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Comprendre l’islam politique. Une trajectoire de recherche sur l’altérité islamiste, 1973 – 2016 de François Burgat
Les savants arabisants français du XXe siècle (Rodinson, Berque, Ageron…) estimèrent que leur devoir intellectuel était non pas d’accompagner l’entreprise coloniale, comme le crurent la plupart de ceux du XIXe, mais d’adopter au contraire une position résolument anticolonialiste. C’est dans la même perspective que François Burgat a inscrit sa trajectoire de recherche tout au long des […]
Les savants arabisants français du XXe siècle (Rodinson, Berque, Ageron…) estimèrent que leur devoir intellectuel était non pas d’accompagner l’entreprise coloniale, comme le crurent la plupart de ceux du XIXe, mais d’adopter au contraire une position résolument anticolonialiste. C’est dans la même perspective que François Burgat a inscrit sa trajectoire de recherche tout au long des quarante dernières années1. À la différence de ses principaux collègues politologues, tels Gilles Kepel et Olivier Roy en France, qui ont également focalisé leur réflexion sur l’islam politique, ses analyses ont cherché à rendre compte du volet culturel de la domination coloniale qui, pour lui, n’a pas fini de jouer un rôle déterminant. Ses travaux doivent donc retenir l’attention et être évalués non seulement en raison de la qualité qu’on leur reconnait généralement, mais également en raison de l’orientation spécifique qu’il leur a donnée.
L’altérité islamique, réhabilitation de la culture des vaincus
Son dernier ouvrage se veut explicite à cet égard : une pluralité de courants est aujourd’hui présente dans l’islam politique, mais tous expriment un contentieux culturel non apuré à l’égard du colonialisme. Et lorsque, sous un angle de vue qui n’est pas exclusivement occidental, on cherche à identifier ce qu’est l’aspiration dont l’ensemble de ces courants témoignent, c’est d’une « altérité islamiste » qu’il faut parler. Car c’est dans cette altérité que réside le ressort intime et durable d’une visée qui est celle de la réhabilitation de la culture identitaire des vaincus. Les attributs symboliques de cette culture furent dépareillés, folklorisés et marginalisés par la domination coloniale qui lui a ravi la possibilité de participer aux débats qui, dans le cadre historique et géopolitique actuel, cherchent à « produire le sens » que pourrait avoir un nouvel universalisme digne de ce nom. En ce temps de mondialisation galopante, les identités se trouvent exposées les unes aux autres d’une manière inédite et réaffirment leurs ambitions respectives dans la construction d’une conscience planétaire en train de se forger de manière conflictuelle.
Dans l’ouvrage bilantaire qu’il vient de publier2, Burgat revient sur ce qu’a été son itinéraire professionnel de chercheur qui a débuté en Algérie dans les années 1970 et s’est achevé au Liban en 2013, passant successivement par différents postes en Tunisie, en Lybie, en Égypte, en Palestine et en Syrie. Au terme des observations qu’il a pu mener concrètement dans ces différents contextes et à partir des entretiens qu’il a pu avoir avec un grand nombre d’acteurs impliqués dans l’éventail des courants de l’islamisme, c’est assez logiquement une méthode comparatiste qu’il a adoptée pour organiser la synthèse de son travail. Il a ainsi dressé un tableau composé de « strates cognitives » qui, en s’accumulant, permettent de saisir « l’altérité islamique » de l’intérieur. C’est-à-dire de cerner « la spécificité du lexique musulman » tel qu’il s’est développé et s’est fait entendre au cours des dernières décennies. Car si c’est le terrorisme du djihadisme armé qui, avec Al-Qaida et Daech, capte presque toute l’attention actuellement, il faut commencer par souligner que la réflexion sur l’islamisme politique ne saurait s’y réduire. Burgat repère diverses façons de pratiquer l’islamisme. Elles vont des Frères musulmans jusqu’à ce qu’inspire aujourd’hui le salafisme, des Talibans en Afghanistan jusqu’à Erdogan en Turquie, du quiétisme du mouvement Tabligh à la radicalisation califale de Daech en Irak et en Syrie, ou encore des essais plus ou moins aboutis de participation politique comme au Maroc ou comme celle d’Ennahda qui, en Tunisie, a contribué à l’adoption d’une Constitution considérée comme la première véritablement démocratique du monde arabe. Mais ce que Burgat discerne toutefois comme la chose la plus fondamentale qui inspire l’ensemble de ces courants, c’est une tentative de reconquête identitaire des ex-colonisés du Sud face à l’emprise hégémonique que garde la culture des ex-colonisateurs du Nord.
Cette reconduction des diverses expressions de l’islamisme vers une matrice culturelle commune lui est suggérée par des entretiens avec divers acteurs au sujet des tensions associées à la mondialisation. Chacun d’entre eux exprime une « motivation musulmane » liée à un contexte propre. C’est toutefois au cours d’un dialogue avec le juriste égyptien Tarek al-Bishri que, en 1992, il recueillera la version intellectuellement la plus éclairante de la chose : « Tant que nous avons exprimé nos ambitions émancipatrices avec le langage du marxisme ou du nationalisme, explique-t-il, il se trouvait toujours en Occident une famille politique, les chrétiens, les communistes ou d’autres, même à droite, pour nous comprendre, parfois même pour nous soutenir. Dès lors que nous avons employé, pour exprimer très exactement les mêmes attentes, le lexique de la religion musulmane, la rupture est devenue totale. Nous étions seuls. »
Cet épisode mérite que l’on s’y arrête parce que, tout en contribuant à mettre en lumière l’unicité des sources d’inspiration d’un large courant de pensée, il fait voir que l’altérité ethno-identitaire de l’«autre » est radicalement rejetée lorsqu’il se met à vouloir « parler musulman ». Pour Burgat comme pour son interlocuteur, même si un emprunt est fait à ce dernier registre, on est néanmoins en face d’une réalité bien plus profane et politique que religieuse, très loin en tout cas des explications qui cherchent à faire remonter la radicalité islamiste jusqu’au Coran du VIIe siècle. Le lexique religieux sert en réalité à se référer à un univers symbolique identitaire dont la vertu mobilisatrice provient bien moins de sa dimension sacrée que de son caractère endogène qui vise à prendre distance à l’égard de l’hégémonie culturelle occidentale. Ce n’est toutefois qu’au tournant de la décennie 1990, à la faveur de l’effondrement de l’URSS et de l’intervention des États-Unis dans la guerre du Golfe que, dans une sorte de transnationalisation révolutionnaire, divers groupes radicaux parviendront à affirmer depuis l’Afghanistan la matrice radicale d’Al-Qaida, sur laquelle viendra se développer ensuite, au cœur de la crise irakienne puis syrienne, l’ambition du califat de Daech.
Archaïsme culturel ou modernisation endogène ?
Le fait que nombre d’analystes occidentaux semblent ignorer ou minimisent la diversité d’idées présentes dans le spectre politique qui manifeste la contemporanéité localisée de l’islam politique n’est pas une chose anodine non plus. Cela arrange en réalité fort bien la vision que les Occidentaux veulent garder de leur rôle dans le monde. S’ils ont le plus grand mal à admettre la géographie de la colère culturelle qui caractérise le monde globalisé d’aujourd’hui, c’est précisément parce que le monolithisme de cette perception est ce qui les habilite à ne voir en face d’eux que de l’archaïsme culturel et/ou de l’obscurantisme religieux. De cette façon s’établit l’idée selon laquelle dans l’arène politique mondialisée il n’y a pas de tentative d’emprise culturelle occidentale qui rappellerait celle de la période coloniale. S’y manifeste seulement l’antémodernité des « autres », contre laquelle il est légitime de lutter dès lors que son fanatisme a des conséquences meurtrières pour la planète entière. Nullement impliqués dans la genèse de cette situation, les États occidentaux n’y interviennent donc qu’au motif de leur propre défense et/ou du rôle de gendarme de la planète qu’ils sont contraints d’assumer.
Tout au long de sa carrière scientifique, Burgat a soutenu une thèse fort différente : l’islam politique, dit-il, est apparu et s’est développé explicitement à partir du dernier quart du XXe siècle, succédant en tant qu’idéologie politique à l’échec des socialismes arabes et du panarabisme qui avaient été mis en œuvre par des régimes étatiques postcoloniaux souvent dictatoriaux. Il faut donc le comprendre comme une reprise de ce que la dynamique décolonisatrice avait permis d’espérer, mais n’avait pas réalisé. Jusqu’au surgissement de l’islamisme, les anciens colonisés en étaient restés à faire usage des rhétoriques nationaliste, marxiste ou développementaliste empruntées à la culture occidentale. La visée inédite de l’islamisme réside dans l’ambition de fournir au monde musulman ce qui lui faisait défaut pour exprimer des objectifs modernisateurs propres, une manière endogène et autonome de se penser et de reprendre en mains la maitrise historique de sa destinée. Il apparait alors comme expressif d’une troisième phase de la décolonisation, qui est culturelle après avoir été politique tout d’abord (phase des indépendances) et économique ensuite (phase de l’appropriation des ressources matérielles).
Il en découle que le rapport que l’islam politique entretient, sauf dans un nombre limité de cas, avec des oulémas ou des imams ignorants qui rejettent toute modernité est très indirect sinon absent. En réalité, une grande confusion règne à ce propos tant dans les opinions publiques occidentales que parmi les musulmans eux-mêmes. Car le fait remarquable est que partout dans le monde les militants de l’islam politique ont été majoritairement des jeunes issus du milieu urbain, souvent parmi les mieux préparés intellectuellement et pouvant aller jusqu’au niveau universitaire. Leurs convictions anticoloniales se sont paradoxalement forgées au contact des élites occidentales anti-impérialistes. Et c’est du mixage inattendu entre les langages de ce creuset et de leur propre tradition culturelle que nombre d’entre eux sont issus. À tout le moins, il y a donc une impasse interprétative à vouloir faire tenir la vision des acteurs de l’islam politique dans la seule référence religieuse. Et si l’on y trouve certes un retour vers le « parler religieux » mis en œuvre dès les années 1930 par les Frères musulmans, il renoue plus lointainement encore avec le courant réformiste et modernisateur des penseurs salafistes du XIXe siècle comme le Persan al-Afghani, l’Égyptien Abduh et le Syrien Rida. Pour ces derniers, face à la domination coloniale européenne il s’agissait déjà de rendre au monde arabo-musulman ses capacités sociétales et de lui restituer la maitrise de sa destinée. L’influence grandissante du wahhabisme a fait que la témérité intellectuelle de ces réformateurs s’est perdue par la suite, mais eux ne voyaient aucune contradiction entre l’islam et la modernité.
Au-delà de ce que Burgat lui-même dit explicitement au sujet de la reconquête identitaire présente dans le discours islamiste, on pourrait même y reconnaitre une tentative de réponse à la question lancinante qui n’a cessé de tourmenter les élites intellectuelles et politiques arabes à partir du XVIe siècle, lorsque commencèrent à s’inverser les forces entre la « puissance musulmane » et la « puissance chrétienne » : comment fallait-il comprendre et porter remède au fait que le monde de l’islam soit tombé si bas et ait accumulé un tel retard alors qu’il avait été aux sources premières de la modernité ? L’«altérité islamiste » actuelle prolongerait ainsi un courant de pensée qui chercha à sortir d’une humiliation historique. Et dans ce but, certaines de ses fractions iront jusqu’à entreprendre un retour apologétique radical vers le crédo islamique originaire. En vue de rendre les musulmans d’aujourd’hui capables d’une conception unitaire de la cité, ils estiment devoir reprendre « l’expérience de Médine », la cité idéale où, de 610 à 632, Mahomet a fait vivre la première expression étatique de l’islam. Cette relecture des choses implique toutefois d’admettre — ce qui n’est pas le cas de Burgat — que l’activisme des mouvements islamistes actuels comme Al Quaida et Daech ne saurait être compris indépendamment du fait que Mahomet ne fut pas qu’un prophète inspiré, mais aussi un chef de guerre visionnaire qui chercha plus que quiconque à articuler l’ordre politique et l’ordre théologique. Sans que l’on puisse, bien entendu, réduire l’islam en tant que tel à ce radicalisme, on se trouve néanmoins en face de l’une de ses expressions réelles, marquée par l’empreinte d’un imaginaire politico-religieux dont la force récurrente a pu transparaitre dans diverses actions historiques d’envergure produites par le monde musulman.
Des contextes différents
En raison de l’importance particulière que Burgat leur accorde, on s’arrêtera ici sur trois des différents contextes à partir desquels s’est dégagée sa compréhension culturelle de l’islam politique.
L’Algérie tout d’abord, lieu de sa première perception de ce que pouvait signifier la dimension symbolique de la domination coloniale. En raison d’une confrontation coloniale totale et d’une guerre d’indépendance cruelle, s’y est affirmé parmi les anciens colonisés le paradigme d’une culture du ressentiment qui, aujourd’hui encore, n’en finit pas de refermer ses plaies Dans ce pays, au premier moment de son indépendance, les élites dirigeantes et la bureaucratie du « socialisme d’État » commencèrent par évacuer les questions identitaires et religieuses du débat public. Durant la décennie 1970, le président Boumedienne, malgré son attachement à la langue arabe et aux valeurs de l’islam, donnait en fait la priorité aux exigences matérielles du développement, affirmant clairement que « les sourates du Coran ne suffisent pas à nourrir les peuples ». La poussée de ce qu’allait être l’islamisation de la décennie suivante ne fut certes que peu perceptible à l’époque. Elle se manifestait pourtant déjà au travers de la ligne de démarcation entre les tenants et les opposants à la politique d’arabisation de l’enseignement. Le français restait très clairement la langue de l’élite politique et économique, tandis que la langue arabe (réimplantée avec l’aide de nombreux enseignants égyptiens membres de la confrérie des Frères musulmans) recelait un important réservoir de sens dans la relecture politique qu’opéraient les idéologues de l’islamisme algérien à propos de la situation d’un pays profondément divisé. L’irruption du Front islamique du salut (FIS) et sa victoire aux élections de 1990 montrèrent que, à partir du terrain de la culture, l’islamisme avait réussi à transférer à son bénéfice la ressource nationaliste que les cadres du FLN et les militaires n’avaient fait qu’exploiter comme les « titulaires au long cours » du pouvoir.
Ensuite, la position de l’État israélien et, sous lui, du territoire de la Palestine. Son poids politique et symbolique est considérable, à la mesure du rôle qu’il a joué au cours des années où le courant islamiste était en gestation. Il est devenu rien de moins que l’appendice des États-Unis et de l’Europe au Proche-Orient. Et ce poids demeure décisif puisque, en Palestine, la bien nommée « politique de colonisation des territoires occupés » se poursuit impunément et constitue l’obstacle majeur à la mise en œuvre des accords l’Oslo signés en 1993. C’est l’inachèvement de la structure étatique palestinienne qui donne en réalité sa forme aux contradictions et même à la corruption politique entretenue qui minent les rapports entre l’islamisme du Hamas et le nationalisme du Fatah.
Une analogie entre la situation des Palestiniens sans toit politique véritable et celle des musulmans vivant dans les sociétés occidentales vient alors à l’esprit de Burgat parce que ces derniers y font figure de population surnuméraire qui est l’objet d’un évident séparatisme ethnique. Au sein des jeunes générations issues de cette immigration, l’analogie n’a d’ailleurs pas manqué depuis plusieurs années de se traduire dans une mobilisation identitaire inspirée par ce que l’on a pu appeler une « culture de l’Intifada ». Au travers d’affrontements ritualisés avec les services de police, elle s’exprime périodiquement dans des émeutes urbaines. Y a‑t-il réellement à s’en étonner ? Et ne pas comprendre non plus que le lexique islamiste méthodiquement diffusé par Al-Qaida ou Daech soit parvenu finalement à exercer un véritable attrait parmi la fraction la plus radicalisée de ces jeunes impuissants et humiliés ? Que leurs sentiments de rébellion réactifs au déni d’eux-mêmes, qu’ils éprouvent au sein d’une Europe qui les rejette et qu’ils rejettent à leur tour, aient pu développer une « fierté musulmane » et un sentiment d’appartenance vis-à-vis d’une « communauté religieuse imaginaire » ? Que le départ vers la Syrie avec sa composante sacrificielle rédemptrice en soit venu à jouer le rôle idéologique d’une « patrie portative » qui s’oppose à la déshérence et comble une appartenance sociale manquante ?
Polémique avec Kepel et Roy
Mais, si en fin de compte l’islam politique est pour Burgat cette réaction à la domination coloniale qui, sur le terrain identitaire, vient parfaire la rupture opérée au moment des indépendances politiques, comment voit-il ce qui distingue son analyse de celles proposées par ses collègues Gilles Kepel et Olivier Roy ?
Dès ses premiers travaux des années 1970, dit-il, Kepel s’est centré sur l’étude documentaire et plutôt livresque des sources du phénomène djihadiste armé en Égypte. Dans ses travaux ultérieurs, il n’est jamais sorti de l’exploration de ce type de sources. Ses observations de terrain sont très minces et, pour lui, ce sont les textes programmatiques des théoriciens fondateurs du mouvement qui éclairent la pratique et l’imaginaire politique des acteurs, de sorte qu’il fait jouer à leurs écrits un rôle de prophétie auto-réalisatrice. Ses analyses ne se soucient pas beaucoup d’une prise en considération du spectre des stratégies que les acteurs de l’islamisme mettent en œuvre sur le terrain. Ni non plus d’une prise en considération des responsabilités qu’entraine pour les Occidentaux leur soutien aux régimes des « Pinochet arabes ». Kepel schématise les choses à l’excès en qualifiant d’islamiste sans plus un terrorisme qui n’existe que parce qu’il y a d’autres protagonistes que des musulmans dans l’arène politique. Et lorsqu’il cherche à comprendre plus spécifiquement ce qui se passe dans les pays occidentaux, une diffusion très médiatisée des publications de Kepel répand une thèse des plus conventionnelles selon laquelle les djihadistes doivent être considérés comme des « fous de Dieu », des individus pervertis par une doctrine religieuse aveugle et sanguinaire par nature, qui s’oppose frontalement aux idéaux du pacte démocratique, laïque et républicain.
Pour Burgat, c’est là une vision simplificatrice qui n’est pas recevable. D’une part, en raison de l’essentialisme religieux qu’elle avalise : la religion musulmane serait telle. D’autre part, parce que son unilatéralisme gomme toute mémoire de ce qu’a été et demeure la part de responsabilité des Occidentaux dans la fabrication de la violence djihadiste. Habillée par les arguments d’une érudition livresque plutôt qu’étayée par des connaissances de terrain, Kepel énonce le point de vue d’un chercheur acquis aux vues politiquement correctes de la laïcité républicaine. Le colonialisme culturel y reste entier et s’avère incapable d’imaginer qu’une « altérité islamiste » puisse exister et exprimer une raison autre. Son laïcisme n’accorde pas la moindre signification à un référent identitaire que chercheraient à se donner ceux qui ne se conforment pas au modèle d’émancipation que les Lumières occidentales ont adopté face à l’«obscurantisme religieux ».
Quant à l’analyse de Roy, remaniée plus d’une fois en fonction d’évènements qui contredisaient sa thèse relative à « l’échec de l’islam politique » (1992), elle aboutit finalement toujours à la même chose : parce qu’il n’y a pas de « retour du religieux » et que la sécularisation poursuit son cours, les djihadistes doivent être vus comme des individus atteints par la fascination de la mort d’une pathologie psychosociale nihiliste. Ce qui revient à les voir non pas comme des fous de Dieu, mais comme des fous tout court. L’islam politique est ainsi extrait de toute détermination sociopolitique et de toute dynamique culturelle. C’est évidemment là un diagnostic intellectuel extrêmement pauvre. L’analyse de Roy s’oppose certes à celle de Kepel en ce qu’elle réfute la centralité du facteur religieux, mais elle suppose que puisse exister un radicalisme sacrificiel sans raison, un djihadisme venu historiquement de nulle part.
Comme Kepel, Roy peut ainsi garder le silence sur la part de responsabilité occidentale dans les sources du djihadisme. Une fois encore, la persistance des rapports de domination Nord-Sud est évacuée. C’est même d’une manière désinvolte qu’il la congédie, la qualifiant de « vieille antienne tiers-mondiste ». Il ne saurait donc être question de corréler l’islam politique avec une quelconque souffrance postcoloniale. Et lorsqu’il s’agit de proposer une explication au terrorisme d’une fraction des jeunes musulmans radicalisés d’Europe, Roy parle d’«individus invertébrés » totalement coupés de leur milieu, d’une « racaille », de « pieds nickelés » ou de « loseurs ». Quant à la référence religieuse qu’ils se donnent, assurément fort mince, elle n’est qu’artificiellement plaquée sur leur situation de marginaux délinquants en mal d’intégration.
Aux yeux de Burgat, Roy et Kepel minimisent à l’extrême les effets de la colonisation et sa logique persistante dans les rapports de domination que les immigrés d’origine musulmane expérimentent dans les pays européens. Or, demande-t-il, peut-on sérieusement prétendre que parce qu’ils n’ont pas vécu eux-mêmes la période coloniale, les jeunes issus de l’immigration n’ont pas intériorisé les stigmates subis par leur groupe d’origine ? Peut-on nier le rôle de cette composante dans leur identité et oserait-on tenir le même raisonnement s’il s’agissait des descendants des victimes de la Shoah ou du génocide arménien ?
Une histoire qui reste à écrire
La compréhension de l’islam politique que propose Burgat comme l’affirmation d’une « altérité islamiste » n’est pas sans faille ni sans laisser en suspens diverses questions cruciales.
Ainsi à propos de la perspective sacrificielle présente dans le djihadisme : contrairement à ce qu’en retient Burgat, elle donne à penser que le djihadisme n’est pas simplement un mouvement politique contreculturel qui instrumentalise le lexique musulman. Le nihilisme présent dans le terrorisme semble plutôt le greffer sur une vision eschatologique et sectaire du monde qui reste religieuse.
Par ailleurs, Burgat se montre peu disert sur la réalité factuelle du terrorisme, sur son ampleur et sur la signification profonde de sa violence aveugle. Et il est difficile de prétendre qu’il s’agit d’une violence seulement réactive à ce que fut le colonialisme occidental. Il est aussi à l’œuvre dans un affrontement entre sunnites et chiites et concerne donc politiquement et religieusement des rivalités entre certains pays du Sud. On pourrait certes faire valoir qu’il s’agit là encore d’une réaction à ce qu’a entrainé l’arbitraire des frontières créées dans les années 1920 par les Occidentaux lors du démembrement de l’Empire ottoman, ou encore d’un ressentiment profond à l’égard des désespérants régimes politiques favorisés par les anciens colonisateurs lors des indépendances. Mais même cela étant admis, la compréhension des sources du terrorisme ne peut équivaloir à lui accorder une telle franchise d’action.
Le terrorisme est en réalité devenu un fléau aussi irrecevable que les configurations politiques auxquelles il prétend s’opposer. Certes, on trouve divers intellectuels de gauche qui pensent que le terrorisme à connotation religieuse ne trouve pas sa source dans la religion, mais est une forme d’idéologie des opprimés qui cherchent à résister face à l’impérialisme occidental. Mais ne peut-on pas penser que, de cette façon, ces intellectuels ne font rien d’autre qu’identifier la rage des islamistes à leur propre rage et qu’ainsi ils coupent court à toute analyse critique véritable ? La compréhension du djihadisme ne semble pas réellement compréhensible si on néglige son vraisemblable enracinement dans l’histoire longue du monde arabo-musulman qui a engendré de multiples sectes politico-religieuses assorties de visions eschatologiques.
L’histoire de l’islam politique dans ses expressions différentes et successives, depuis les Frères musulmans jusqu’aux revendications des Printemps arabes en passant par sa version djihadiste armée, n’est pas encore achevée. Les sources culturelles, économiques et politiques du mouvement font toujours l’objet de vifs débats précisément parce qu’elles sont multiples et que rien d’ailleurs ne contraint de postuler qu’elles sont entièrement cohérentes entre elles. Dans toute sa complexité, cette histoire reste donc à écrire. Mais si aucune vérité simple, complète et définitive ne s’impose jusqu’à présent, il reste néanmoins que des connaissances sont déjà rassemblées qui permettent la formulation d’hypothèses. Et parmi les chercheurs dont le métier est de les formuler, Burgat figure assurément au nombre de ceux qui compteront. Il aura établi que, à sa source, la figure historique de l’islam politique dans l’ensemble de ses expressions ne peut être comprise indépendamment de l’affirmation délibérée d’une « altérité islamique » qui porte l’empreinte de la domination coloniale. Et qu’elle vient précisément à s’affirmer au moment où la mondialisation postcoloniale replace les grandes identités culturelles (peut-on dire civilisationnelles?) dans une nouvelle exposition rivale des unes par rapport aux autres.
Pour Burgat, ce dont il s’agit de se défaire, c’est de la prétention occidentale à conduire l’histoire à elle seule. L’Occident peine à admettre que d’autres modernités que la sienne puissent chercher à s’affirmer aujourd’hui. Et que désormais, tant du point de vue culturel que politique ou économique, il n’est plus dans la position qui, antérieurement, lui permettait d’exercer une telle régence. Les problèmes qui demeurent en reste après la décolonisation ne manquent pas et il faut parvenir à en démêler les termes. La démarche de Burgat est toutefois de celles qui font percevoir que, s’il est vrai que ce sont les hommes qui sont les artisans de leur propre histoire, c’est notamment par le diagnostic plus ou moins lucide qu’ils portent sur elle qu’ils le sont. Et que le principal défi que les sciences politiques ont désormais à relever pourrait bien être non pas d’abord de penser les problèmes de l’après-colonialisme, mais, plus fondamentalement, de parvenir à penser après ce que fut la prétention culturelle du colonialisme.
- Parmi ses publications, on retiendra principalement L’islamisme au Maghreb. La voix du Sud, Karthala, 1988 ; L’islamisme en face, La Découverte, 1995 ; L’islamisme à l’heure d’Al-Qaida. Réislamisation, modernisation, radicalisation, La Découverte, 2005 ; Le Yémen vers la République (1900 – 1970), Cefas, 2004 ; Pas de printemps pour la Syrie. Les clés pour comprendre les acteurs et les défis de la crise, La Découverte, 2013.
- Comprendre l’islam politique. Une trajectoire de recherche sur l’altérité islamiste 1973 – 2016, La Découverte, 2016.