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Comment mettre un frein à l’immobilisme ?

Numéro 9 Septembre 2013 par Luc Van Campenhoudt

septembre 2013

En un mini­mum de temps, le gou­ver­ne­ment Di Rupo a réus­si la sixième réforme de l’État qui n’est pas la moindre, en ce com­pris la scis­sion de BHV, l’harmonisation des pré­avis des ouvriers et des employés, le bou­clage du bud­get 2013, avec le rat­tra­page de quelques mil­liards et, dans la fou­lée, celui de 2014. En outre, […]

En un mini­mum de temps, le gou­ver­ne­ment Di Rupo a réus­si la sixième réforme de l’État qui n’est pas la moindre, en ce com­pris la scis­sion de BHV, l’harmonisation des pré­avis des ouvriers et des employés, le bou­clage du bud­get 2013, avec le rat­tra­page de quelques mil­liards et, dans la fou­lée, celui de 2014. En outre, le relai entre Albert II et Phi­lippe Ier s’est dérou­lé au mieux. Cer­tains de ces dos­siers étaient blo­qués depuis quelques décen­nies déjà et le Pre­mier ministre est appa­ru sacré­ment habile et efficace.

Il reste évi­dem­ment du pain sur la planche avec quelques épées de Damo­clès sus­pen­dues au-des­sus de nos têtes : 10 mil­liards de dettes chez Dexia dont qua­si 7 de dettes sou­ve­raines garan­ties par l’État, c’est-à-dire par les citoyens ; les élec­tions de mai 2014 et sans doute un nou­veau score éle­vé pour la N‑VA, une aggra­va­tion pro­bable du chô­mage en 2014 mal­gré une timide reprise, la dégra­da­tion des condi­tions de vie d’une par­tie de plus en plus impor­tante de la popu­la­tion, avec un risque crois­sant de défla­gra­tion sociale incon­trô­lable, sur­tout chez les jeunes sans emploi et peu sco­la­ri­sés. Sans comp­ter la dif­fi­cul­té qui va en aug­men­tant de l’État à être à la hau­teur des pro­blèmes dans de nom­breux domaines comme la Jus­tice, les trans­ports en com­mun et les ser­vices sociaux. On peut évi­dem­ment inten­si­fier la lutte contre la fraude, ponc­tion­ner la Lote­rie natio­nale, aug­men­ter les accises sur l’alcool et le tabac, ce qui pré­sente l’avantage sup­plé­men­taire de sem­bler ver­tueux. On peut encore trou­ver quelques mil­lions en limi­tant les dépenses mili­taires. Cou­per dans les bud­gets de la coopé­ra­tion au déve­lop­pe­ment est un autre clas­sique (ce qui est net­te­ment moins ver­tueux, mais ce sont d’autres qui en souffrent). On peut même grap­piller quelques éco­no­mies à gauche et à droite, par exemple en gelant quelque peu les salaires, en dimi­nuant les allo­ca­tions fami­liales ou les allo­ca­tions de ren­trée sco­laire. On peut même mettre quelque temps au fri­go le réchauf­fe­ment cli­ma­tique et quelques autres pro­blèmes vitaux pour les géné­ra­tions futures, mais qui ne nous explo­se­ront pas à la figure au cours de cette légis­la­ture. On peut…, mais cela ne fait pas un modèle de déve­lop­pe­ment sus­cep­tible de répondre aux défis les plus graves.

On sait com­bien il faut se méfier de ceux qui veulent trans­for­mer d’un coup la socié­té dans son ensemble, par exemple en libé­ra­li­sant tout ce qu’il est pos­sible de libé­ra­li­ser ou, même si c’est moins pri­sé aujourd’hui, en éta­ti­sant tout ce qu’il est pos­sible d’étatiser. Plus modes­te­ment, il faut ana­ly­ser et trou­ver des solu­tions à une série de pro­blèmes spé­ci­fiques, sec­teur par sec­teur, sans négli­ger les liens entre eux. Pour trou­ver ces solu­tions, il ne suf­fit pas de savoir ce qu’il fau­drait faire, il faut sur­tout exa­mi­ner ce qui empêche de le faire, ce qui bloque la capa­ci­té de déci­sion et d’action collective.

Pre­nons l’enseignement obli­ga­toire en Fédé­ra­tion Wal­lo­nie-Bruxelles. Ses prin­ci­paux pro­blèmes sont bien connus, notam­ment l’inégalité criante entre les élèves selon leur milieu de vie, des per­for­mances sco­laires qui ne sont pas à la hau­teur des dépenses, la démo­ti­va­tion de nom­breux ensei­gnants qui peinent à faire classe dans un contexte et face à un public de plus en plus dif­fi­ciles, l’inadéquation de la for­ma­tion des maitres aux situa­tions et enjeux actuels, la mul­ti­pli­ca­tion et la dis­per­sion de l’offre dans un mar­ché où les écoles se concur­rencent plus qu’elles ne se com­plètent et s’entraident.

Qu’est-ce qui bloque ? Une par­tie de la réponse réside dans ce que les poli­to­logues appellent la théo­rie des groupes de véto éla­bo­rée dans les années 1950 aux États-Unis par David Ries­man1. Cette théo­rie constate et explique que le pou­voir, comme capa­ci­té de prendre des déci­sions qui ont un impact impor­tant sur les orien­ta­tions prises par nos socié­tés modernes et sur les condi­tions de vie des citoyens, est neu­tra­li­sé par la mul­ti­pli­ca­tion de groupes dont aucun n’a suf­fi­sam­ment de pou­voir pour impo­ser aux autres des chan­ge­ments signi­fi­ca­tifs, mais dont la plu­part ont suf­fi­sam­ment de pou­voir pour blo­quer les chan­ge­ments pro­po­sés par les autres. Essen­tiel­le­ment défen­sif, ce pou­voir par­cel­li­sé consiste donc en la capa­ci­té de mettre son véto.

Dans notre sys­tème d’enseignement se trouvent face à face plu­sieurs ministres et leurs cabi­nets aux com­pé­tences dif­fé­rentes, des par­tis poli­tiques avec leurs clien­tèles res­pec­tives, des admi­nis­tra­tions qui ne font pas qu’exécuter, mais orga­nisent et prennent des ini­tia­tives, plu­sieurs réseaux, plu­sieurs syn­di­cats, quelques lob­bys patro­naux, des fédé­ra­tions et asso­cia­tions de parents et de centres PMS, des orga­ni­sa­tions de direc­teurs d’écoles, d’inspecteurs et d’étudiants qui ont aus­si leur mot à dire sur cer­tains dos­siers, sans oublier des éta­blis­se­ments comme les uni­ver­si­tés et écoles supé­rieures qui ont du poids pour ce qui concerne la for­ma­tion des maitres, ou encore des ins­ti­tu­tions inter­na­tio­nales qui inter­viennent de plus en plus dans les affaires natio­nales. Quand il y avait des sous dans les caisses de l’État ou quand on croyait encore qu’on pou­vait s’endetter incon­si­dé­ré­ment, il était plus facile de satis­faire les demandes des uns sans sus­ci­ter l’ire des autres. Mais quand les caisses sont vides et qu’on ne pense plus pou­voir s’endetter sans limite, les choses se compliquent.

En quoi consiste alors le tra­vail du ministre qui a la charge du dépar­te­ment ? Essen­tiel­le­ment à éla­bo­rer des com­pro­mis qui, for­cé­ment, risquent peu d’entrainer des chan­ge­ments fon­da­men­taux. L’art du lea­deur­ship est réduit à cela aujourd’hui, dans maints sec­teurs. Avec notre sys­tème conso­cia­tif, mar­qué par de nom­breux cli­vages, les élites belges excellent dans l’art de négo­cier des com­pro­mis qui ne sont pas à la hau­teur des pro­blèmes. Le tra­vail du ministre consiste encore à mul­ti­plier de petites réformes très par­tielles, d’intérêt variable, qui ne coutent rien à l’État, des réformes péda­go­giques ou sym­bo­liques, notam­ment en matière de droits et d’information des usa­gers, de congés et de rythme sco­laire, de devoirs à domi­cile ou de maté­riel sco­laire. Le poids de ces réformes est prin­ci­pa­le­ment sup­por­té par les écoles et les pro­fes­seurs voire par les parents, mais dérange assez peu les groupes de véto.

Sans tout expli­quer ni s’appliquer éga­le­ment par­tout, la théo­rie des groupes de véto est per­ti­nente dans de nom­breux sec­teurs en Bel­gique, très dif­fé­rents les uns des autres, notam­ment sans doute dans le sys­tème ban­caire et finan­cier. Mal­gré sa capa­ci­té de rui­ner des mil­lions de per­sonnes et de mettre en péril le sys­tème éco­no­mique et social mon­dial, le sys­tème ban­caire et finan­cier ne par­vient pas à perdre ses mau­vaises habi­tudes, comme main­te­nir à des postes éle­vés et gras­se­ment rému­né­rés ou nom­mer à d’autres postes du même niveau des per­sonnes dont la capa­ci­té d’anticiper et de faire face aux pro­blèmes s’est avé­rée inver­se­ment pro­por­tion­nelle à leur salaire, ou mélan­ger les banques d’affaires et les banques de dépôts dont les fina­li­tés et les des­ti­na­taires sont dif­fé­rents. Cela s’explique en par­tie parce que les forces poli­tiques et éco­no­miques ain­si que les lob­bys en pré­sence sont aus­si nom­breux que capables de frei­ner des quatre fers ou de contour­ner les règles (qui viennent de par­tout : le pays, l’Europe, les orga­ni­sa­tions inter­na­tio­nales) sans se retrou­ver pour autant for­mel­le­ment hors-la-loi.

Com­ment mettre fin à cette para­ly­sie du sys­tème de déci­sion sans faire pire et moins démo­cra­tique encore ? Com­ment « mettre un frein à l’immobilisme », comme disait Coluche ? Com­ment se fait-il que, dans cer­tains domaines, des chan­ge­ments signi­fi­ca­tifs ont par­fois lieu mal­gré tout ? Com­ment don­ner tort à Ries­man, ce qui était pro­ba­ble­ment son plus sin­cère désir ? La res­pon­sa­bi­li­té des élites de ces groupes de véto est ici cen­trale ; elles doivent remettre en cause leur propre mode de fonc­tion­ne­ment col­lec­tif. Main­te­nant qu’un nou­veau cadre ins­ti­tu­tion­nel se met en place qui res­pon­sa­bi­lise davan­tage Régions et Com­mu­nau­tés, le moment est venu de s’interroger non seule­ment sur le conte­nu, le « Que faire ? », mais aus­si et sur­tout sur la méthode, le « Com­ment faire?»… pour recréer du pouvoir.

  1. David Ries­man, The Lone­ly Crowd (en fran­çais La foule soli­taire, 1954, 1961), best­sel­ler mon­dial ven­du à 10 mil­lions d’exemplaires en quelques années. 

Luc Van Campenhoudt


Auteur

Docteur en sociologie. Professeur émérite de l’Université Saint-Louis – Bruxelles et de l’Université catholique de Louvain. Principaux enseignements : sociologie générale, sociologie politique et méthodologie. Directeur du Centre d’études sociologiques de l’Université Saint-Louis durant une quinzaine d’années, jusqu’en 2006, il a dirigé ou codirigé une quarantaine de recherches, notamment sur l’enseignement, les effets des politiques sécuritaires, les comportements face au risque de contamination par le VIH et les transformations des frontières de la Justice pénale. Ces travaux ont fait l’objet de plusieurs dizaines d’articles publiés dans des revues scientifiques, de nombreux ouvrages, et de plusieurs invitations et chaires dans des universités belges et étrangères. À travers ces travaux, il s’est intéressé plus particulièrement ces dernières années aux problématiques des relations entre champs (par exemple la justice et la médecine), du pouvoir dans un système d’action dit « en réseau » et du malentendu. Dans le cadre de ces recherches il a notamment développé la « méthode d’analyse en groupe » (MAG) exposée dans son ouvrage La méthode d’analyse en groupe. Applications aux phénomènes sociaux, coécrit avec J.-M. Chaumont J. et A. Franssen (Paris, Dunod, 2005). Le plus connu de ses ouvrages, traduit en plusieurs langues, est le Manuel de recherche en sciences sociales, avec Jacques Marquet et Raymond Quivy (Paris, Dunod, 2017, 5e édition). De 2007 à 2013, il a été directeur de La Revue Nouvelle.