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Comprendre le basculement dans la violence jihadiste
Quatre grandes sphères de facteurs permettent d’expliquer l’oubli des barrières morales et le basculement dans la violence, et on ne peut faire l’impasse sur une analyse de la responsabilité de nos sociétés. Quant au rôle de l’islam, on se trouve davantage face à « une islamisation de la radicalité que d’une radicalisation de l’islam » (Olivier Roy). L’actuelle logique sécuritaire devra s’accompagner d’actions de long terme comme l’emploi, l’enseignement, la cohésion sociale.
Les attentats de Paris n’ont pas fait que des centaines de morts et de blessés, mais causent aussi des dégâts sur le plan des idées. Bien sûr, ces attentats ne se sont pas déroulés dans une société vierge de débats sur les questions relatives à l’insertion des populations d’origine étrangère et à la présence de l’islam. Mais il est fort à parier que l’une de leurs conséquences ira dans le sens d’un renforcement des polarisations sur ces sujets. Ainsi au lendemain des attentats, sur certains plateaux de télévision, on fustige le « communautarisme », on déclare une nouvelle « guerre de religions ». Dans la presse, on propose d’interdire les signes convictionnels (la croix, la kippa certes, mais surtout le foulard) dans l’espace public et on accuse la gauche de s’être montrée laxiste. Autant de termes sensationnalistes, de propositions liberticides et de raccourcis qui pèchent par simplisme et ignorance et tendent à pointer du doigt un groupe social particulier. La violence des attaques parisiennes du 13 novembre dernier ainsi que celle, presque en miroir, des réactions politiques (déclaration de guerre, proposition de créer des camps d’internement pour les returnees, fermeture des mosquées non reconnues, etc.), posent deux enjeux à déconstruire : leur caractère exceptionnel (par leur ampleur et leur nature « religieuse ») les différenciant (ou non) d’autres types de violence politique et leur caractère étranger à la société européenne, à ses valeurs et à sa culture (Boubeker, 2010, p. 31 – 43).
Les facteurs du basculement dans le processus de violence jihadiste
Or, pour éviter de propager des amalgames, il est nécessaire de comprendre ce qui sous-tend le basculement de certains individus dans des groupes jihadistes violents non pas pour l’excuser ou, pire, le légitimer comme le laissent entendre ceux qui refusent d’entendre les « explications sociologiques », mais bien pour le prévenir. Au départ de l’étude menée par Lieven Pauwels et Fabienne Brion, élargie à la littérature scientifique (pléthorique) existant sur le processus de radicalisation violente et à l’étude de la biographie de plusieurs individus suspectés et condamnés, il est possible d’isoler quatre grandes sphères de facteurs.
La première sphère relève d’éléments contextuels « macros » comme les conflits (la cause palestinienne par exemple), les massacres (la répression par Bachar al-Assad de sa population, les Rohingya en Birmanie, etc.), mais aussi les vicissitudes de la politique internationale. Ici peuvent entrer en ligne de compte l’intervention américaine en Irak ou encore la destitution (mais surtout la condamnation à mort) du président Morsi par le général Sissi, soutenu plus ou moins tacitement par les puissances européennes et américaine, dont on a sous-estimé le traumatisme au sein de certaines franges de la population. Farhad Khosrokhavar parle d’«humiliation par substitution » (Khosrokhavar, 2006, p. 49). Mais ces facteurs sont aussi « micros » et relèvent des multiples processus de discrimination, d’exclusion et d’altérisation. Peuvent être rangées dans cette catégorie, la hausse de l’islamophobie statistiquement démontrée par le Centre pour l’égalité des chances ou encore les discriminations sur le marché de l’emploi puisqu’il existe un écart de plus de 30% en termes de taux d’emploi entre les personnes belgo-belges et les personnes d’origine maghrébine, turque et africaine1. La différence de diplôme entre les deux groupes n’est pas la seule explication à cet écart, puisque deux études montrent que la proportion de Belgo-Marocains titulaires d’un diplôme de l’enseignement supérieur (tous niveaux confondus) est de 40%, soit plus que la moyenne générale (Torrekens et Adam, 2015). C’est ce lien entre frustration et oppression qui peut conduire un individu à recourir à la violence (Boubeker, 2010).
L’un des moyens de rejeter ces facteurs explicatifs jugés comme « misérabilistes » consiste à mettre en évidence que certains terroristes suspectés ou condamnés peuvent être diplômés de l’enseignement supérieur, avoir un travail et être issus de la classe moyenne ou supérieure et n’auraient donc pas été victimes de ces différents processus d’exclusion. D’abord, il n’y a là rien de neuf dans le cadre de la violence de type jihadiste par rapport aux autres formes de violence politique qu’a connues l’Europe. En effet, depuis le XIXe siècle et les attentats à la bombe commis un peu partout sur le territoire européen par les anarchistes russes, les criminologues ont mis en évidence l’appartenance de nombre d’activistes violents aux classes aisées (Bauer, 2005, p. 7 – 13). Il est alors important de comprendre deux choses. La première c’est que l’appartenance à la classe moyenne et supérieure ne présume nullement de l’existence ou non d’expériences discriminantes pour les individus dans le cadre de leurs interactions quotidiennes ou au cours de leur accession à ce statut plutôt aisé (processus de recrutement pour un emploi, interaction avec les forces de l’ordre, accès aux loisirs, à un logement, contacts avec les collègues, socialisation à l’école, etc.). La deuxième c’est que ces individus, indépendamment de leur vécu réel, peuvent s’identifier à un groupe qu’ils perçoivent, lui, comme victime de ces différents processus d’exclusion (Slootman et Tillie, 2006). C’est ce processus d’identification qui compte. Rentre également dans cette catégorie de facteurs contextuels, le processus constant de mise en altérité d’une partie de la population belge que ce soit d’un point de vue ethnique (comme lorsqu’on fait venir des policiers marocains pour encadrer les quartiers anversois et bruxellois en raison des « chocs culturels » pouvant exister entre des policiers belges et des citoyens certes belges, mais surtout d’origine étrangère) ou religieux en interrogeant constamment la licéité de l’islam avec « nos » valeurs et en essentialisant par-là même à la fois « l’«islam et « nos » valeurs.
À ce titre, la cuvée 2015 des débats relatifs à la labellisation halal d’un producteur de sirop de Liège et à la pratique de l’abattage rituel s’avère exemplaire. Les attaques terroristes ne font que renforcer ce processus d’altérisation : c’est bien la présence de l’islam en tant que tel et dans son existence la plus banale qui est interrogée lorsqu’il est question d’intégrer la « laïcité » dans la Constitution, lorsqu’il est question de fermer les mosquées non reconnues et lorsqu’il est affirmé que son texte révélé est à la source de cette violence. L’ensemble de ces éléments contextuels font naitre un profond sentiment de malaise, d’injustice, de frustration et de ressentiment (Crettiez, 2010, p. 7 – 28). On parle d’inconfort moral. Que ces individus en tension soient ou non musulmans, les mécanismes de rupture identitaire et de coupure avec l’héritage parental restent les mêmes, le sentiment d’injustice est identique, mais les raisons pour lesquelles cela se produit peuvent être quelque peu différentes. Olivier Roy considère que les convertis choisissent l’islam et s’identifient à la communauté musulmane « parce qu’il n’y a que ça sur le marché de la révolte radicale ».
La deuxième sphère de facteurs est composée d’éléments qui peuvent attirer un individu vers ce type de basculement dans la violence. C’est dans cette sphère qu’entrent en ligne de compte des facteurs pyscho-sociaux comme la dépression, les absences familiales, les troubles de la personnalité, la psychopathie, une sensibilité plus grande à l’injustice, l’idéalisme, l’instabilité, l’impulsivité ou encore l’agressivité. Il est aujourd’hui démontré que bien des individus suspectés ou condamnés pour des actions violentes de type jihadiste ont un passé de délinquance et de consommation de produits stupéfiants. S’engager dans cette voie peut alors relever d’une forme de rédemption pour les dérives antérieures.
La troisième sphère de facteurs décrit des éléments qui peuvent attirer un individu à basculer dans cette perspective. C’est relativement simple à comprendre : le groupe radical constitue une sorte d’«entreprise de biens et de services » et les fournit à ces sympathisants. Plus précisément, le groupe radical répond aux questions existentielles de ces individus en tension et fournit des clefs de lecture du monde (certes simplistes et manichéennes) à la quête de sens de ceux-ci. Olivier Roy parle de « grand récit ». Qui plus est, ce groupe radical violent leur offre un moyen d’action immédiat et concret. À l’heure du désenchantement à l’égard de la politique et des coupes budgétaires au sein du tissu associatif, ces groupes radicaux peuvent apparaitre (terriblement) comme une voie d’action et de réalisation alternatives. Il y a là quelque chose d’essentiel à comprendre : la radicalisation violente dans une société démocratique, c’est avant tout un projet politique qui s’appuie sur une idéologie et qui considère que la violence est légitime pour arriver à ses fins (arriver au pouvoir, l’exercer et déstabiliser les sociétés « ennemies »). En faire une question strictement religieuse revient à en méconnaitre le processus, mais surtout à dépolitiser les motivations de ces activistes violents. Enfin, ce groupe radical violent est avant tout un processus de socialisation dans lequel les dynamiques de groupe (camaraderie, amitié, etc.) sont plus importantes que l’idéologie (Cesari, 2011, p. 101 – 116 ; Coolsaet, 2015). En d’autres termes, le groupe radical violent répond aux besoins de sens et d’appartenance de ces individus en tension, les valorise et leur fournit une identité « Minute Soupe », prête à l’emploi.
Enfin, le quatrième et dernier ensemble de facteurs regroupe des éléments déclencheurs comme un décès, un divorce ou encore une expérience de violence avec une institution (école, police, etc.). L’interaction de ces quatre dimensions revient à penser les conditions psychosociales qui favorisent l’oubli des barrières morales et encouragent le versement dans la violence (Crettiez, 2010).
Islam ou pas islam ?
Après chaque attentat, deux réflexes épidermiques, mais antinomiques émergent. Le premier émane le plus souvent de personnes et de structures musulmanes pour lesquelles il est inintelligible que des actes d’une telle violence soient commis et justifiés au nom de leur religion. Leur position vise alors à affirmer que cela n’a rien à voir avec l’islam, que ces individus n’ont pas lu et ne connaissent pas les textes sacrés et qu’ils ne peuvent être considérés comme de « vrais musulmans ». La deuxième position émane le plus souvent d’intellectuels médiatiques et de personnalités politiques qui affirment, au contraire, que les attentats ont tout à voir avec l’islam car la violence y serait inhérente, inscrite au plus profond du texte. En réalité, ces deux positions sont fausses. D’abord, il s’agit bien d’un courant de l’islam et plus précisément d’une alliance entre une vision religieuse littéraliste issue du salafisme et une vision particulière de l’un des courants des Frères musulmans légitimant l’action politique violente et immédiate. La dimension religieuse est donc bien présente, mais l’islam y devient une idéologie et c’est en tant qu’idéologie qu’elle est utilisée et instrumentalisée. Confondre donc les salafistes et les Frères musulmans en général avec le jihadisme contemporain a autant de sens que confondre le catholicisme avec l’Opus Dei et l’Irish Republican Army (IRA).
Où se place donc la religion dans le schéma exposé plus haut ? Eh bien la plupart du temps elle vient après, comme une sorte de vernis ou de justification à posteriori. Il est à ce titre frappant de constater que bien des terroristes présumés ou condamnés n’étaient pas ou très peu religieux avant de basculer dans cette perspective violente. Olivier Roy parle à juste titre d’«islamisation de la radicalité et non de radicalisation de l’islam » afin de mettre en évidence que les facteurs poussant à la radicalisation se sont mis en place avant la rencontre avec une filière de recrutement jihadiste qui les opérationnalise. Cela ne veut pas dire qu’au moment de commettre ces actes, ils n’étaient pas intimement croyants et persuadés de réaliser la prophétie divine. Cependant, il n’est pas moins certain que ceux qui procèdent à leur recrutement et qui commandent sont bien conscients des enjeux politiques de ce mariage idéologique et les maitrisent. Alors le fondamentalisme est-il à la source du basculement dans la violence jihadiste ? Là encore, la réponse est complexe. En soi, le fondamentalisme ou salafisme ne constitue pas une menace pour l’ordre politique démocratique puisqu’il est majoritairement quiétiste (orienté sur les activités de prédication et de piété). À ce titre, il est même apolitique et plutôt légitimiste, au sens où il tend à légitimer le pouvoir en place. Ce « néofondamentalisme » comme le nomme Raphaël Lioger est essentiellement axé sur les mœurs, la sexualité, le rapport hommes-femmes, les loisirs, les comportements de la vie quotidienne et estime que le terrorisme n’est pas conforme à la tradition. Quant à de nombreux Frères musulmans, ils se sont convertis au jeu démocratique (des groupes salafistes leur ayant d’ailleurs emboité le pas). Par contre, le salafisme reste un projet conservateur d’un point de vue moral et il peut être critiqué à ce titre, d’autant plus qu’il n’offre, par son approche littéraliste, aucun outil aux individus en tension leur permettant de contextualiser le texte et de se le réapproprier d’un point de vue anthropologique.
Conclusion
Il existe un paradoxe dans le débat post-attentats. On insiste sur la surveillance des mosquées et on estime souvent que la « communauté musulmane » n’explique pas assez sa religion, qu’elle n’en fait pas assez pour vaincre ce cancer. Or, c’est méconnaitre le fonctionnement de ces groupes jihadistes violents qui recrutent en dehors des mosquées sous le couvert d’activités caritatives ou intellectuelles (Sharia4Belgium, Resto du Tawhid, etc.). C’est aussi méconnaitre les dynamiques locales de surveillance et de concertation qui existent entre les mosquées et les autorités publiques locales (Torrekens, 2009) (quelle que soit leur couleur politique d’ailleurs). Mais c’est surtout méconnaitre les difficultés pour une association musulmane d’être soutenue financièrement par les pouvoirs publics. Quant au communautarisme et à la grille de lecture du soi-disant échec de l’intégration, ce ne sont tout simplement pas les bonnes lunettes pour comprendre le phénomène. D’abord Olivier Roy (2015) montre à quel point ces individus condamnés ou suspectés pour des faits de terrorisme n’ont tout simplement pas eu de pratiques « communautaires ». Ce n’est pas le repli identitaire qui pousse au basculement jihadiste comme le schéma plus haut tend à le montrer, mais au contraire le vide identitaire. Quant à la logique de l’intégration, en en faisant un problème lié à une origine étrangère, elle ne permet tout simplement pas d’expliquer pourquoi des convertis, des personnes ayant un emploi et issues de la classe moyenne et supérieure basculent également. Enfin, l’insertion et la participation des minorités ethniques tout comme le communautarisme ne sont pas des logiques unilatérales, mais des dialectiques. Est-on prêt à analyser la lourde responsabilité et le fonctionnement de nos sociétés dans ces dynamiques ?
Ce que l’on nomme pudiquement « les quartiers » où se concentrent à la fois la population d’origine étrangère et les facteurs de difficulté socioéconomique constituent un choix imposé (Boubekeur, 2008, p. 85 – 99) aux groupes concernés relevant d’absence de perspective politique et de processus historiques et économiques (quartiers industriels, ville basse et haute, sub-urbanisation, etc.).
Rappelons que la première politique d’intégration au niveau fédéral n’a vu le jour qu’en 1989 et qu’il a fallu attendre 1996 pour que la politique d’intégration wallonne soit votée. Il est important de pouvoir, en dépit de leur violence et de leur ampleur, analyser les attentats jihadistes comme des faits sociaux comme les autres afin d’en relever les mécanismes et à ce titre, de guider les futures réponses politiques. Cela signifie que la logique sécuritaire qui est la première réponse politique car elle est à la fois visible et rapide à mettre en œuvre devra s’accompagner de moyens et d’actions sur le long terme dans des secteurs clefs comme l’emploi, l’enseignement et la cohésion sociale. Cela signifie aussi qu’il est nécessaire d’inscrire les violences jihadistes dans la longue histoire des violences politiques que connait l’Europe depuis le XIXe siècle. Les violences jihadistes ne sont en effet pas isolables en raison de leur ampleur (l’ETA a commis neuf-cents assassinats en Espagne — Landaburu, 2005, p. 16 – 21) ou de leur nature (le conflit irlandais opposant les identités réifiées des catholiques et des protestants dans le cadre d’un conflit de nature territoriale et politique a mené à des milliers de morts et de blessés — Crettiez, 2010).
Il est aussi urgent de favoriser l’émergence et de soutenir une identité musulmane positive, décomplexée et légitime. Mais on se doute que cela pourrait être l’occasion pour une certaine droite obsédée par la pureté identitaire de régler ses comptes avec cette différence qui l’incommode, d’enjoindre aux différents de rentrer dans les rangs, de se conformer, quitte à produire elle-même une violence certaine.
- « Monitoring socioéconomique », Service public fédéral Emploi, Travail et Concertation sociale et Centre pour l’égalité des chances et la lutte, 2013.