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Comprendre l’islam politique. Une trajectoire de recherche sur l’altérité islamiste, 1973 – 2016 de François Burgat

Numéro 5 - 2017 par Albert Bastenier

juillet 2017

Les savants ara­bi­sants fran­çais du XXe siècle (Rodin­son, Berque, Age­ron…) esti­mèrent que leur devoir intel­lec­tuel était non pas d’accompagner l’entreprise colo­niale, comme le crurent la plu­part de ceux du XIXe, mais d’adopter au contraire une posi­tion réso­lu­ment anti­co­lo­nia­liste. C’est dans la même pers­pec­tive que Fran­çois Bur­gat a ins­crit sa tra­jec­toire de recherche tout au long des […]

Un livre

Les savants ara­bi­sants fran­çais du XXe siècle (Rodin­son, Berque, Age­ron…) esti­mèrent que leur devoir intel­lec­tuel était non pas d’accompagner l’entreprise colo­niale, comme le crurent la plu­part de ceux du XIXe, mais d’adopter au contraire une posi­tion réso­lu­ment anti­co­lo­nia­liste. C’est dans la même pers­pec­tive que Fran­çois Bur­gat a ins­crit sa tra­jec­toire de recherche tout au long des qua­rante der­nières années1. À la dif­fé­rence de ses prin­ci­paux col­lègues poli­to­logues, tels Gilles Kepel et Oli­vier Roy en France, qui ont éga­le­ment foca­li­sé leur réflexion sur l’islam poli­tique, ses ana­lyses ont cher­ché à rendre compte du volet cultu­rel de la domi­na­tion colo­niale qui, pour lui, n’a pas fini de jouer un rôle déter­mi­nant. Ses tra­vaux doivent donc rete­nir l’attention et être éva­lués non seule­ment en rai­son de la qua­li­té qu’on leur recon­nait géné­ra­le­ment, mais éga­le­ment en rai­son de l’orientation spé­ci­fique qu’il leur a donnée.

L’altérité islamique, réhabilitation de la culture des vaincus

Son der­nier ouvrage se veut expli­cite à cet égard : une plu­ra­li­té de cou­rants est aujourd’hui pré­sente dans l’islam poli­tique, mais tous expriment un conten­tieux cultu­rel non apu­ré à l’égard du colo­nia­lisme. Et lorsque, sous un angle de vue qui n’est pas exclu­si­ve­ment occi­den­tal, on cherche à iden­ti­fier ce qu’est l’aspiration dont l’ensemble de ces cou­rants témoignent, c’est d’une « alté­ri­té isla­miste » qu’il faut par­ler. Car c’est dans cette alté­ri­té que réside le res­sort intime et durable d’une visée qui est celle de la réha­bi­li­ta­tion de la culture iden­ti­taire des vain­cus. Les attri­buts sym­bo­liques de cette culture furent dépa­reillés, folk­lo­ri­sés et mar­gi­na­li­sés par la domi­na­tion colo­niale qui lui a ravi la pos­si­bi­li­té de par­ti­ci­per aux débats qui, dans le cadre his­to­rique et géo­po­li­tique actuel, cherchent à « pro­duire le sens » que pour­rait avoir un nou­vel uni­ver­sa­lisme digne de ce nom. En ce temps de mon­dia­li­sa­tion galo­pante, les iden­ti­tés se trouvent expo­sées les unes aux autres d’une manière inédite et réaf­firment leurs ambi­tions res­pec­tives dans la construc­tion d’une conscience pla­né­taire en train de se for­ger de manière conflictuelle.

Dans l’ouvrage bilan­taire qu’il vient de publier2, Bur­gat revient sur ce qu’a été son iti­né­raire pro­fes­sion­nel de cher­cheur qui a débu­té en Algé­rie dans les années 1970 et s’est ache­vé au Liban en 2013, pas­sant suc­ces­si­ve­ment par dif­fé­rents postes en Tuni­sie, en Lybie, en Égypte, en Pales­tine et en Syrie. Au terme des obser­va­tions qu’il a pu mener concrè­te­ment dans ces dif­fé­rents contextes et à par­tir des entre­tiens qu’il a pu avoir avec un grand nombre d’acteurs impli­qués dans l’éventail des cou­rants de l’islamisme, c’est assez logi­que­ment une méthode com­pa­ra­tiste qu’il a adop­tée pour orga­ni­ser la syn­thèse de son tra­vail. Il a ain­si dres­sé un tableau com­po­sé de « strates cog­ni­tives » qui, en s’accumulant, per­mettent de sai­sir « l’altérité isla­mique » de l’intérieur. C’est-à-dire de cer­ner « la spé­ci­fi­ci­té du lexique musul­man » tel qu’il s’est déve­lop­pé et s’est fait entendre au cours des der­nières décen­nies. Car si c’est le ter­ro­risme du dji­ha­disme armé qui, avec Al-Qai­da et Daech, capte presque toute l’attention actuel­le­ment, il faut com­men­cer par sou­li­gner que la réflexion sur l’islamisme poli­tique ne sau­rait s’y réduire. Bur­gat repère diverses façons de pra­ti­quer l’islamisme. Elles vont des Frères musul­mans jusqu’à ce qu’inspire aujourd’hui le sala­fisme, des Tali­bans en Afgha­nis­tan jusqu’à Erdo­gan en Tur­quie, du quié­tisme du mou­ve­ment Tabligh à la radi­ca­li­sa­tion cali­fale de Daech en Irak et en Syrie, ou encore des essais plus ou moins abou­tis de par­ti­ci­pa­tion poli­tique comme au Maroc ou comme celle d’Ennahda qui, en Tuni­sie, a contri­bué à l’adoption d’une Consti­tu­tion consi­dé­rée comme la pre­mière véri­ta­ble­ment démo­cra­tique du monde arabe. Mais ce que Bur­gat dis­cerne tou­te­fois comme la chose la plus fon­da­men­tale qui ins­pire l’ensemble de ces cou­rants, c’est une ten­ta­tive de recon­quête iden­ti­taire des ex-colo­ni­sés du Sud face à l’emprise hégé­mo­nique que garde la culture des ex-colo­ni­sa­teurs du Nord.

Cette recon­duc­tion des diverses expres­sions de l’islamisme vers une matrice cultu­relle com­mune lui est sug­gé­rée par des entre­tiens avec divers acteurs au sujet des ten­sions asso­ciées à la mon­dia­li­sa­tion. Cha­cun d’entre eux exprime une « moti­va­tion musul­mane » liée à un contexte propre. C’est tou­te­fois au cours d’un dia­logue avec le juriste égyp­tien Tarek al-Bish­ri que, en 1992, il recueille­ra la ver­sion intel­lec­tuel­le­ment la plus éclai­rante de la chose : « Tant que nous avons expri­mé nos ambi­tions éman­ci­pa­trices avec le lan­gage du mar­xisme ou du natio­na­lisme, explique-t-il, il se trou­vait tou­jours en Occi­dent une famille poli­tique, les chré­tiens, les com­mu­nistes ou d’autres, même à droite, pour nous com­prendre, par­fois même pour nous sou­te­nir. Dès lors que nous avons employé, pour expri­mer très exac­te­ment les mêmes attentes, le lexique de la reli­gion musul­mane, la rup­ture est deve­nue totale. Nous étions seuls. »

Cet épi­sode mérite que l’on s’y arrête parce que, tout en contri­buant à mettre en lumière l’unicité des sources d’inspiration d’un large cou­rant de pen­sée, il fait voir que l’altérité eth­no-iden­ti­taire de l’«autre » est radi­ca­le­ment reje­tée lorsqu’il se met à vou­loir « par­ler musul­man ». Pour Bur­gat comme pour son inter­lo­cu­teur, même si un emprunt est fait à ce der­nier registre, on est néan­moins en face d’une réa­li­té bien plus pro­fane et poli­tique que reli­gieuse, très loin en tout cas des expli­ca­tions qui cherchent à faire remon­ter la radi­ca­li­té isla­miste jusqu’au Coran du VIIe siècle. Le lexique reli­gieux sert en réa­li­té à se réfé­rer à un uni­vers sym­bo­lique iden­ti­taire dont la ver­tu mobi­li­sa­trice pro­vient bien moins de sa dimen­sion sacrée que de son carac­tère endo­gène qui vise à prendre dis­tance à l’égard de l’hégémonie cultu­relle occi­den­tale. Ce n’est tou­te­fois qu’au tour­nant de la décen­nie 1990, à la faveur de l’effondrement de l’URSS et de l’intervention des États-Unis dans la guerre du Golfe que, dans une sorte de trans­na­tio­na­li­sa­tion révo­lu­tion­naire, divers groupes radi­caux par­vien­dront à affir­mer depuis l’Afghanistan la matrice radi­cale d’Al-Qaida, sur laquelle vien­dra se déve­lop­per ensuite, au cœur de la crise ira­kienne puis syrienne, l’ambition du cali­fat de Daech.

Archaïsme culturel ou modernisation endogène ?

Le fait que nombre d’analystes occi­den­taux semblent igno­rer ou mini­misent la diver­si­té d’idées pré­sentes dans le spectre poli­tique qui mani­feste la contem­po­ra­néi­té loca­li­sée de l’islam poli­tique n’est pas une chose ano­dine non plus. Cela arrange en réa­li­té fort bien la vision que les Occi­den­taux veulent gar­der de leur rôle dans le monde. S’ils ont le plus grand mal à admettre la géo­gra­phie de la colère cultu­relle qui carac­té­rise le monde glo­ba­li­sé d’aujourd’hui, c’est pré­ci­sé­ment parce que le mono­li­thisme de cette per­cep­tion est ce qui les habi­lite à ne voir en face d’eux que de l’archaïsme cultu­rel et/ou de l’obscurantisme reli­gieux. De cette façon s’établit l’idée selon laquelle dans l’arène poli­tique mon­dia­li­sée il n’y a pas de ten­ta­tive d’emprise cultu­relle occi­den­tale qui rap­pel­le­rait celle de la période colo­niale. S’y mani­feste seule­ment l’antémodernité des « autres », contre laquelle il est légi­time de lut­ter dès lors que son fana­tisme a des consé­quences meur­trières pour la pla­nète entière. Nul­le­ment impli­qués dans la genèse de cette situa­tion, les États occi­den­taux n’y inter­viennent donc qu’au motif de leur propre défense et/ou du rôle de gen­darme de la pla­nète qu’ils sont contraints d’assumer.

Tout au long de sa car­rière scien­ti­fique, Bur­gat a sou­te­nu une thèse fort dif­fé­rente : l’islam poli­tique, dit-il, est appa­ru et s’est déve­lop­pé expli­ci­te­ment à par­tir du der­nier quart du XXe siècle, suc­cé­dant en tant qu’idéologie poli­tique à l’échec des socia­lismes arabes et du pan­ara­bisme qui avaient été mis en œuvre par des régimes éta­tiques post­co­lo­niaux sou­vent dic­ta­to­riaux. Il faut donc le com­prendre comme une reprise de ce que la dyna­mique déco­lo­ni­sa­trice avait per­mis d’espérer, mais n’avait pas réa­li­sé. Jusqu’au sur­gis­se­ment de l’islamisme, les anciens colo­ni­sés en étaient res­tés à faire usage des rhé­to­riques natio­na­liste, mar­xiste ou déve­lop­pe­men­ta­liste emprun­tées à la culture occi­den­tale. La visée inédite de l’islamisme réside dans l’ambition de four­nir au monde musul­man ce qui lui fai­sait défaut pour expri­mer des objec­tifs moder­ni­sa­teurs propres, une manière endo­gène et auto­nome de se pen­ser et de reprendre en mains la mai­trise his­to­rique de sa des­ti­née. Il appa­rait alors comme expres­sif d’une troi­sième phase de la déco­lo­ni­sa­tion, qui est cultu­relle après avoir été poli­tique tout d’abord (phase des indé­pen­dances) et éco­no­mique ensuite (phase de l’appropriation des res­sources matérielles).

Il en découle que le rap­port que l’islam poli­tique entre­tient, sauf dans un nombre limi­té de cas, avec des oulé­mas ou des imams igno­rants qui rejettent toute moder­ni­té est très indi­rect sinon absent. En réa­li­té, une grande confu­sion règne à ce pro­pos tant dans les opi­nions publiques occi­den­tales que par­mi les musul­mans eux-mêmes. Car le fait remar­quable est que par­tout dans le monde les mili­tants de l’islam poli­tique ont été majo­ri­tai­re­ment des jeunes issus du milieu urbain, sou­vent par­mi les mieux pré­pa­rés intel­lec­tuel­le­ment et pou­vant aller jusqu’au niveau uni­ver­si­taire. Leurs convic­tions anti­co­lo­niales se sont para­doxa­le­ment for­gées au contact des élites occi­den­tales anti-impé­ria­listes. Et c’est du mixage inat­ten­du entre les lan­gages de ce creu­set et de leur propre tra­di­tion cultu­relle que nombre d’entre eux sont issus. À tout le moins, il y a donc une impasse inter­pré­ta­tive à vou­loir faire tenir la vision des acteurs de l’islam poli­tique dans la seule réfé­rence reli­gieuse. Et si l’on y trouve certes un retour vers le « par­ler reli­gieux » mis en œuvre dès les années 1930 par les Frères musul­mans, il renoue plus loin­tai­ne­ment encore avec le cou­rant réfor­miste et moder­ni­sa­teur des pen­seurs sala­fistes du XIXe siècle comme le Per­san al-Afgha­ni, l’Égyptien Abduh et le Syrien Rida. Pour ces der­niers, face à la domi­na­tion colo­niale euro­péenne il s’agissait déjà de rendre au monde ara­bo-musul­man ses capa­ci­tés socié­tales et de lui res­ti­tuer la mai­trise de sa des­ti­née. L’influence gran­dis­sante du wah­ha­bisme a fait que la témé­ri­té intel­lec­tuelle de ces réfor­ma­teurs s’est per­due par la suite, mais eux ne voyaient aucune contra­dic­tion entre l’islam et la modernité.

Au-delà de ce que Bur­gat lui-même dit expli­ci­te­ment au sujet de la recon­quête iden­ti­taire pré­sente dans le dis­cours isla­miste, on pour­rait même y recon­naitre une ten­ta­tive de réponse à la ques­tion lan­ci­nante qui n’a ces­sé de tour­men­ter les élites intel­lec­tuelles et poli­tiques arabes à par­tir du XVIe siècle, lorsque com­men­cèrent à s’inverser les forces entre la « puis­sance musul­mane » et la « puis­sance chré­tienne » : com­ment fal­lait-il com­prendre et por­ter remède au fait que le monde de l’islam soit tom­bé si bas et ait accu­mu­lé un tel retard alors qu’il avait été aux sources pre­mières de la moder­ni­té ? L’«altérité isla­miste » actuelle pro­lon­ge­rait ain­si un cou­rant de pen­sée qui cher­cha à sor­tir d’une humi­lia­tion his­to­rique. Et dans ce but, cer­taines de ses frac­tions iront jusqu’à entre­prendre un retour apo­lo­gé­tique radi­cal vers le cré­do isla­mique ori­gi­naire. En vue de rendre les musul­mans d’aujourd’hui capables d’une concep­tion uni­taire de la cité, ils estiment devoir reprendre « l’expérience de Médine », la cité idéale où, de 610 à 632, Maho­met a fait vivre la pre­mière expres­sion éta­tique de l’islam. Cette relec­ture des choses implique tou­te­fois d’admettre — ce qui n’est pas le cas de Bur­gat — que l’activisme des mou­ve­ments isla­mistes actuels comme Al Quai­da et Daech ne sau­rait être com­pris indé­pen­dam­ment du fait que Maho­met ne fut pas qu’un pro­phète ins­pi­ré, mais aus­si un chef de guerre vision­naire qui cher­cha plus que qui­conque à arti­cu­ler l’ordre poli­tique et l’ordre théo­lo­gique. Sans que l’on puisse, bien enten­du, réduire l’islam en tant que tel à ce radi­ca­lisme, on se trouve néan­moins en face de l’une de ses expres­sions réelles, mar­quée par l’empreinte d’un ima­gi­naire poli­ti­co-reli­gieux dont la force récur­rente a pu trans­pa­raitre dans diverses actions his­to­riques d’envergure pro­duites par le monde musulman.

Des contextes différents

En rai­son de l’importance par­ti­cu­lière que Bur­gat leur accorde, on s’arrêtera ici sur trois des dif­fé­rents contextes à par­tir des­quels s’est déga­gée sa com­pré­hen­sion cultu­relle de l’islam politique.

L’Algérie tout d’abord, lieu de sa pre­mière per­cep­tion de ce que pou­vait signi­fier la dimen­sion sym­bo­lique de la domi­na­tion colo­niale. En rai­son d’une confron­ta­tion colo­niale totale et d’une guerre d’indépendance cruelle, s’y est affir­mé par­mi les anciens colo­ni­sés le para­digme d’une culture du res­sen­ti­ment qui, aujourd’hui encore, n’en finit pas de refer­mer ses plaies Dans ce pays, au pre­mier moment de son indé­pen­dance, les élites diri­geantes et la bureau­cra­tie du « socia­lisme d’État » com­men­cèrent par éva­cuer les ques­tions iden­ti­taires et reli­gieuses du débat public. Durant la décen­nie 1970, le pré­sident Bou­me­dienne, mal­gré son atta­che­ment à la langue arabe et aux valeurs de l’islam, don­nait en fait la prio­ri­té aux exi­gences maté­rielles du déve­lop­pe­ment, affir­mant clai­re­ment que « les sou­rates du Coran ne suf­fisent pas à nour­rir les peuples ». La pous­sée de ce qu’allait être l’islamisation de la décen­nie sui­vante ne fut certes que peu per­cep­tible à l’époque. Elle se mani­fes­tait pour­tant déjà au tra­vers de la ligne de démar­ca­tion entre les tenants et les oppo­sants à la poli­tique d’arabisation de l’enseignement. Le fran­çais res­tait très clai­re­ment la langue de l’élite poli­tique et éco­no­mique, tan­dis que la langue arabe (réim­plan­tée avec l’aide de nom­breux ensei­gnants égyp­tiens membres de la confré­rie des Frères musul­mans) rece­lait un impor­tant réser­voir de sens dans la relec­ture poli­tique qu’opéraient les idéo­logues de l’islamisme algé­rien à pro­pos de la situa­tion d’un pays pro­fon­dé­ment divi­sé. L’irruption du Front isla­mique du salut (FIS) et sa vic­toire aux élec­tions de 1990 mon­trèrent que, à par­tir du ter­rain de la culture, l’islamisme avait réus­si à trans­fé­rer à son béné­fice la res­source natio­na­liste que les cadres du FLN et les mili­taires n’avaient fait qu’exploiter comme les « titu­laires au long cours » du pouvoir.

Ensuite, la posi­tion de l’État israé­lien et, sous lui, du ter­ri­toire de la Pales­tine. Son poids poli­tique et sym­bo­lique est consi­dé­rable, à la mesure du rôle qu’il a joué au cours des années où le cou­rant isla­miste était en ges­ta­tion. Il est deve­nu rien de moins que l’appendice des États-Unis et de l’Europe au Proche-Orient. Et ce poids demeure déci­sif puisque, en Pales­tine, la bien nom­mée « poli­tique de colo­ni­sa­tion des ter­ri­toires occu­pés » se pour­suit impu­né­ment et consti­tue l’obstacle majeur à la mise en œuvre des accords l’Oslo signés en 1993. C’est l’inachèvement de la struc­ture éta­tique pales­ti­nienne qui donne en réa­li­té sa forme aux contra­dic­tions et même à la cor­rup­tion poli­tique entre­te­nue qui minent les rap­ports entre l’islamisme du Hamas et le natio­na­lisme du Fatah.

Une ana­lo­gie entre la situa­tion des Pales­ti­niens sans toit poli­tique véri­table et celle des musul­mans vivant dans les socié­tés occi­den­tales vient alors à l’esprit de Bur­gat parce que ces der­niers y font figure de popu­la­tion sur­nu­mé­raire qui est l’objet d’un évident sépa­ra­tisme eth­nique. Au sein des jeunes géné­ra­tions issues de cette immi­gra­tion, l’analogie n’a d’ailleurs pas man­qué depuis plu­sieurs années de se tra­duire dans une mobi­li­sa­tion iden­ti­taire ins­pi­rée par ce que l’on a pu appe­ler une « culture de l’Intifada ». Au tra­vers d’affrontements ritua­li­sés avec les ser­vices de police, elle s’exprime pério­di­que­ment dans des émeutes urbaines. Y a‑t-il réel­le­ment à s’en éton­ner ? Et ne pas com­prendre non plus que le lexique isla­miste métho­di­que­ment dif­fu­sé par Al-Qai­da ou Daech soit par­ve­nu fina­le­ment à exer­cer un véri­table attrait par­mi la frac­tion la plus radi­ca­li­sée de ces jeunes impuis­sants et humi­liés ? Que leurs sen­ti­ments de rébel­lion réac­tifs au déni d’eux-mêmes, qu’ils éprouvent au sein d’une Europe qui les rejette et qu’ils rejettent à leur tour, aient pu déve­lop­per une « fier­té musul­mane » et un sen­ti­ment d’appartenance vis-à-vis d’une « com­mu­nau­té reli­gieuse ima­gi­naire » ? Que le départ vers la Syrie avec sa com­po­sante sacri­fi­cielle rédemp­trice en soit venu à jouer le rôle idéo­lo­gique d’une « patrie por­ta­tive » qui s’oppose à la déshé­rence et comble une appar­te­nance sociale manquante ?

Polémique avec Kepel et Roy

Mais, si en fin de compte l’islam poli­tique est pour Bur­gat cette réac­tion à la domi­na­tion colo­niale qui, sur le ter­rain iden­ti­taire, vient par­faire la rup­ture opé­rée au moment des indé­pen­dances poli­tiques, com­ment voit-il ce qui dis­tingue son ana­lyse de celles pro­po­sées par ses col­lègues Gilles Kepel et Oli­vier Roy ?

Dès ses pre­miers tra­vaux des années 1970, dit-il, Kepel s’est cen­tré sur l’étude docu­men­taire et plu­tôt livresque des sources du phé­no­mène dji­ha­diste armé en Égypte. Dans ses tra­vaux ulté­rieurs, il n’est jamais sor­ti de l’exploration de ce type de sources. Ses obser­va­tions de ter­rain sont très minces et, pour lui, ce sont les textes pro­gram­ma­tiques des théo­ri­ciens fon­da­teurs du mou­ve­ment qui éclairent la pra­tique et l’imaginaire poli­tique des acteurs, de sorte qu’il fait jouer à leurs écrits un rôle de pro­phé­tie auto-réa­li­sa­trice. Ses ana­lyses ne se sou­cient pas beau­coup d’une prise en consi­dé­ra­tion du spectre des stra­té­gies que les acteurs de l’islamisme mettent en œuvre sur le ter­rain. Ni non plus d’une prise en consi­dé­ra­tion des res­pon­sa­bi­li­tés qu’entraine pour les Occi­den­taux leur sou­tien aux régimes des « Pino­chet arabes ». Kepel sché­ma­tise les choses à l’excès en qua­li­fiant d’islamiste sans plus un ter­ro­risme qui n’existe que parce qu’il y a d’autres pro­ta­go­nistes que des musul­mans dans l’arène poli­tique. Et lorsqu’il cherche à com­prendre plus spé­ci­fi­que­ment ce qui se passe dans les pays occi­den­taux, une dif­fu­sion très média­ti­sée des publi­ca­tions de Kepel répand une thèse des plus conven­tion­nelles selon laquelle les dji­ha­distes doivent être consi­dé­rés comme des « fous de Dieu », des indi­vi­dus per­ver­tis par une doc­trine reli­gieuse aveugle et san­gui­naire par nature, qui s’oppose fron­ta­le­ment aux idéaux du pacte démo­cra­tique, laïque et républicain.

Pour Bur­gat, c’est là une vision sim­pli­fi­ca­trice qui n’est pas rece­vable. D’une part, en rai­son de l’essentialisme reli­gieux qu’elle ava­lise : la reli­gion musul­mane serait telle. D’autre part, parce que son uni­la­té­ra­lisme gomme toute mémoire de ce qu’a été et demeure la part de res­pon­sa­bi­li­té des Occi­den­taux dans la fabri­ca­tion de la vio­lence dji­ha­diste. Habillée par les argu­ments d’une éru­di­tion livresque plu­tôt qu’étayée par des connais­sances de ter­rain, Kepel énonce le point de vue d’un cher­cheur acquis aux vues poli­ti­que­ment cor­rectes de la laï­ci­té répu­bli­caine. Le colo­nia­lisme cultu­rel y reste entier et s’avère inca­pable d’imaginer qu’une « alté­ri­té isla­miste » puisse exis­ter et expri­mer une rai­son autre. Son laï­cisme n’accorde pas la moindre signi­fi­ca­tion à un réfé­rent iden­ti­taire que cher­che­raient à se don­ner ceux qui ne se conforment pas au modèle d’émancipation que les Lumières occi­den­tales ont adop­té face à l’«obscurantisme religieux ».

Quant à l’analyse de Roy, rema­niée plus d’une fois en fonc­tion d’évènements qui contre­di­saient sa thèse rela­tive à « l’échec de l’islam poli­tique » (1992), elle abou­tit fina­le­ment tou­jours à la même chose : parce qu’il n’y a pas de « retour du reli­gieux » et que la sécu­la­ri­sa­tion pour­suit son cours, les dji­ha­distes doivent être vus comme des indi­vi­dus atteints par la fas­ci­na­tion de la mort d’une patho­lo­gie psy­cho­so­ciale nihi­liste. Ce qui revient à les voir non pas comme des fous de Dieu, mais comme des fous tout court. L’islam poli­tique est ain­si extrait de toute déter­mi­na­tion socio­po­li­tique et de toute dyna­mique cultu­relle. C’est évi­dem­ment là un diag­nos­tic intel­lec­tuel extrê­me­ment pauvre. L’analyse de Roy s’oppose certes à celle de Kepel en ce qu’elle réfute la cen­tra­li­té du fac­teur reli­gieux, mais elle sup­pose que puisse exis­ter un radi­ca­lisme sacri­fi­ciel sans rai­son, un dji­ha­disme venu his­to­ri­que­ment de nulle part.

Comme Kepel, Roy peut ain­si gar­der le silence sur la part de res­pon­sa­bi­li­té occi­den­tale dans les sources du dji­ha­disme. Une fois encore, la per­sis­tance des rap­ports de domi­na­tion Nord-Sud est éva­cuée. C’est même d’une manière désin­volte qu’il la congé­die, la qua­li­fiant de « vieille antienne tiers-mon­diste ». Il ne sau­rait donc être ques­tion de cor­ré­ler l’islam poli­tique avec une quel­conque souf­france post­co­lo­niale. Et lorsqu’il s’agit de pro­po­ser une expli­ca­tion au ter­ro­risme d’une frac­tion des jeunes musul­mans radi­ca­li­sés d’Europe, Roy parle d’«individus inver­té­brés » tota­le­ment cou­pés de leur milieu, d’une « racaille », de « pieds nicke­lés » ou de « loseurs ». Quant à la réfé­rence reli­gieuse qu’ils se donnent, assu­ré­ment fort mince, elle n’est qu’artificiellement pla­quée sur leur situa­tion de mar­gi­naux délin­quants en mal d’intégration.

Aux yeux de Bur­gat, Roy et Kepel mini­misent à l’extrême les effets de la colo­ni­sa­tion et sa logique per­sis­tante dans les rap­ports de domi­na­tion que les immi­grés d’origine musul­mane expé­ri­mentent dans les pays euro­péens. Or, demande-t-il, peut-on sérieu­se­ment pré­tendre que parce qu’ils n’ont pas vécu eux-mêmes la période colo­niale, les jeunes issus de l’immigration n’ont pas inté­rio­ri­sé les stig­mates subis par leur groupe d’origine ? Peut-on nier le rôle de cette com­po­sante dans leur iden­ti­té et ose­rait-on tenir le même rai­son­ne­ment s’il s’agissait des des­cen­dants des vic­times de la Shoah ou du géno­cide arménien ?

Une histoire qui reste à écrire

La com­pré­hen­sion de l’islam poli­tique que pro­pose Bur­gat comme l’affirmation d’une « alté­ri­té isla­miste » n’est pas sans faille ni sans lais­ser en sus­pens diverses ques­tions cruciales.

Ain­si à pro­pos de la pers­pec­tive sacri­fi­cielle pré­sente dans le dji­ha­disme : contrai­re­ment à ce qu’en retient Bur­gat, elle donne à pen­ser que le dji­ha­disme n’est pas sim­ple­ment un mou­ve­ment poli­tique contre­cul­tu­rel qui ins­tru­men­ta­lise le lexique musul­man. Le nihi­lisme pré­sent dans le ter­ro­risme semble plu­tôt le gref­fer sur une vision escha­to­lo­gique et sec­taire du monde qui reste religieuse.

Par ailleurs, Bur­gat se montre peu disert sur la réa­li­té fac­tuelle du ter­ro­risme, sur son ampleur et sur la signi­fi­ca­tion pro­fonde de sa vio­lence aveugle. Et il est dif­fi­cile de pré­tendre qu’il s’agit d’une vio­lence seule­ment réac­tive à ce que fut le colo­nia­lisme occi­den­tal. Il est aus­si à l’œuvre dans un affron­te­ment entre sun­nites et chiites et concerne donc poli­ti­que­ment et reli­gieu­se­ment des riva­li­tés entre cer­tains pays du Sud. On pour­rait certes faire valoir qu’il s’agit là encore d’une réac­tion à ce qu’a entrai­né l’arbitraire des fron­tières créées dans les années 1920 par les Occi­den­taux lors du démem­bre­ment de l’Empire otto­man, ou encore d’un res­sen­ti­ment pro­fond à l’égard des déses­pé­rants régimes poli­tiques favo­ri­sés par les anciens colo­ni­sa­teurs lors des indé­pen­dances. Mais même cela étant admis, la com­pré­hen­sion des sources du ter­ro­risme ne peut équi­va­loir à lui accor­der une telle fran­chise d’action.

Le ter­ro­risme est en réa­li­té deve­nu un fléau aus­si irre­ce­vable que les confi­gu­ra­tions poli­tiques aux­quelles il pré­tend s’opposer. Certes, on trouve divers intel­lec­tuels de gauche qui pensent que le ter­ro­risme à conno­ta­tion reli­gieuse ne trouve pas sa source dans la reli­gion, mais est une forme d’idéologie des oppri­més qui cherchent à résis­ter face à l’impérialisme occi­den­tal. Mais ne peut-on pas pen­ser que, de cette façon, ces intel­lec­tuels ne font rien d’autre qu’identifier la rage des isla­mistes à leur propre rage et qu’ainsi ils coupent court à toute ana­lyse cri­tique véri­table ? La com­pré­hen­sion du dji­ha­disme ne semble pas réel­le­ment com­pré­hen­sible si on néglige son vrai­sem­blable enra­ci­ne­ment dans l’histoire longue du monde ara­bo-musul­man qui a engen­dré de mul­tiples sectes poli­ti­co-reli­gieuses assor­ties de visions eschatologiques.

L’histoire de l’islam poli­tique dans ses expres­sions dif­fé­rentes et suc­ces­sives, depuis les Frères musul­mans jusqu’aux reven­di­ca­tions des Prin­temps arabes en pas­sant par sa ver­sion dji­ha­diste armée, n’est pas encore ache­vée. Les sources cultu­relles, éco­no­miques et poli­tiques du mou­ve­ment font tou­jours l’objet de vifs débats pré­ci­sé­ment parce qu’elles sont mul­tiples et que rien d’ailleurs ne contraint de pos­tu­ler qu’elles sont entiè­re­ment cohé­rentes entre elles. Dans toute sa com­plexi­té, cette his­toire reste donc à écrire. Mais si aucune véri­té simple, com­plète et défi­ni­tive ne s’impose jusqu’à pré­sent, il reste néan­moins que des connais­sances sont déjà ras­sem­blées qui per­mettent la for­mu­la­tion d’hypothèses. Et par­mi les cher­cheurs dont le métier est de les for­mu­ler, Bur­gat figure assu­ré­ment au nombre de ceux qui comp­te­ront. Il aura éta­bli que, à sa source, la figure his­to­rique de l’islam poli­tique dans l’ensemble de ses expres­sions ne peut être com­prise indé­pen­dam­ment de l’affirmation déli­bé­rée d’une « alté­ri­té isla­mique » qui porte l’empreinte de la domi­na­tion colo­niale. Et qu’elle vient pré­ci­sé­ment à s’affirmer au moment où la mon­dia­li­sa­tion post­co­lo­niale replace les grandes iden­ti­tés cultu­relles (peut-on dire civi­li­sa­tion­nelles?) dans une nou­velle expo­si­tion rivale des unes par rap­port aux autres.

Pour Bur­gat, ce dont il s’agit de se défaire, c’est de la pré­ten­tion occi­den­tale à conduire l’histoire à elle seule. L’Occident peine à admettre que d’autres moder­ni­tés que la sienne puissent cher­cher à s’affirmer aujourd’hui. Et que désor­mais, tant du point de vue cultu­rel que poli­tique ou éco­no­mique, il n’est plus dans la posi­tion qui, anté­rieu­re­ment, lui per­met­tait d’exercer une telle régence. Les pro­blèmes qui demeurent en reste après la déco­lo­ni­sa­tion ne manquent pas et il faut par­ve­nir à en démê­ler les termes. La démarche de Bur­gat est tou­te­fois de celles qui font per­ce­voir que, s’il est vrai que ce sont les hommes qui sont les arti­sans de leur propre his­toire, c’est notam­ment par le diag­nos­tic plus ou moins lucide qu’ils portent sur elle qu’ils le sont. Et que le prin­ci­pal défi que les sciences poli­tiques ont désor­mais à rele­ver pour­rait bien être non pas d’abord de pen­ser les pro­blèmes de l’après-colonialisme, mais, plus fon­da­men­ta­le­ment, de par­ve­nir à pen­ser après ce que fut la pré­ten­tion cultu­relle du colonialisme.

  1. Par­mi ses publi­ca­tions, on retien­dra prin­ci­pa­le­ment L’islamisme au Magh­reb. La voix du Sud, Kar­tha­la, 1988 ; L’islamisme en face, La Décou­verte, 1995 ; L’islamisme à l’heure d’Al-Qaida. Réis­la­mi­sa­tion, moder­ni­sa­tion, radi­ca­li­sa­tion, La Décou­verte, 2005 ; Le Yémen vers la Répu­blique (1900 – 1970), Cefas, 2004 ; Pas de prin­temps pour la Syrie. Les clés pour com­prendre les acteurs et les défis de la crise, La Décou­verte, 2013.
  2. Com­prendre l’islam poli­tique. Une tra­jec­toire de recherche sur l’altérité isla­miste 1973 – 2016, La Décou­verte, 2016.

Albert Bastenier


Auteur

Sociologue. Professeur émérite de l'université catholique de Louvain. Membre du comité de rédaction de La Revue nouvelle depuis 1967. S'y est exprimé régulièrement sur les questions religieuses, les migrations et l'enseignement.