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Comment devient-on génocidaire ?

Numéro 1 - 2015 - génocide par Béatrice Chapaux

janvier 2015

Com­ment devient-on géno­ci­daire ?, s’interroge Damien Vandermeersc­h (en col­la­bo­ra­tion avec Marc Shmitz) dans ce livre sous-titré Les logiques col­lec­tives et indi­vi­duelles qui mènent au crime abso­lu. L’auteur a été juge d’instruction dans les dos­siers Rwan­da jugés par la cour d’assises à Bruxelles et, dans le cadre de ces ins­truc­tions, il a ren­con­tré les témoins, vic­times et accu­sés du géno­cide de 1994 et il a effec­tué plu­sieurs com­mis­sions roga­toires au Rwan­da. Il est éga­le­ment pro­fes­seur à l’université de Lou­vain et à l’université Saint-Louis-Bruxelles.

Dossier

Le livre com­mence par l’effroi. L’homme n’était pas naïf, un péna­liste l’est rare­ment, mais l’amplitude du crime est sans com­mune mesure avec ceux aux­quels il avait été confron­té aupa­ra­vant. L’indicible est un terme qui se lit, mais s’éprouve rare­ment, comme l’auteur en a eu l’occasion. Il en décrit toutes les aspé­ri­tés et les détails qui ne s’oublient pas.

Ceux qui sont confron­tés au monde judi­ciaire le savent. Les tri­bu­naux sont des salles de spec­tacle dont les acteurs judi­ciaires sont les pro­fes­sion­nels. Mais cela n’empêche pas les accu­sés, les témoins et vic­times qui n’ont pas leur pra­tique d’exceller dans l’art de la scène. Le livre fait place à ces répliques qui résument en quelques mots la magni­tude du séisme qui a secoué le Rwan­da en 1994. Il rap­pelle éga­le­ment que les tri­bu­naux offrent un lieu de recon­nais­sance offi­ciel aux thèses de cha­cun. La course à la recon­nais­sance est sans répit.

Le cabi­net d’un juge d’instruction — qui se fré­quente dans la phase pré­li­mi­naire du pro­cès pénal — offre une inti­mi­té par­ti­cu­lière. La parole s’y libère. Pour ceux qui ont vécu les évè­ne­ments de 1994, ce lieu a été par­fois le pre­mier espace d’expression. Le silence s’était impo­sé depuis long­temps au Rwan­da habi­tué aux régimes totalitaires.

Après avoir pré­sen­té les pro­ta­go­nistes, Damien Van­der­meersch aborde le contexte des faits. Il le fait avec la rigueu­r du magis­trat ins­truc­teur habi­tué à pré­sen­ter au jury son dos­sier, même si, pour cet exer­cice, il élar­git le champ des inves­ti­ga­tions. « Si la colo­ni­sa­tion n’est pas res­pon­sable de tous les maux, il reste que la Bel­gique a joué un rôle par­ti­cu­liè­re­ment néfaste dans le dos­sier rwan­dais. » Il rap­pelle l’absence de conno­ta­tion eth­nique des termes « Hutu » et « Tut­si » et que la popu­la­tion a pu coha­bi­ter en har­mo­nie avant la colo­ni­sa­tion qui a bou­le­ver­sé les struc­tures de la socié­té. L’auteur use tout d’abord des guille­mets pour ces termes « Tut­si » et « Hutu » afin de rap­pe­ler com­ment ils ont été mani­pu­lés par le colo­ni­sa­teur. Celui-ci a évo­lué dans ses pré­fé­rences jusqu’au « virage à 180 degrés ». Après avoir joué le camp des Tut­si, l’administration colo­niale se tourne vers les Hutu. Avec la déco­lo­ni­sa­tion, les posi­tions se radi­ca­lisent et les pre­mières vio­lences « eth­niques » éclatent en 1959.

L’auteur s’attarde ensuite sur le contexte éco­no­mique. Entre 1983 et 1990, le pro­duit inté­rieur brut par habi­tant passe de 355 à 260 dol­lars. Après l’arrivée d’Habyarimana en 1973 au pou­voir, le pays fait face à des disettes de plus en plus impor­tantes. Avant 1994, le Rwan­da était pré­sen­té par la com­mu­nau­té inter­na­tio­nale comme un pays indi­gent, le « pays au taux de pau­vre­té le plus éle­vé au monde ». Il est contraint d’accepter un pro­gramme d’ajustement struc­tu­ré du Fonds moné­taire inter­na­tio­nal et de la Banque mon­diale. La déva­lua­tion de la mon­naie est une des condi­tions du prêt. La spi­rale infer­nale débute.

Après avoir ana­ly­sé ce fac­teur, l’auteur s’empresse de pré­ci­ser que « Le géno­cide ne s’explique bien évi­dem­ment pas par la seule pau­vre­té et la déglingue éco­no­mique ». Il aborde le bou­le­ver­se­ment démo­gra­phique des années 1990. « Sur une col­line don­née huit fois plus d’habitants qu’en 1900 », l’auteur sait que la for­mule doit faire mouche pour être rete­nue, l’habitude du théâtre judi­ciaire n’est pas sans conséquence.

Il arrive évi­dem­ment au contexte poli­tique. À l’intérieur, le régime est tota­li­taire, le pou­voir musèle toute contes­ta­tion. Le 1er octobre 1990, des « Tut­si » venus d’Ouganda, le Front patrio­tique rwan­dais (FPR), lancent une attaque contre le Rwan­da, menant à d’importants dépla­ce­ments de popu­la­tions. En 1991, le Rwan­da s’ouvre au mul­ti­par­tisme. En 1992, com­mencent les négo­cia­tions d’Arusha qui ont pour objec­tif une « grande récon­ci­lia­tion ». Elles envi­sagent le retour des réfu­giés tut­si qui ont fui au moment des pre­mières vio­lences ethniques.

Le 21 octobre 1993, Mel­chior Nda­daye, le pré­sident burun­dais d’origine hutu est assas­si­né par des mili­taires tut­si. Cet assas­si­nat va ren­for­cer la méfiance des Hutu à l’égard des « Tut­si » dans l’État voi­sin. L’auteur remé­more l’impact psy­cho­lo­gique de cet assas­si­nat et en même temps les liens forts qu’un petit État encla­vé comme le Rwan­da a avec ses voisins.

La créa­tion du tri­bu­nal pénal inter­na­tio­nal pour le Rwan­da ne peut faire oublier l’inertie de la com­mu­nau­té inter­na­tio­nale alors qu’elle savait ce qui se pas­sait sur les col­lines. « Les cris d’alarme s’étaient mul­ti­pliés » en vain, explique l’auteur. Il exprime son incom­pré­hen­sion face à des hommes qui comme Bou­tros-Gha­li n’ont pas réagi alors que « c’est sur son bureau qu’aboutissent les fax alar­mistes début 1994, en pro­ve­nance de Kiga­li : par­tant des ren­sei­gne­ments pré­cis, ces cour­riers évoquent des plans d’extermination de la mino­ri­té tut­si. Des preuves à prio­ri convaincantes ! ».

Il prend le temps d’«épingler des noms ». L’inaction de la Bel­gique lui paraît d’autant plus inter­pe­lante qu’elle connait le pays dont elle est proche à bien des égards. Par l’histoire, la taille et la confi­gu­ra­tion de la popu­la­tion, trois com­mu­nau­tés dis­tinctes, comme celles qui coha­bitent en Bel­gique. « On ne peut se voi­ler la face : la res­pon­sa­bi­li­té de la Bel­gique est accablante. »

Le livre est, comme le men­tionne le coau­teur, péda­gogue. Il use d’un « lan­gage ima­gé et acces­sible » tout en évi­tant les rac­cour­cis. Il guide le lec­teur dans le nombre d’explications qui ont été don­nées après les faits. Plus le lec­teur pro­gresse, mieux il com­prend que la « réus­site » d’un géno­cide néces­site une par­faite conjonc­tion des élé­ments. L’auteur nous per­met de les décou­vrir et nous pré­sente ceux qui les ont analysés.

Après les fac­teurs viennent les dyna­miques. La com­plexi­té des contextes de conflits armés aux­quels le droit inter­na­tio­nal huma­ni­taire tente de garan­tir huma­ni­té et éthique est rap­pe­lée et les « pro­ces­sus col­lec­tifs qui conduisent au crime » ensuite analysés.

Les iden­ti­tés poli­tiques et eth­niques étaient construites sur la peur — aisé­ment expli­cable — eu égard au contexte décrit pré­cé­dem­ment. « Une idéo­lo­gie extré­miste se construit par oppo­si­tion à un Autre. » Ces poli­tiques ont abou­ti à la dia­bo­li­sa­tion des Tut­si et à la néces­si­té de les exter­mi­ner sans aucune dis­tinc­tion. Ils étaient deve­nus le groupe res­pon­sable de tous les maux, ceux à abattre. Cette quête s’était parée d’une légi­ti­mi­té his­to­rique : retrou­ver la terre des ancêtres. Le dis­cours était nour­ri de l’illusion d’une socié­té idéale. Il a été dif­fu­sé par les médias avec l’efficacité que l’on connait.

Dans un contexte poli­tique tota­li­taire, la per­ver­sion des normes s’impose. Les « crimes les plus graves sont excu­sés ». La sœur supé­rieure du couvent de Sovu avait écrit au bourg­mestre de sa com­mune « connu pour son rôle actif dans le pogrome » pour dénon­cer les Tut­si qui avaient trou­vé refuge dans le couvent et deman­der l’évacuation de ces réfu­giés « qui sont venus de manière désor­don­née et qui s’obstinent à res­ter ici ». Il a été répon­du à sa demande avec vigueur et dili­gence par les auto­ri­tés. L’ordre est reve­nu et la sœur supé­rieure a pu ain­si expli­quer devant la cour d’assises avoir agi pour le bien de sa communauté.

Les struc­tures de l’État s’étaient muées en entre­prises cri­mi­nelles signant la fin de l’état de droit. Elles ont été rejointes par les milieux finan­ciers et par cer­tains au sein de l’Église. Ce trio infer­nal fut effi­cace. Le droit pénal inter­na­tio­nal a créé, pour les crimes de masse, la notion d’«entreprise cri­mi­nelle conjointe ». Elle vise l’ensemble des rouages qui per­mettent aux crimes de masse d’être per­pé­trés. Le livre per­met de com­prendre la néces­si­té d’une notion nou­velle pour appré­hen­der ce type de crime.

Dans ce typhon, la plu­part ont été empor­tés dans le « camp des gagnants », par oppor­tu­nisme, par lâche­té, par confor­misme ou pour sur­vivre… L’auteur rap­pelle la dif­fi­cul­té pour un indi­vi­du « de faire un choix à contre­cou­rant ». Il revient à cette phrase qui lui a été si sou­vent répé­tée au cours de ces ins­truc­tions, « je n’avais pas le choix », et s’attarde aux chaines de par­ti­ci­pa­tion qui rendent le crime iné­luc­table. Tou­jours didac­tique, il explique que la culture du chef n’est pas l’apanage des sys­tèmes afri­cains et détaille com­ment elle s’est construite au Rwan­da et a été ren­for­cée par le colo­nia­lisme. Il ana­lyse les petits méca­nismes indi­vi­duels indis­pen­sables à la com­mis­sion du crime contre son voi­sin, mari ou ami. Il s’attarde aux revi­re­ments de ceux qui lui ont été una­ni­me­ment décrits comme « quelqu’un de bien » avant avril 1994. Il n’omet pas l’ambiance qui pré­va­lait aux bar­rières en 1994 : Pri­mus, musique et viande tous les jours pour une popu­la­tion qui avait été affa­mée. Il explique les « bonnes » bar­rières où l’on vous indi­quait celles à évi­ter. Son objec­tif est clair : « Évi­tons de les mettre dans le même sac. »

L’auteur rap­pelle les limites de la jus­tice qui doit « cher­cher à savoir si une per­sonne a com­mis, oui ou non, les crimes qui lui sont repro­chés ». Elle n’empêche pas cer­tains de ses pra­ti­ciens de ten­ter « de se pro­je­ter dans la peau d’un autre », comme le livre le montre.

J’ai fré­quen­té les col­lines du Rwan­da en même temps que l’auteur et j’ai eu l’occasion de ren­con­trer les ins­pec­teurs judi­ciaires qui l’accompagnaient. Damien Van­der­meersch for­çait leur admi­ra­tion. À la dif­fé­rence des autres inter­ve­nants étran­gers en 1995, il posait des ques­tions, ten­tait de com­prendre, était juste comme les manuels leur avaient ensei­gné et la pra­tique si rare­ment mon­trée en ces terres. Quand ils ont appris que nous par­ta­gions la même natio­na­li­té, ils m’ont deman­dé : « Dans votre pays, tous les magis­trats oublient-ils de man­ger quand ils tra­vaillent, ne se reposent-ils jamais ? ». J’aimerais retrou­ver ces ins­pec­teurs et leur dire que les années n’ont rien alté­ré, Damien Vander­meersch s’interroge encore inlas­sa­ble­ment. Avec le temps, les ques­tions ont gagné en den­si­té. Il veille à contour­ner déni et mani­pu­la­tion, inévi­tables aco­lytes des crimes de masse et met en garde contre le désir de vengeance.

Béatrice Chapaux


Auteur

Magistrate et écrivaine. Elle a également une expérience dans l’humanitaire et dans nombre de pays en transition démocratique. Elle a notamment travaillé au Rwanda et pour le TPIR, Tribunal pénal international pour le Rwanda.