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Commerce équitable et grande distribution. La croissance et les étincelles

Numéro 6 - 2017 par Barbara Goffin

octobre 2017

Le com­merce équi­table entend garan­tir un prix mini­mum aux petits pro­duc­teurs de den­rées comme le café, le cacao, la banane ou la canne à sucre. Mais que se passe-t-il quand, à l’autre bout de la chaine, ici au Nord, on retrouve les enseignes de la grande dis­tri­bu­tion, répu­tées pour leur volon­té d’écraser les marges des pro­duc­teurs au béné­fice des leurs ? Le point avec deux obser­va­teurs à la croi­sée de ces uni­vers en tension.

Dossier

La Revue nou­velle : Pou­vez-vous com­men­cer par nous don­ner quelques repères his­to­riques concer­nant cette ren­contre entre com­merce équi­table et grande distribution ?

Johan Declercq : Max Have­laar Pays-Bas est le pre­mier à avoir obte­nu le pla­ce­ment de pro­duits label­li­sés en grande sur­face à la fin des années 1980. La Bel­gique est venue juste après, avec Del­haize en 1991 pour le café, puis pour les bananes en 1997. Max Have­laar, aujourd’hui Fair­trade Bel­gium, a été créé par un consor­tium d’ONG dans le but que les pro­duits qui por­taient son label soient pré­sents dans la grande dis­tri­bu­tion. À l’époque, à la fin des années 1980, début des années 1990, les pro­duits label­li­sés se trouvent presque uni­que­ment dans les Maga­sins du Monde-Oxfam. L’idée est de lan­cer de grandes cam­pagnes de com’, en par­te­na­riat avec une enseigne, pour faire connaitre des pro­duits et infor­mer les consom­ma­teurs qu’ils deviennent plus faciles à trou­ver. Lorsque le café et les bananes com­mencent à avoir du suc­cès, la stra­té­gie évo­lur : on va plu­tôt ten­ter de convaincre les acteurs com­mer­ciaux du Nord, sur la toute fin de la chaine, pour que de façon plus fluide et plus sys­té­mique, ils intègrent à leur offre des pro­duits labellisés.

Le commerce équitable ?

Le com­merce équi­table est une alter­na­tive éco­no­mique qui repose sur des mou­ve­ments de pro­duc­teurs dans les pays du Sud et sur des ONG et des groupes de consom­ma­teurs dans les pays du Nord. Sa démarche consiste à offrir aux petits pay­sans des termes d’échange plus inté­res­sants que sur les mar­chés conven­tion­nels, sur le plan éco­no­mique bien sûr, mais aus­si social et envi­ron­ne­men­tal. Le pivot de cette approche est un prix mini­mum garan­ti au producteur.

En Bel­gique, ces pro­duits sont ven­dus dans des petits com­merces spé­cia­li­sés, comme les Maga­sins du Monde d’Oxfam. Mais ils se retrouvent aus­si dans les rayons des grandes surfaces.

Hor­mis le cas par­ti­cu­lier des Maga­sins du Monde, tous les pro­duits cer­ti­fiés équi­tables portent un label comme le label Fairtrade.

Ces pro­duits sont mis sur le mar­ché de plu­sieurs façons. D’abord par des marques spé­cia­li­sées dans le com­merce équi­table, comme les fran­çais Alter Éco et Éthi­quable, qui tentent d’aller plus loin encore que les exi­gences fixées par la cer­ti­fi­ca­tion en orga­ni­sant des rela­tions plus directes avec les pro­duc­teurs. Les pro­duits Oxfam, sur les­quels nous revien­drons, entrent aus­si dans cette catégorie.

La seconde approche, la plus cou­rante, est celle des marques clas­siques qui pro­posent des pro­duits label­li­sés à côté de leur gamme conven­tion­nelle, par exemple les tor­ré­fac­teurs belges Café lié­geois, Miko ou Rom­bouts, ou le fabri­cant bel­go-suisse de cho­co­lat en gros Bar­ry-Cal­le­baut pour ce qui est de sa gamme des­ti­née aux pro­fes­sion­nels (bou­lan­gers, pâtis­siers, etc.). Ils diver­si­fient leur offre en y inté­grant le com­merce équitable.

Quelques-unes de ces marques ont pous­sé la logique jusqu’au bout et ont obte­nu la label­li­sa­tion de la tota­li­té de leur gamme ou de la tota­li­té de leur offre pour un pro­duit par­ti­cu­lier, comme les sucres de canne du raf­fi­neur fla­mand Candico.

Enfin, plus par­ti­cu­liè­re­ment pour la grande dis­tri­bu­tion, chaque groupe a ses propres marques, que l’on appelle les marques de dis­tri­bu­teur (comme Boni à Col­ruyt ou Taste of Ins­pi­ra­tion à Del­haize). Dans l’assortiment de ces marques les plus haut de gamme sont appa­rus des pro­duits label­li­sés équitables.

Les marques de distributeur, un point de bascule

Bar­ba­ra Gof­fin : Dans ces pre­mières années, il y avait une cer­taine confu­sion. Le label était tel­le­ment mis en évi­dence sur les embal­lages que la marque pas­sait au second plan. Max Have­laar a dû rééqui­li­brer un peu les choses pour que la marque s’y retrouve mieux et des règles pré­cises ont alors été éta­blies. D’ailleurs cette confu­sion entre marque et label existe tou­jours chez une par­tie des consommateurs.

Ensuite, Del­haize, en conti­nuant à vendre les pro­duits label­li­sés de ses four­nis­seurs, a été le pre­mier dis­tri­bu­teur belge à intro­duire des réfé­rences cer­ti­fiées équi­tables dans ses marques de dis­tri­bu­teur. Cela ne s’est pas tou­jours pas­sé sans ten­sions avec ces four­nis­seurs qui avaient pris des risques en inves­tis­sant dans ce type de col­la­bo­ra­tion et que, une fois le mar­ché ouvert, d’autres allaient pou­voir l’occuper. Dans cer­tains cas, la volon­té était que la marque de dis­tri­bu­teur soit la seule qui pro­pose des pro­duits label­li­sés et on aban­don­nait les réfé­rences label­li­sées de ses four­nis­seurs. Pour une entre­prise qui s’était fort enga­gée en conver­tis­sant toute une gamme au com­merce équi­table, cela reve­nait à perdre un gros débou­ché. À charge pour Fair­trade Bel­gium de démi­ner, avec l’objectif que chaque enseigne offre une diver­si­té maxi­male de pro­duits labellisés.

Maitrise stratégique des chaines d’approvisionnement

RN : Mais les pro­duits label­li­sés des marques de dis­tri­bu­teur, où sont-ils ache­tés sur le mar­ché ? Fina­le­ment, ce sont des volumes qui reviennent chez les mêmes producteurs ?

BG : Oui, et même en règle géné­rale chez les mêmes four­nis­seurs, avec les­quels il y a des contrats-cadres et des condi­tions négo­ciées en bloc. Un dis­tri­bu­teur ne va qu’exceptionnellement modi­fier sa chaine d’approvisionnement. Il ne va pas aller cher­cher un nou­veau four­nis­seur pour intro­duire une réfé­rence équi­table. Dans ses propres marques, il va plu­tôt négo­cier pour faire évo­luer l’offre des four­nis­seurs avec les­quels il a l’habitude de tra­vailler, voire faire pres­sion pour qu’un four­nis­seur offre une variante cer­ti­fiée de tel ou tel pro­duit. Ce qui peut être une bonne chose pour le com­merce équi­table, mais ce qui peut aus­si reve­nir à ajou­ter des inter­mé­diaires dans la chaine. L’importateur de cacao qui four­nit l’entreprise cho­co­la­tière dont la grande dis­tri­bu­tion est cliente va devoir aller cher­cher sa matière pre­mière chez des pro­duc­teurs cer­ti­fiés, donc c’est sur­tout en amont que la chaine se transforme.

L’alternative serait que la grande dis­tri­bu­tion, au lieu de pri­vi­lé­gier ses marques de dis­tri­bu­teur, s’allie direc­te­ment à des four­nis­seurs spé­cia­li­sés en équi­table qui, eux, essaient de se pas­ser des inter­mé­diaires, voire de faire sur place une par­tie de la trans­for­ma­tion des pro­duits. De telles entre­prises sont appa­rues ces dix ou douze der­nières années, Alter Éco et Éthi­quable, mais en Bel­gique, elles ne sont encore que très peu pré­sentes en grande sur­face. Tout au plus y a‑t-il eu moyen d’obtenir une pré­sence en rayon chez cer­tains fran­chi­sés des groupes Del­haize et Car­re­four, ceux-ci ayant un cer­tain degré d’autonomie pour une par­tie de leur appro­vi­sion­ne­ment. Puis Alter Éco est entré dans des hyper­mar­chés Car­re­four, parce qu’il y était déjà dans les points de vente équi­va­lents du groupe en France.

Il faut dire aus­si qu’Éthiquable pousse très loin les exi­gences éthiques, y com­pris auprès de ses clients. Il exige une limite sur la marge que la grande dis­tri­bu­tion prend sur les ventes de ses pro­duits, il refuse de jouer le jeu des pro­mo­tions, des bons de réduc­tion, etc. Il est donc incon­ce­vable qu’une telle entre­prise devienne la marque de dis­tri­bu­teur d’une enseigne !

Trois enseignes, trois stratégies

RN : Chaque dis­tri­bu­teur a ses stra­té­gies propres. Y a‑t-il des dif­fé­rences notables à rele­ver dans les rela­tions avec le com­merce équitable ?

JD : Car­re­four a connu de gros chan­ge­ments et cherche encore la bonne manière de mettre l’équitable en valeur. L’enseigne a été plus dif­fi­cile à conqué­rir, elle a été plus pru­dente et a mis plus de temps. Col­ruyt a, lui, été encore plus pru­dent et com­pli­qué. Del­haize a, quant à lui, tou­jours été vu comme assez loyal au com­merce équitable.

BG : L’approche de Col­ruyt est par­ti­cu­lière et très uni­la­té­rale. Ils ont leur stra­té­gie du meilleur prix au consom­ma­teur, leur logique de négo­cia­tion, et avec tes pro­po­si­tions de cam­pagnes, etc., tu ne rentres pas dans leurs cases et tu perds ton temps. Ce sont eux qui décident s’ils vont faire quelque chose avec le com­merce équi­table et quand. Par consé­quent, une fois qu’un pro­duit rentre, en par­ti­cu­lier en marque de dis­tri­bu­teur, cela donne tout de suite des volumes de vente plus impor­tants qu’avec les deux autres enseignes.

JD : Une anec­dote qui en dit long. En octobre, Fair­trade Bel­gium orga­nise sa semaine de sen­si­bi­li­sa­tion annuelle, la Semaine du com­merce équi­table. En 2005, en pleine Semaine, Col­ruyt lance son propre label « équi­table », Coli­bri. Per­sonne n’en savait rien ! Ils annoncent que pour eux, le plus impor­tant en termes d’impact pour le Sud, ce sont la sco­la­ri­sa­tion et la for­ma­tion. Et que Col­ruyt va donc pré­le­ver un pour­cen­tage sur le chiffre d’affaires de tous les pro­duits de ce label (café, cacao, riz, oranges, thé, sucre, etc.) pour le rever­ser à des pro­jets au Sud qu’il avait choi­sis, avec une ONG belge par­te­naire. Mais ce n’étaient pas les orga­ni­sa­tions de pro­duc­teurs du mou­ve­ment Fair­trade, pas même spé­cia­le­ment les pro­duc­teurs qui avaient four­ni la matière pre­mière des pro­duits avec ce logo Colibri.

On peut dire que l’initiative était inté­res­sante, que Col­ruyt pre­nait enfin ses res­pon­sa­bi­li­tés pour l’équitable, mais ils le fai­saient à leur manière, sans offrir de prix mini­mum au pro­duc­teur ni les autres garan­ties du com­merce équi­table, sans contrôle indé­pen­dant de ces garan­ties. Bref, une approche uni­la­té­rale et plu­tôt cari­ta­tive, c’est en Bel­gique qu’ils avaient déci­dé que les pay­sans du Sud avaient en prio­ri­té besoin de for­ma­tions. De l’autre côté, les pro­duits label­li­sés Fair­trade offrent aus­si aux pro­duc­teurs ce qu’on appelle une prime de déve­lop­pe­ment, mais il est fait en sorte que son uti­li­sa­tion soit déci­dée à la base, par les gens concer­nés eux-mêmes.

Une réa­li­té simi­laire dans le même ordre d’idées. Fair­trade Bel­gium emmène régu­liè­re­ment des repré­sen­tants de la grande dis­tri­bu­tion ren­con­trer les pro­duc­teurs du Sud. Cela s’est fait avec Del­haize puis Car­re­four. Mais Col­ruyt n’a jamais accep­té ces invi­ta­tions. Pour eux, c’est res­sen­ti, je crois, comme s’insérer dans un sys­tème qui n’est pas le leur.

RN : Y a‑t-il des choses à dire sur les hard dis­coun­ters Aldi et Lidl ?

BG : Ils ont tous les deux inté­gré le bio et l’équitable dans leur assor­ti­ment de marques de dis­tri­bu­teur. Cela se fait de façon cen­tra­li­sée en Alle­magne pour tous les pays, les acteurs belges ont donc peu de prise. Les col­la­bo­ra­tions portent plu­tôt sur les actions qui visent à sen­si­bi­li­ser les consommateurs.

Inté­grés au système

RN : Est-ce que les choses se passent de la même manière pour tous les produits ?

BG : On peut dire qu’il y a des cas par­ti­cu­liers. Avec la banane, par exemple, les marques sont moins nom­breuses qu’avec le café ou le cho­co­lat et elles comptent moins pour le consom­ma­teur. Donc les choses s’en trouvent faci­li­tées. Chaque enseigne offri­ra quatre sortes de bananes, soit par ordre de prix : la marque de dis­tri­bu­teur à pre­mier prix, la banane de masse dite mains­tream, la banane de marque (Chi­qui­ta ou autre) et la banane équi­table label­li­sée Fair­trade et bio (qui par­fois devient moins chère que la banane de marque).

Mais c’est le jeu avec la grande dis­tri­bu­tion de pro­po­ser des termes de négo­cia­tion pour gagner des marges sup­plé­men­taires, qu’on fasse affaire avec le com­merce équi­table ou avec n’importe qui d’autre. Fina­le­ment, aujourd’hui, les trois prin­ci­pales enseignes (Del­haize, Col­ruyt et Car­re­four) ont des pro­duits label­li­sés dans leurs marques de dis­tri­bu­teur et gardent les pro­duits label­li­sés de leurs four­nis­seurs inévitables.

Un choc des cultures

RN : Mais pour les acteurs du com­merce équi­table, cette déci­sion d’être pré­sents dans la grande dis­tri­bu­tion a‑t-elle tou­jours été natu­relle ou facile ?

JD : Pas pour tous. En 2003, Oxfam, mou­ve­ment pion­nier du com­merce équi­table, a déci­dé de s’ouvrir à la grande dis­tri­bu­tion. Ils avaient déjà été l’un des fon­da­teurs de Max Have­laar, mais cette déci­sion a néces­si­té des années de pré­pa­ra­tion et leurs assem­blées géné­rales n’ont pas tran­ché d’emblée. Cela a été une déci­sion extrê­me­ment com­pli­quée à prendre parce qu’une par­tie des mili­tants avait l’impression de vendre leur âme au diable, alors que les autres vou­laient sor­tir de la niche des Maga­sins du Monde pour aller là où se trouve la majo­ri­té des consom­ma­teurs. Une fois la déci­sion prise, cela a eu beau­coup d’impact et les volumes écou­lés par Oxfam ont décol­lé. Et les Maga­sins du Monde s’en sont bien sor­tis, ils n’ont pas per­du leur clien­tèle. Cela s’était déjà pas­sé de la sorte dans d’autres pays, mais en Bel­gique, c’était dif­fi­cile à entendre. Tout comme, dans leur énorme dis­cus­sion interne, qui était très idéo­lo­gique et très cli­vée, il a fal­lu du temps pour que soit enten­due la voix des pro­duc­teurs du Sud et que leur inté­rêt soit pris en compte, donc le simple fait qu’ils ont besoin d’écouler les plus gros volumes pos­sibles de pro­duits label­li­sés et ne sont pas du tout concer­nés par un débat sur les valeurs propres à Oxfam.

Ceux qui font des vagues et ceux qui surfent dessus

RN : Pour com­plexi­fier encore le tableau, ces der­nières années, d’autres labels durables que le Fair­trade sont appa­rus. En quoi cela change-t-il la donne ?

JD : Ce phé­no­mène remonte à plus loin. Au début des années 2000, la chaine néer­lan­daise Albert Hei­jn lance le label Utz Cer­ti­fied, sur­tout connu chez nous pour cer­tains cafés, et pré­sent qua­si exclu­si­ve­ment sur des pro­duits de marques de dis­tri­bu­teurs. Cela est par­ti d’un accord com­mer­cial qu’ils avaient pas­sé avec un grand pro­duc­teur de café gua­té­mal­tèque. Donc une grande plan­ta­tion, qui en tant que telle n’a pas le droit de ren­trer dans le sys­tème Fair­trade, réser­vé à de petits pro­duc­teurs qui cultivent leur propre terre. Mais Utz ne tra­vaille que sur les piliers social et envi­ron­ne­men­tal du com­merce équi­table1, il n’offre pas de prix garan­ti ni de prime de développement.

Ensuite est venu Rain­fo­rest Alliance, un label essen­tiel­le­ment pré­oc­cu­pé par les condi­tions envi­ron­ne­men­tales de la pro­duc­tion, avec comme pre­mier porte-dra­peau les bananes Chi­qui­ta, mais aus­si ensuite des pro­duits très répan­dus des plus grosses mul­ti­na­tio­nales de l’agroalimentaire, comme Uni­le­ver ou Mon­de­lez (ex-Kraft Foods). Avec comme stra­té­gie de jouer sur les énormes moyens de mar­ke­ting de ces marques pour pla­cer et faire connaitre le label.

Pour les pro­duc­teurs, la mul­ti­pli­ca­tion des labels et la mul­ti­cer­ti­fi­ca­tion changent fina­le­ment peu les choses parce que leurs cahiers des charges se cor­res­pondent ou se com­plètent. Par exemple, si on res­pecte la norme du label le plus exi­geant sur les intrants chi­miques, on res­pec­te­ra d’office les exi­gences des autres labels. Au mieux cela leur ouvre des mar­chés que le com­merce équi­table clas­sique ne leur avait pas per­mis de conqué­rir et cela leur per­met de choi­sir d’écouler telle par­tie de leur récolte dans tel cir­cuit, et le reste dans un autre circuit.

Confusionnisme

BG : Il faut dis­tin­guer deux approches. Celle du com­merce équi­table part du Sud pour trou­ver des accès aux mar­chés du Nord. Celle des grands groupes indus­triels va du haut vers le bas et va faire cer­ti­fier des pro­duc­teurs du Sud. Ces groupes sont les grandes marques ou les quelques négo­ciants et impor­ta­teurs qui dominent ces mar­chés. Une fois qu’ils ont leur réseau de pro­duc­teurs à qua­li­té dif­fé­ren­ciée, ils vont impo­ser leurs pro­duits à leurs clients comme les groupes de la grande dis­tri­bu­tion, sans que cela leur coute quoi que ce soit. Du point de vue de ces dis­tri­bu­teurs, cela per­met, sans sur­cout ou presque, d’avoir une offre à pro­po­ser aux consom­ma­teurs en quête de pro­duits label­li­sés. On panache les labels sans se pré­oc­cu­per en détail du conte­nu que garan­tissent ces labels. On pro­fite, en quelque sorte, de la confu­sion que cette pro­fu­sion de labels pro­voque dans l’esprit du consom­ma­teur pour mettre sur le même pied des choses très dif­fé­rentes. Quelques pour­cents de matière pre­mière cer­ti­fiée per­mettent d’afficher un logo Rain­fo­rest Alliance, alors que pour le Fair­trade, c’est évi­dem­ment 100 %.

RN : D’où vient donc cette dif­fé­rence de cout ?

BG : Si les cours sont très bas, comme pen­dant les années 2000, le prix garan­ti au pro­duc­teur joue évi­dem­ment. C’est moins le cas en période de prix éle­vés comme depuis 2008, bien qu’il se pro­duise encore de fortes chutes du cours, même si elles ne durent pas longtemps.

Donc ce qui influence plu­tôt, c’est qu’avec le label Fair­trade, toute marque qui l’utilise doit appor­ter sa contri­bu­tion au sys­tème avec un droit de licence annuel, sim­ple­ment pour pou­voir faire figu­rer le logo sur ses embal­lages. Ce qui per­met au label Fair­trade d’être un label indé­pen­dant et neutre, contrai­re­ment aux labels créés ou for­te­ment sou­te­nus par l’industrie.

Effets retour et impacts

RN : Et com­ment inter­viennent les labels sur mesure que cer­taines marques se donnent, comme le Cocoa Life qui appa­rait sur les embal­lages Côte d’Or ?

BG : C’est la nou­velle ten­dance en matière de cer­ti­fi­ca­tion durable. Côte d’Or a, par exemple, arrê­té le label Rain­fo­rest Alliance au pro­fit de ce nou­veau pro­gramme ima­gi­né par Mon­de­lez et Car­gill, un géant amé­ri­cain de l’agroalimentaire bien implan­té sur le mar­ché mon­dial du cacao. On peut par­ler d’auto-labels, sans doute encore spé­ci­fiques au cacao.

JD : Sur ces vingt-cinq der­nières années en Bel­gique, on a vu le rôle bien enga­gé de Del­haize avec Fair­trade Bel­gium, puis les autres dis­tri­bu­teurs qui ont sui­vi, en même temps que les labels se diver­si­fiaient. Puis la grande dis­tri­bu­tion a influen­cé en retour les grands négo­ciants et les grands trans­for­ma­teurs, ceux qui font la pluie et le beau temps sur les mar­chés inter­na­tio­naux. Pour répondre à cette demande, ils ont ajus­té leurs chaines d’approvisionnement, lan­cé des pro­grammes durables avec leurs pro­duc­teurs. Ils l’ont fait avec des par­te­naires comme le Fair­trade pen­dant dix ou quinze ans, mais, ayant de la sorte appris com­ment s’y prendre, ils ont lan­cé seuls leurs propres pro­grammes durables. Ils avaient déjà des contrats d’exclusivité avec leurs pro­duc­teurs du Sud, aux­quels ils vendent semences, pro­duits phy­to­sa­ni­taires, trans­port, for­ma­tions, etc., et à qui ils achètent leurs récoltes, et ils incluent même des exi­gences de dura­bi­li­té dans leur cahier des charges. Toute la ques­tion étant évi­dem­ment de savoir ce que cela va chan­ger dans les faits sur le ter­rain et avec quelles garan­ties ? Nest­lé, Mars, etc., s’y sont mis aus­si et tous font exac­te­ment la même chose en termes de ser­vices aux producteurs.

JD : Et, en fin de compte, le label Fair­trade, qui était le seul pré­sent ou presque depuis la fin des années 1980 jusqu’au début de la décen­nie 2000, se retrouve aujourd’hui en com­pé­ti­tion avec d’autres labels et avec les poids lourds de l’agroalimentaire. Et il faut insis­ter… les hauts prix aux pro­duc­teurs, en géné­ral depuis 2008, font que le prix mini­mum, jus­te­ment la spé­ci­fi­ci­té du com­merce équi­table, est moins « néces­saire » pour les pro­duc­teurs, bien que les risques d’une chute des prix existe toujours

BG : Mais, effec­ti­ve­ment, si ces auto-cer­ti­fi­ca­tions ont en par­tie été impul­sées à la suite des chan­ge­ments dans la grande dis­tri­bu­tion, elles n’ont pas vrai­ment de consé­quences pour elle et ne concernent évi­dem­ment pas les marques de distributeurs.

JD : Par contre, en termes d’impact, alors qu’il y a vingt-cinq ou trente ans aucune des filières n’était durable et cer­taines même très « sales », aujourd’hui, en tout cas en cacao et en café, on a des pro­por­tions consi­dé­rables des volumes mon­diaux qui sont label­li­sés, que ce soit en bio, en Fair­trade, Utz, Rain­fo­rest ou en label auto-cer­ti­fié par une mul­ti­na­tio­nale. C’est une évo­lu­tion sys­té­mique énorme. Et du côté des pro­duc­teurs, il y a de la marge pour assu­rer encore de fortes aug­men­ta­tions de la demande au Nord.

  1. Dans sa com­mu­ni­ca­tion, Utz Cer­ti­fied parle d’ailleurs de pro­duits res­pon­sables plu­tôt que de pro­duits équi­tables (NDLR).

Barbara Goffin


Auteur

spécialiste de la filière cacao équitable, elle a occupé diverses positions dans des entreprises de la transformation et de la distribution et a collaboré avec Fairtrade Belgium