pro­blème lié à une ori­gine étran­gère, elle ne per­met tout sim­ple­ment pas d’expliquer pour­quoi des conver­tis, des per­sonnes ayant un emploi et issues de la classe moyenne et supé­rieure bas­culent éga­le­ment. Enfin, l’insertion et la par­ti­ci­pa­tion des mino­ri­tés eth­niques tout comme le com­mu­nau­ta­risme ne sont pas des logiques uni­la­té­rales, mais des dia­lec­tiques. Est-on prêt à ana­ly­ser la lourde res­pon­sa­bi­li­té et le fonc­tion­ne­ment de nos socié­tés dans ces dynamiques ?

Ce que l’on nomme pudi­que­ment « les quar­tiers » où se concentrent à la fois la popu­la­tion d’origine étran­gère et les fac­teurs de dif­fi­cul­té socioé­co­no­mique consti­tuent un choix impo­sé (Bou­be­keur, 2008, p. 85 – 99) aux groupes concer­nés rele­vant d’absence de pers­pec­tive poli­tique et de pro­ces­sus his­to­riques et éco­no­miques (quar­tiers indus­triels, ville basse et haute, sub-urba­ni­sa­tion, etc.).

Rap­pe­lons que la pre­mière poli­tique d’intégration au niveau fédé­ral n’a vu le jour qu’en 1989 et qu’il a fal­lu attendre 1996 pour que la poli­tique d’intégration wal­lonne soit votée. Il est impor­tant de pou­voir, en dépit de leur vio­lence et de leur ampleur, ana­ly­ser les atten­tats jiha­distes comme des faits sociaux comme les autres afin d’en rele­ver les méca­nismes et à ce titre, de gui­der les futures réponses poli­tiques. Cela signi­fie que la logique sécu­ri­taire qui est la pre­mière réponse poli­tique car elle est à la fois visible et rapide à mettre en œuvre devra s’accompagner de moyens et d’actions sur le long terme dans des sec­teurs clefs comme l’emploi, l’enseignement et la cohé­sion sociale. Cela signi­fie aus­si qu’il est néces­saire d’inscrire les vio­lences jiha­distes dans la longue his­toire des vio­lences poli­tiques que connait l’Europe depuis le XIXe siècle. Les vio­lences jiha­distes ne sont en effet pas iso­lables en rai­son de leur ampleur (l’ETA a com­mis neuf-cents assas­si­nats en Espagne — Lan­da­bu­ru, 2005, p. 16 – 21) ou de leur nature (le conflit irlan­dais oppo­sant les iden­ti­tés réi­fiées des catho­liques et des pro­tes­tants dans le cadre d’un conflit de nature ter­ri­to­riale et poli­tique a mené à des mil­liers de morts et de bles­sés — Cret­tiez, 2010).

Il est aus­si urgent de favo­ri­ser l’émergence et de sou­te­nir une iden­ti­té musul­mane posi­tive, décom­plexée et légi­time. Mais on se doute que cela pour­rait être l’occasion pour une cer­taine droite obsé­dée par la pure­té iden­ti­taire de régler ses comptes avec cette dif­fé­rence qui l’incommode, d’enjoindre aux dif­fé­rents de ren­trer dans les rangs, de se confor­mer, quitte à pro­duire elle-même une vio­lence certaine.

  1. « Moni­to­ring socioé­co­no­mique », Ser­vice public fédé­ral Emploi, Tra­vail et Concer­ta­tion sociale et Centre pour l’égalité des chances et la lutte, 2013.

Corinne Torrekens


Auteur

Corinne Torrekens est professeure de science politique et directrice du Groupe de Recherche sur les Relations Ethniques, les Migrations et l’Égalité (GERME) de l’Université libre de Bruxelles. Elle travaille sur la question de l’insertion de l’islam en Europe avec un point d’attention tout particulier pour la Belgique. Auteure d’une thèse de doctorat portant sur la visibilité de l’islam à Bruxelles, elle a publié plusieurs ouvrages portant sur l’islam, les politiques d’intégration et la diversité ainsi que de nombreux articles scientifiques et de vulgarisation à partir des nombreux terrains de recherche qu’elle a menés. Elle a également participé à de nombreux congrès et colloques internationaux en tant que conférencière. Elle est également formatrice et est souvent amenée à fournir des conseils auprès d’institutions publiques et privées et a donné de nombreuses interviews qui éclairent l’actualité relative à ses domaines de compétence. Elle a récemment publié l’ouvrage Islams de Belgique aux Éditions de l’Université de Bruxelles (2020).