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Comment devient-on génocidaire ?
Comment devient-on génocidaire ?, s’interroge Damien Vandermeersch (en collaboration avec Marc Shmitz) dans ce livre sous-titré Les logiques collectives et individuelles qui mènent au crime absolu. L’auteur a été juge d’instruction dans les dossiers Rwanda jugés par la cour d’assises à Bruxelles et, dans le cadre de ces instructions, il a rencontré les témoins, victimes et accusés du génocide de 1994 et il a effectué plusieurs commissions rogatoires au Rwanda. Il est également professeur à l’université de Louvain et à l’université Saint-Louis-Bruxelles.
Le livre commence par l’effroi. L’homme n’était pas naïf, un pénaliste l’est rarement, mais l’amplitude du crime est sans commune mesure avec ceux auxquels il avait été confronté auparavant. L’indicible est un terme qui se lit, mais s’éprouve rarement, comme l’auteur en a eu l’occasion. Il en décrit toutes les aspérités et les détails qui ne s’oublient pas.
Ceux qui sont confrontés au monde judiciaire le savent. Les tribunaux sont des salles de spectacle dont les acteurs judiciaires sont les professionnels. Mais cela n’empêche pas les accusés, les témoins et victimes qui n’ont pas leur pratique d’exceller dans l’art de la scène. Le livre fait place à ces répliques qui résument en quelques mots la magnitude du séisme qui a secoué le Rwanda en 1994. Il rappelle également que les tribunaux offrent un lieu de reconnaissance officiel aux thèses de chacun. La course à la reconnaissance est sans répit.
Le cabinet d’un juge d’instruction — qui se fréquente dans la phase préliminaire du procès pénal — offre une intimité particulière. La parole s’y libère. Pour ceux qui ont vécu les évènements de 1994, ce lieu a été parfois le premier espace d’expression. Le silence s’était imposé depuis longtemps au Rwanda habitué aux régimes totalitaires.
Après avoir présenté les protagonistes, Damien Vandermeersch aborde le contexte des faits. Il le fait avec la rigueur du magistrat instructeur habitué à présenter au jury son dossier, même si, pour cet exercice, il élargit le champ des investigations. « Si la colonisation n’est pas responsable de tous les maux, il reste que la Belgique a joué un rôle particulièrement néfaste dans le dossier rwandais. » Il rappelle l’absence de connotation ethnique des termes « Hutu » et « Tutsi » et que la population a pu cohabiter en harmonie avant la colonisation qui a bouleversé les structures de la société. L’auteur use tout d’abord des guillemets pour ces termes « Tutsi » et « Hutu » afin de rappeler comment ils ont été manipulés par le colonisateur. Celui-ci a évolué dans ses préférences jusqu’au « virage à 180 degrés ». Après avoir joué le camp des Tutsi, l’administration coloniale se tourne vers les Hutu. Avec la décolonisation, les positions se radicalisent et les premières violences « ethniques » éclatent en 1959.
L’auteur s’attarde ensuite sur le contexte économique. Entre 1983 et 1990, le produit intérieur brut par habitant passe de 355 à 260 dollars. Après l’arrivée d’Habyarimana en 1973 au pouvoir, le pays fait face à des disettes de plus en plus importantes. Avant 1994, le Rwanda était présenté par la communauté internationale comme un pays indigent, le « pays au taux de pauvreté le plus élevé au monde ». Il est contraint d’accepter un programme d’ajustement structuré du Fonds monétaire international et de la Banque mondiale. La dévaluation de la monnaie est une des conditions du prêt. La spirale infernale débute.
Après avoir analysé ce facteur, l’auteur s’empresse de préciser que « Le génocide ne s’explique bien évidemment pas par la seule pauvreté et la déglingue économique ». Il aborde le bouleversement démographique des années 1990. « Sur une colline donnée huit fois plus d’habitants qu’en 1900 », l’auteur sait que la formule doit faire mouche pour être retenue, l’habitude du théâtre judiciaire n’est pas sans conséquence.
Il arrive évidemment au contexte politique. À l’intérieur, le régime est totalitaire, le pouvoir musèle toute contestation. Le 1er octobre 1990, des « Tutsi » venus d’Ouganda, le Front patriotique rwandais (FPR), lancent une attaque contre le Rwanda, menant à d’importants déplacements de populations. En 1991, le Rwanda s’ouvre au multipartisme. En 1992, commencent les négociations d’Arusha qui ont pour objectif une « grande réconciliation ». Elles envisagent le retour des réfugiés tutsi qui ont fui au moment des premières violences ethniques.
Le 21 octobre 1993, Melchior Ndadaye, le président burundais d’origine hutu est assassiné par des militaires tutsi. Cet assassinat va renforcer la méfiance des Hutu à l’égard des « Tutsi » dans l’État voisin. L’auteur remémore l’impact psychologique de cet assassinat et en même temps les liens forts qu’un petit État enclavé comme le Rwanda a avec ses voisins.
La création du tribunal pénal international pour le Rwanda ne peut faire oublier l’inertie de la communauté internationale alors qu’elle savait ce qui se passait sur les collines. « Les cris d’alarme s’étaient multipliés » en vain, explique l’auteur. Il exprime son incompréhension face à des hommes qui comme Boutros-Ghali n’ont pas réagi alors que « c’est sur son bureau qu’aboutissent les fax alarmistes début 1994, en provenance de Kigali : partant des renseignements précis, ces courriers évoquent des plans d’extermination de la minorité tutsi. Des preuves à priori convaincantes ! ».
Il prend le temps d’«épingler des noms ». L’inaction de la Belgique lui paraît d’autant plus interpelante qu’elle connait le pays dont elle est proche à bien des égards. Par l’histoire, la taille et la configuration de la population, trois communautés distinctes, comme celles qui cohabitent en Belgique. « On ne peut se voiler la face : la responsabilité de la Belgique est accablante. »
Le livre est, comme le mentionne le coauteur, pédagogue. Il use d’un « langage imagé et accessible » tout en évitant les raccourcis. Il guide le lecteur dans le nombre d’explications qui ont été données après les faits. Plus le lecteur progresse, mieux il comprend que la « réussite » d’un génocide nécessite une parfaite conjonction des éléments. L’auteur nous permet de les découvrir et nous présente ceux qui les ont analysés.
Après les facteurs viennent les dynamiques. La complexité des contextes de conflits armés auxquels le droit international humanitaire tente de garantir humanité et éthique est rappelée et les « processus collectifs qui conduisent au crime » ensuite analysés.
Les identités politiques et ethniques étaient construites sur la peur — aisément explicable — eu égard au contexte décrit précédemment. « Une idéologie extrémiste se construit par opposition à un Autre. » Ces politiques ont abouti à la diabolisation des Tutsi et à la nécessité de les exterminer sans aucune distinction. Ils étaient devenus le groupe responsable de tous les maux, ceux à abattre. Cette quête s’était parée d’une légitimité historique : retrouver la terre des ancêtres. Le discours était nourri de l’illusion d’une société idéale. Il a été diffusé par les médias avec l’efficacité que l’on connait.
Dans un contexte politique totalitaire, la perversion des normes s’impose. Les « crimes les plus graves sont excusés ». La sœur supérieure du couvent de Sovu avait écrit au bourgmestre de sa commune « connu pour son rôle actif dans le pogrome » pour dénoncer les Tutsi qui avaient trouvé refuge dans le couvent et demander l’évacuation de ces réfugiés « qui sont venus de manière désordonnée et qui s’obstinent à rester ici ». Il a été répondu à sa demande avec vigueur et diligence par les autorités. L’ordre est revenu et la sœur supérieure a pu ainsi expliquer devant la cour d’assises avoir agi pour le bien de sa communauté.
Les structures de l’État s’étaient muées en entreprises criminelles signant la fin de l’état de droit. Elles ont été rejointes par les milieux financiers et par certains au sein de l’Église. Ce trio infernal fut efficace. Le droit pénal international a créé, pour les crimes de masse, la notion d’«entreprise criminelle conjointe ». Elle vise l’ensemble des rouages qui permettent aux crimes de masse d’être perpétrés. Le livre permet de comprendre la nécessité d’une notion nouvelle pour appréhender ce type de crime.
Dans ce typhon, la plupart ont été emportés dans le « camp des gagnants », par opportunisme, par lâcheté, par conformisme ou pour survivre… L’auteur rappelle la difficulté pour un individu « de faire un choix à contrecourant ». Il revient à cette phrase qui lui a été si souvent répétée au cours de ces instructions, « je n’avais pas le choix », et s’attarde aux chaines de participation qui rendent le crime inéluctable. Toujours didactique, il explique que la culture du chef n’est pas l’apanage des systèmes africains et détaille comment elle s’est construite au Rwanda et a été renforcée par le colonialisme. Il analyse les petits mécanismes individuels indispensables à la commission du crime contre son voisin, mari ou ami. Il s’attarde aux revirements de ceux qui lui ont été unanimement décrits comme « quelqu’un de bien » avant avril 1994. Il n’omet pas l’ambiance qui prévalait aux barrières en 1994 : Primus, musique et viande tous les jours pour une population qui avait été affamée. Il explique les « bonnes » barrières où l’on vous indiquait celles à éviter. Son objectif est clair : « Évitons de les mettre dans le même sac. »
L’auteur rappelle les limites de la justice qui doit « chercher à savoir si une personne a commis, oui ou non, les crimes qui lui sont reprochés ». Elle n’empêche pas certains de ses praticiens de tenter « de se projeter dans la peau d’un autre », comme le livre le montre.
J’ai fréquenté les collines du Rwanda en même temps que l’auteur et j’ai eu l’occasion de rencontrer les inspecteurs judiciaires qui l’accompagnaient. Damien Vandermeersch forçait leur admiration. À la différence des autres intervenants étrangers en 1995, il posait des questions, tentait de comprendre, était juste comme les manuels leur avaient enseigné et la pratique si rarement montrée en ces terres. Quand ils ont appris que nous partagions la même nationalité, ils m’ont demandé : « Dans votre pays, tous les magistrats oublient-ils de manger quand ils travaillent, ne se reposent-ils jamais ? ». J’aimerais retrouver ces inspecteurs et leur dire que les années n’ont rien altéré, Damien Vandermeersch s’interroge encore inlassablement. Avec le temps, les questions ont gagné en densité. Il veille à contourner déni et manipulation, inévitables acolytes des crimes de masse et met en garde contre le désir de vengeance.