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Comment créer une nouvelle modernité « verte » ?

Numéro 5 - 2015 par Ulrich Beck

juillet 2015

Le discours sur la politique climatique reste encore trop confiné aux milieux des experts. Ce discours élitiste ignore les intérêts et les opinions des populations et des sociétés civiles. Transformer les politiques de lutte contre le défi climatique requiert l’apport de la sociologie. L’«environnement » est un concept qui alimente l’ignorance des enjeux écologiques. Or, il se trouve au cœur même de la sociologie environnementale. Si par « environnement », on n’entend que quelque chose de non humain et de non social, le concept est sociologiquement vide. Et s’il inclut l’action humaine et la société, il est scientifiquement erroné et politiquement suicidaire. Il nous faut donc nous tourner vers une autre manière de penser la société du risque au niveau mondial en associant davantage de partenaires et en redéfinissant le lien entre la lutte contre les inégalités et celle contre les menaces écologiques. Comment donc créer des politiques climatiques transnationales, à partir d’une solidarité cosmopolitique et du « verdissement » des sociétés ?

Dossier

Alors que la destruction de l’environnement menace l’espèce humaine, pourquoi ne suscite-t-elle pas une réaction du même ordre que l’assaut de la Bastille ? Pourquoi n’assiste-t-on pas à un Octobre Rouge de l’écologie ? Pourquoi les éléments les plus inquiétants du bilan à tirer de notre époque — changement climatique et crise écologique — n’ont-ils pas été abordés avec un enthousiasme, une énergie, un optimisme, des idéaux et un esprit démocratique tourné vers l’avenir, tout comme furent naguère affrontées des tragédies telles que la pauvreté, la tyrannie et la guerre ? Cette question est abordée ici à travers huit thèses.

[*I. Les politiques climatiques forment un discours destiné aux experts et aux élites. Ce discours est trop éloigné de la société, des citoyens et des électeurs ; il a ignoré leurs intérêts, leurs conceptions et leurs voix. Par conséquent, il convient d’infléchir profondément les politiques de lutte contre le changement climatique en intégrant la perspective sociologique.*]

Depuis des années, les climatologues insistent sur la nécessité de transformer leurs avertissements en actions décisives. Stern (2007) a mis en évidence les arguments économiques jusqu’alors absents des débats. Il montre que les couts des mesures à prendre sont actuellement inférieurs à ceux qu’implique la poursuite de l’inaction. Ne rien faire représenterait annuellement une perte de performance de 20 % pour l’économie globale. Ce que le monde investit aujourd’hui pour protéger le climat sera remboursé demain avec un intérêt majoré. En outre, les arguments des contradicteurs, tant politiques qu’économiques, ont été réfutés par Giddens dans The Politics of Climate Change (2009).

En matière de changement climatique, l’économie et la politique exigent un verdissement des sociétés. En effet, les politiques climatiques sont condamnées si elles ne sont pas soutenues par des groupes très divers, non contents de discuter, mais agissant et votant en faveur de changements décisifs — souvent en contradiction avec leurs intérêts. Quel soutien ces politiques peuvent-elles trouver au quotidien à partir d’en bas, dans la population « ordinaire », parmi une multiplicité de groupes sociaux, de nationalités, d’idéologies politiques, de régions, qui sont diversement affectées et perçoivent différemment le changement climatique ? Il est impératif de répondre à cette question pour que les politiques climatiques ne restent pas un « pays de cocagne » élitiste. D’un point de vue sociologique, il ne s’agit pas tant de se demander ce qui « devrait » et « pourrait être » fait, mais plutôt d’où peut venir le soutien aux conversions écologiques ? Comment modifier les styles de vie, les habitudes de consommation et les statuts sociaux dans une époque marquée par l’incertitude ? Comment créer les prérequis de politiques climatiques transnationales, à partir d’une solidarité cosmopolitique et du verdissement des sociétés ?

[*II. Le concept d’environnement participe de l’ignorance générale des problèmes environnementaux. Paradoxa­lement, ce concept est à la base de la sous-discipline qu’est la sociologie de l’environnement. Si ce concept n’inclut que ce qui est non humain et non social, il est sociologiquement vide. S’il inclut l’action humaine et la société, alors il est scientifiquement erroné et politiquement suicidaire.*]

Commençons par une citation célèbre de Max Weber sur le changement climatique : « Bis der letzte Zentner fossilen Brennstoffs verglüht ist » (« jusqu’à ce que la dernière tonne de combustible fossile brut soit consumée »). Selon Weber, le capitalisme industriel génère un tel appétit de ressources naturelles qu’il s’autodétruit. Il nous faut un nouveau Max Weber pour le XXIe siècle et l’ère du changement climatique. Autrement dit, il nous faut une théorie précoce de la modernisation réflexive : les victoires imprévisibles et inattendues de la production du capitalisme moderne, les crises globales liées au changement climatique, leurs conséquences naturelles et sociales catastrophiques inégalement réparties autour du globe concernent l’humanité entière.

Contrairement aux affirmations de nombreux sociologues de l’environnement (par exemple, Lever-Tracy, 2008), il n’est pas vrai que les courants sociologiques traditionnels aient ignoré le changement climatique. On trouve des points de vue stimulants et des modèles conceptuels pour une sociologie du changement climatique dans les écrits des classiques de la sociologie : Weber, Marx, Dewey, Mead, Durkheim et Simmel. À l’instar de Weber, Dewey (1988) a parlé d’usure du capitalisme américain et d’épuisement possible des ressources naturelles. Cela montre que les fondateurs de la sociologie avaient une idée des dynamiques non intentionnelles de la modernisation capitaliste, laquelle altère et menace ses propres assises ainsi que son cadre de référence : ils avaient conçu un changement non linéaire, discontinu, un changement du changement, des « temps d’incertitude » induisant un « méta-changement ». Or, un déplacement du regard et de la compréhension des enchainements semble avoir été perdu dans la sociologie « environnementale ». C’est la société moderne elle-même, et non pas l’«environnement », qui est en voie de transformation en raison des conséquences imprévues de l’appétit insatiable en ressources naturelles.

L’horizon d’un processus de modernisation hautement ambivalent, qui était celui des premiers sociologues, a disparu avec la génération d’après-guerre. Bell a pris congé des « limites de la croissance » et de l’«hystérie apocalyptique du mouvement écologique » (1999, p. 487). À l’instar de Talcott Parsons, il a affirmé que la société moderne « vit de plus en plus hors nature » : nos environnements sont technologiquement et scientifiquement médiatisés, autrement dit les problèmes de ressources sont gérés grâce aux innovations technologiques et aux cycles économiques (voir Davis, 1963 ; Parsons, 1965 ; Rostow, 1959).

Le récit de la modernisation d’après-guerre présuppose la séparation entre, d’un côté, le « naturel » et, de l’autre, les forces « sociétales » (lesquelles sont entendues comme ce qui peut être mobilisé pour prévenir une catastrophe). Or, le changement climatique atteste le contraire, à savoir l’approfondissement des liens entre la nature et la société. Dès lors, s’écroule la prémisse selon laquelle la société et la nature seraient séparables et mutuellement exclusives. Le déplacement du « ou bien/ou bien » vers « l’une et l’autre » constitue la perspective directrice à partir de laquelle un nombre croissant de sociologues (Latour, Urry, Adam, Giddens, moi-même et d’autres) s’est engagé depuis 1980 dans la critique et le rejet des théories de la modernisation d’après-guerre.

Le concept de « politique du climat » est exagérément réducteur par rapport au contenu des politiques en question. Il oblitère le fait que la cible d’une politique climatique n’est pas à proprement parler le climat, mais la transformation des conceptions et des institutions de la première modernité axée sur l’industrie et l’État nation.

Qu’en est-il des considérations sur le changement climatique ? « Stupide, comme modernisation réflexive ! » (Latour, 2008). Ou, pour l’exprimer sous forme de question, « Comment créer un verdissement de la modernité ? ». Placer le changement climatique au cœur de la sociologie et de la politique exige d’établir un lien intrinsèque entre cette question, le pouvoir et la dynamique conflictuelle inhérente aux inégalités sociales.

[*III. Les inégalités sociales et le changement climatique représentent les deux faces de la même médaille. En effet, on ne peut continuer à concevoir les inégalités et le pouvoir sans prendre en compte leur incidence sur le changement climatique ; de même, on ne peut penser au climat sans prendre en compte son impact sur les inégalités sociales et le rapport au pouvoir.*]

Le changement climatique radicalise les inégalités sociales, tant à l’échelle nationale que mondiale, un phénomène qu’illustrent les politiques climatiques. Elles suscitent des divisions au sein des sociétés et entre elles. Par conséquent, il faut rompre avec le cadre de référence, « produit intérieur brut » ou « revenu par habitant », auquel on limite généralement le problème de l’inégalité. Corrélativement, la recherche devrait se concentrer sur l’engrenage de la pauvreté, de la vulnérabilité sociale, de la corruption, de l’accumulation des dangers et de la perte de la dignité humaine à l’échelle globale. Des États insulaires comme les Maldives disparaitront à brève échéance de la surface terrestre. En dehors de ces situations extrêmes, la région la plus affectée est la zone au sud du Sahara : les plus pauvres parmi les pauvres y vivent au bord de l’abime et le changement climatique, dont ils ne sont en rien responsables, risque de les y précipiter.

Désormais, la nouvelle sociologie de l’inégalité sociale ne peut plus se désintéresser du thème de l’aspiration globale à l’égalité. Même si les inégalités n’augmentent guère, les attentes quant à l’égalité s’accroissent et sont en train de délégitimer et de déstabiliser le système des inégalités, tant à l’échelle nationale que globale. Les nations « en développement » s’occidentalisent de plus en plus de sorte que l’«égalité » dans la destruction de l’environnement mène à l’autodestruction de la civilisation. On assiste à un chevauchement, à un choc pourrait-on dire, entre, d’une part, l’accroissement de la demande globale d’égalité (droits humains) allant de pair avec l’accroissement global et national des disparités et, d’autre part, les conséquences radicalement inégales du changement climatique par l’épuisement des ressources. Comme l’a montré l’ouragan Katrina qui a emporté les maisons des pauvres à la Nouvelle-Orléans, il faut abandonner les raisonnements considérant que l’inégalité serait un problème relevant exclusivement de l’échelon national.

La nouvelle sociologie de l’inégalité sociale doit faire fi de la distinction entre les aires nationale et internationale. L’assimilation entre l’inégalité sociale et l’échelle de la nation — équation à partir de laquelle procède le nationalisme méthodologique — est devenue la principale source d’erreurs.

De même, la prémisse fondatrice de la sociologie, à savoir la distinction entre l’inégalité sociale et l’inégalité naturelle, est devenue intenable. Les situations de vie et les chances étaient auparavant évaluées à partir d’un horizon d’inégalité limité à l’État nation. Elles se transforment aujourd’hui en situations et chances de survie dans une société mondiale du risque. La catégorie de vulnérabilité y devient centrale. Tandis que dans certaines régions, les populations sont capables d’absorber, dans une certaine mesure, les conséquences des tornades, des inondations et des catastrophes diverses, dans d’autres régions, les populations se trouvant au bas de l’échelle de la vulnérabilité sociale, font l’expérience de l’écroulement de l’ordre social et de l’escalade de la violence (Beck, 2009, ch. 10).

Cette distinction mène au paradoxe suivant : plus on prend conscience globalement des normes à faire valoir en matière d’égalité, plus le problème climatique devient insoluble et plus les inégalités socioécologiques se montrent dévastatrices. La perspective n’est pas très réjouissante ! Mais ces données irréductibles sur une réalité irréductible sont précisément ce qui impose une « vision cosmopolitique ». Il ne s’agit pas d’un discours creux sur la fraternité mondiale ; ce discours concerne la vie quotidienne à l’ère du changement climatique ainsi que la politique et l’éducation.

[*IV. Le changement climatique exacerbe les inégalités entre les pauvres et les riches, entre le centre et la périphérie tout en les dissolvant. Plus la menace pour la planète s’intensifie, plus la possibilité que même les plus riches et les plus puissants soient touchés s’accroit. Le changement climatique est tout à la fois hiérarchique et démocratique. Dans son ambivalence, il délivre un « impératif cosmopolitique » : coopérez ou crevez ! Voilà le message à faire passer en réinventant les politiques vertes.*]

Séducteur dans sa naïveté, le réalisme catastrophique ne rencontre toutefois pas le cœur du problème. Les risques climatiques ne signifient pas la même chose que les catastrophes liées au climat. La notion de risque climatique anticipe les catastrophes futures dans une perspective de prévention. Ce « présent-futur » des risques climatiques est bien réel ; quant au « futur-futur » des catastrophes climatiques, il reste (provisoirement) irréel. Mais l’anticipation du changement climatique entraine un déplacement fondamental dans l’ici — maintenant. Une fois la discussion sur l’origine humaine du changement climatique terminée, c’est celle de la redistribution des cartes dans la société et en politique qui est apparue — et ce dans le monde entier. Telle est la raison pour laquelle le changement climatique ne conduit pas directement et inévitablement à l’apocalypse ; il fournit également la possibilité de dépasser l’étroitesse de la politique de l’État nation et de mettre en œuvre une realpolitik cosmopolitique au service de l’intérêt national.

À l’échelle mondiale, l’opinion publique prend conscience que le système de l’État nation est miné par des risques globaux (changement climatique, crises économiques globales, terrorisme international) qui relient les nations les unes aux autres quel que soit leur niveau de développement. À partir de là, une situation historique inédite peut émerger, à savoir une vision cosmopolitique dans laquelle les individus se perçoivent comme appartenant à la fois à un monde en danger et à des histoires locales, associées à des situations de survie.

Ainsi, le changement climatique provoque un « moment cosmopolitique », comparable à d’autres tournants historiques comme l’ancien cosmopolitisme juridique des Lumières (Kant) ou les réactions aux crimes contre l’humanité (Hannah Arendt, Karl Jaspers). Les risques globaux impliquent une confrontation avec une perspective globalement autre. Ils dépassent les frontières nationales, mêlent le local et l’étranger, moins en raison des migrations que de l’«intercommunication » (David Held) et des risques climatiques. La vie quotidienne devient cosmopolitique : les individus sont désormais amenés à conduire et comprendre leur vie en relation avec les autres plus lointains et non plus exclusivement en interaction avec ceux qui leur sont proches.

Le discours sur le climat est généralement anxiogène. Il renvoie à la face sombre d’une « planète négativement globalisée », « sans solutions locales à des problèmes dont l’origine est globale et qui se renforcent globalement » (Bauman, 2007, p. 25 et sv.). La plupart des verts vont dans le sens d’une autoflagellation contre la tendance à vouloir dominer la nature, d’un repentir pour l’hybris humaine qui a prévalu dans le passé, d’un regard vers les alternatives à la « bombe de la surpopulation » (comme si des nouveau-nés pouvaient être des « armes de destruction massive ») et du souhait de laisser désormais une empreinte aussi invisible que possible. Dépasser cette négativité et débloquer les ressources efficaces et les stratégies d’une action de résistance impose de se concentrer sur les « rapports de définition » institutionnalisés.

[*V. Si on s’interroge sur la façon de surmonter l’irresponsabilité organisée, l’exigence de régulation intervient plus tôt et plus profondément : elle pose les questions de la responsabilité, de la compensation et de la preuve. L’équivalent des « rapports de production », définis par Marx pour la société capitaliste, s’appelle « rapports de définition » dans la société du risque. Dans un cas comme dans l’autre, il s’agit de rapports de domination. Les rapports de définition incluent les règles, les institutions et les compétences permettant d’identifier les risques dans des contextes particuliers, que cela soit au sein des États nations ou dans les relations entre les individus. Ils constituent la matrice légale, épistémologique et culturelle du pouvoir à l’intérieur de laquelle la politique du risque est organisée.*]

Reconfigurer la régulation, autrement dit changer les rapports de pouvoir, tel est l’objet des réflexions qui suivent : elles s’appliquent tant au changement climatique qu’à la régulation financière. Qui est à la base de la nature hasardeuse des produits, des dangers et des risques ? Où se situe la responsabilité ? Chez ceux qui produisent les risques, ceux qui en tirent des bénéfices ou ceux qui sont victimes du risk management ? Où se trouvent les normes qui prévalent dans les décisions une fois qu’une relation de cause à effet est reconnue ? Que prend-on en compte à titre de « preuve » là où connaissance et ignorance des risques sont inextricablement mêlées et où toute connaissance est contestée car relevant de l’ordre du probable ? Où se prennent les décisions sur les réparations en faveur de ceux qui subissent un dommage — que cela soit dans les État nations ou entre les individus ? Dans la société du risque mondialisé, quelle est la condition de possibilité d’un nouveau contrat entre les auteurs et les victimes du risque ? Et quelles leçons de prudence sur sa façon de vivre et de travailler l’Occident peut-il apprendre du monde postcolonial ?

La logique qui sous-tend l’histoire nationale et internationale des sociétés du risque montre que leurs normes scientifiques et leurs systèmes législatifs sont prisonniers de comportements qui oblitèrent complètement la dimension globale de la crise écologique. Par conséquent, les sociétés sont confrontées à des contradictions institutionnalisées quant aux tenants et aboutissants des menaces et des catastrophes. Aujourd’hui, on se trouve à un moment charnière : ces menaces et catastrophes se révèlent plus dangereuses, mais aussi plus médiatisées ; elles échappent de plus en plus aux conceptualisations traditionnelles, aux normes dominantes et à la façon dont on impute les charges de la preuve et les responsabilités.

Les politiques du climat se concentrent souvent sur les conséquences et ignorent les conditions et les causes qui engendrent les problèmes (climatiques et autres) en les traitant comme s’il s’agissait d’effets « collatéraux non prévus ».

[*VI. Le caractère politiquement explosif des risques globaux est très largement fonction de leur (re-)présentation dans les médias. Mis en scène, ils peuvent devenir des « évènements globaux ». Une telle présentation et visualisation des risques dévoilent l’invisible. En même temps, elle suscite une impression de simultanéité, un partage des souffrances et concerne ainsi un public globalisé. Les évènements cosmopolitiques sont donc à la fois éclectiques et variables, symboliquement très chargés tant à l’échelle locale que globale que sur les plans publics et privés, matériels et communicationnels, générateurs d’expériences réflexives comme de bouffées de fatalisme.*]

Pour comprendre ce qui précède, il faut se référer à l’évocation très minutieuse et sensible de la « Mediapolis » par Silverstone (2006) et au tableau esquissé beaucoup plus tôt par Dewey (1946). Celui-ci défendait la thèse selon laquelle ce ne sont pas les actions, mais leurs conséquences qui sont au cœur de la politique. Même s’il n’anticipait pas le réchauffement global ni l’encéphalopathie spongiforme bovine ni les attentats terroristes, sa théorie peut s’appliquer à la société mondiale du risque. Un discours public global n’émane pas du consensus sur les décisions, mais plutôt des divergences sur leurs conséquences. Les crises modernes du risque proviennent de telles controverses au sujet des conséquences. Même si certains perçoivent les conflits liés aux risques comme les retombées d’accidents, ces conflits exercent malgré tout une fonction de clarification. Ils déstabilisent l’ordre existant et constituent un préalable vital à la construction de nouvelles institutions. Les risques globaux peuvent brouiller les mécanismes de l’irresponsabilité organisée, voire même marquer une ouverture vers une action politique.

Cette vision en termes d’«éclaircissement forcé » et de « réalisme cosmopolitique » ouvre la possibilité que les « incertitudes et insécurités fabriquées », produites par une société mondiale du risque, inspirent une réflexivité transnationale, une coopération globale, des réponses coordonnées de la part de « communautés cosmopolitiques de risque » pouvant amener à des opérations convergentes. J’insiste sur l’aspect de montage/construction : mon concept central n’est pas tant celui de « crise » que de « nouveaux risques globaux ». En parlant de risques, on se réfère essentiellement à des menaces et à des catastrophes d’origine humaine, incalculables et non mesurables, qui sont anticipées, mais restent souvent invisibles. Pour cette raison, elles appellent une définition et un examen critique qui relèvent de la « connaissance ». Par conséquent, leur « réalité » peut-être dramatisée ou minimisée, transformée ou simplement niée, en référence à des normes de décision sur ce qui est connu ou non. Les risques sont ainsi le produit de luttes et de conflits dont l’enjeu consiste à les définir dans le contexte de rapports spécifiques de pouvoir (ou rapports de définition) afin d’estimer les résultats des montages (avec des degrés variables de réussite). Si tel est bien le cœur de la compréhension du risque, nous devons accorder une importance majeure aux formes de sa médiatisation et reconnaitre leur potentiel politiquement explosif.

Comment ces récits correspondent-ils à des faits empiriques ? Comme le dit Cottle (2009), le dernier rapport du Groupe intergouvernemental d’experts sur le changement climatique a marqué un moment décisif dans la trajectoire de l’information (Giec, 2007). Au début, le changement climatique était assez rarement souligné dans les rapports scientifiques ; en outre, cette information était mise en cause par un petit groupe de climato-sceptiques. Finalement, on est arrivé à l’âge de la reconnaissance d’un « risque global » requérant une réponse de la part de tous les pays du monde. Si les prévisions du Giec et les modélisations scientifiques les plus récentes passent le cap des deux prochaines décennies, le changement climatique pourrait constituer la plus puissante force accouchant d’une communauté de destin à l’échelle de la civilisation.

Les médias occidentaux ont mis en scène des épisodes dramatiques et à portée symbolique en montrant des cas dans le monde entier. Cette « spectacularisation » du changement climatique a fait prendre conscience qu’il s’agit d’un défi global : elle met en lumière une modernité de la troisième génération sur le mode d’un spectacle global. En effet, les chaines d’information ne fonctionnent pas seulement comme un reflet global des évènements, mais elles se positionnent de façon plus performative en présentant certains problèmes comme étant des « risques globaux ». Des images évoquant les processus globaux du changement climatique au sens figuré font aujourd’hui régulièrement la « Une » de l’information. Certaines séquences révèlent le problème du changement climatique, souvent par un arrêt sur image qui vise à montrer la force brutale et la menace du réchauffement global pour l’ensemble de la planète. Ces images transforment la science abstraite en une préoccupation culturellement parlante et politiquement signifiante. Des espaces géographiquement éloignés deviennent littéralement perceptibles et « connaissables» ; ils servent de centres d’intérêt et de buts d’action. Cette « spectacularisation » de la communication en matière environnementale n’est pas cantonnée à certains reportages ; elle a envahi les écrans. Ainsi, la menace et la réalité du changement climatique global sont entrées dans les foyers, spécialement en Occident, comme « le » risque global du siècle.

Cela dit, il convient de ne pas sous-estimer la prépondérance de la référence nationale dans les agences de presse et les discours. Comme le changement climatique marque une nouvelle phase dans le débat national et international, les pays, les organisations et les citoyens ont entamé des négociations sur leur rôle et leurs responsabilités : cela concerne les politiques nationales de diminution des nuisances et de choix préventifs, ou encore le soutien des gouvernements aux pays en développement confrontés aux effets les plus néfastes du réchauffement global. Ici, les informations restent souvent tributaires des prismes et des cadres de référence nationaux.

En tout état de cause, le récit du risque global est mal interprété. Ce récit de l’«émergence imaginaire » de l’Occident (Calhoun, 2004) ne consiste pas en une rumeur d’apocalypse ni davantage en un simple « rappel à la réalité ». Il s’agit plutôt d’attente et d’anticipation, autrement dit d’un récit qui incite à rêver différemment. Le mot clé est ici « émancipation ». Soit le souci écologique se constitue comme une concrétisation puissante de cette faim de modernisation, soit il est condamné à persévérer dans une voie sans issue.

[*VII. Paradoxalement, ce sont les risques globaux qui ont enterré les politiques « environnementales ». En paraphrasant Goethe, on peut dire que la « Gretchenfrage » est la question décisive à laquelle les politiques vertes sont confrontées : « Wie hältst du es mit der Moderne »? « Quelle est ta position par rapport à la modernité et à la croissance économique ? » La modernité campe-t-elle dans un péché contre nature ? Ou bien emprunte-t-elle avec courage le chemin de l’invention et d’une modernité alternative ? Celle-ci devra inclure une nouvelle vision de la prospérité, prenant congé de la croissance économique. Il s’agira de définir la richesse non point en termes de croissance économique, mais comme généralisation du « bien-être ».*]

La richesse sera redéfinie comme ce qui nous procure la liberté de devenir des individus uniques, de coexister avec des êtres égaux. Une telle conception permettra de créer de nouvelles institutions ainsi que de nouveaux modes de production et de consommation en réaction à la globalisation du gaspillage. La prise en compte de la dimension cosmopolitique va dans le sens des pays en développement : chaque succès pour stabiliser le climat estompera la distinction entre protection de l’environnement, développement économique et équité globale.

La Chine, l’Inde, le Brésil et les sociétés africaines s’opposent à une approche internationale restreignant les aspirations économiques de leurs populations. Cela étant, l’approche en termes de modernisation réflexive se situe à l’intersection entre prospérité économique et préoccupation écologique dans un cadre cosmopolitique : la prospérité du monde occidental dans l’après-guerre a créé les conditions d’émergence de la préoccupation écologique ; aujourd’hui, c’est cette dernière qui est appelée à créer les conditions de la prospérité dans les pays en développement. Une vision cosmopolitique de l’écologie associera les actions environnementales au développement économique : la durabilité des économies en développement dépendra tant des investissements de l’Occident que de l’adoption par ce dernier d’une nouvelle définition de la richesse et de la croissance dans un monde globalisé.

Si vous considérez que modernité et nature sont des termes opposés, vous vous apercevrez que la planète est trop fragile pour porter les espoirs et les rêves d’un monde autre. Alors, vous serez amené à envisager et à préconiser une sorte de système international cloisonné dans lequel les pauvres des pays en développement resteront pauvres (pour des raisons énergétiques). Devant intégrer les limites, la politique se fera « contre » : anti-immigration, anti-globalisation, anti-modernité, anti-cosmopolitisme et anti-croissance. Elle combinera environnementalisme malthusien et conservatisme hobbesien.

Contre ces constats d’avenir morne pour l’humanité, certaines attitudes politiques passionnées mais dépolitisées ont pris le relais des politiques vertes. Elles ne laissent aux citoyens que la perspective d’un ascétisme lugubre, la hantise de la violation de la nature et l’indifférence pour la modernisation de la modernité. Tout se passe comme si la politique verte avait figé la politique dans une sorte d’immobilité.

La catégorie d’«environnement » — obérée par l’histoire de la rupture entre l’humanité et la nature — est, dès lors, politiquement suicidaire. Par leurs histoires, leurs institutions et leurs lignes de conduite, nombreux sont les environnementalistes qui renforcent constamment le sentiment que la nature est séparée des humains et maltraitée par eux. Ce paradigme définit les problèmes écologiques comme les conséquences inévitables des violations humaines de la nature. Ted Nordhaus et Michael Shellenberger invitent à réfléchir aux verbes associés à l’environnementalisme : « stop », « restreindre », « inverser », « prévenir », « re-réguler » et « contraindre » : «[ces verbes] orientent notre pensée vers la prévention du mal et non vers la création du bien. Faire état des défis du climat comme étant seulement un problème de pollution est une erreur. Il y a autant de différence entre le réchauffement climatique et le smog à Los Angeles qu’entre la guerre nucléaire et la violence d’un gang. Le réchauffement climatique est à comprendre comme un problème d’évolution, ou de révolution, pas de pollution » (2007, p. 7 et sv.).

Dans la cage d’acier technocratique des politiques environnementales, les émissions de carbone deviennent la mesure de toute chose. Quelle quantité de carbone produit une brosse à dents électrique contre l’objet manuel (94,5 ou 0 grammes)? Combien un réveil électrique en produit-il par opposition à l’appareil mécanique (22,26 ou 0 grammes)? Dans la conception chrétienne du salut, le lait et le miel coulent au paradis, mais aujourd’hui le lait est accusé de détruire l’environnement : les vaches « tueuses d’environnement » produisent par jour deux-cents litres de gaz méthane, l’équivalent d’au moins un kilo de carbone par litre de lait. Même le divorce entre des personnes est redevable de comptes, non seulement devant Dieu, mais aussi envers l’environnement : les ménages vivant en couple sont plus économes au plan écologique que les personnes isolées.

Nordhaus et Shellenberger mettent l’accent sur la pierre d’achoppement que représente la politique verte : son caractère réaliste la définit comme l’apprentissage de nos limites. Néanmoins — et là réside le paradoxe —, c’est précisément cette notion de limites qui a paralysé la politique verte. Ce qui est préconisé par maints auteurs, consiste, comme l’indique Latour (2008), à se « frayer un passage à travers les limites ». L’histoire de la modernisation est pleine de paradoxes. J’en ai relevé plusieurs dans mes ouvrages. Toutefois, le plus important est celui qui ouvre l’horizon d’un renouveau du politique face aux risques globaux : la modernité industrielle est devenue victime de son propre succès. Par-delà son projet déclaré, elle débouche tant sur une critique fondamentale que sur de multiples avenirs. La croyance de la modernité occidentale en un progrès linéaire entre en contradiction avec son propre désenchantement. Contrairement aux théories sociales de Durkheim et de Weber, d’Horkheimer et d’Adorno, de Parsons et de Foucault, voilà ce que j’affirme : le changement climatique a contraint le système de modernisation industrielle, en apparence indépendant et autonome, à entrer dans un processus de dissolution et d’auto-transformation. Ce retournement radical caractérise la phase en cours, dans laquelle la modernisation devient réflexive : cela signifie que nous devons engager des dialogues globaux et accepter des conflits dont l’enjeu consiste à redéfinir la modernité. Certes, cette tâche n’est pas facile : elle exige d’inclure de multiples voix extra-européennes, apportant des expériences et formulant des attentes sur l’avenir de la modernité.

[*VIII. Le cosmopolitisme n’est pas seulement une question morale. Il possède une dimension politique, chargée de démultiplier le pouvoir. Ceux qui pensent exclusivement en termes nationaux sont perdants. Seuls ceux qui apprennent à voir le monde sous l’angle cosmopolitique seront capables d’éviter le déclin et de découvrir, d’entamer et de mettre en œuvre les nouvelles options modifiant les rapports de pouvoir. La conscience des enjeux d’émancipation, laquelle émerge du dépassement des barrières nationales est ce qui pourrait — potentiellement — susciter l’enthousiasme pour un « verdissement » de la modernité.*]

De cette façon, les acteurs cosmopolitiques possèdent plusieurs atouts par rapport à leurs opposants nationaux. Le virage cosmopolitique ouvre la sphère transnationale de l’action politique. En définitive, il s’agit de l’unique voie sur laquelle des réponses réalistes au problème climatique et à d’autres questions d’intérêt global peuvent être apportées. Même ceux qui ont été pétris de modernité doivent adopter un point de vue cosmopolitique pour transformer leur vulnérabilité en force.

En guise de conclusion, qu’on me permette d’évoquer une métaphore quelque peu romantique. L’humanité pourrait succomber à l’erreur de la chenille : celle-ci est engagée dans le processus de sortie de son cocon, mais elle regrette sa transformation parce qu’elle ne connait pas encore son existence sous forme de papillon. Par ailleurs, il se pourrait que nous fassions preuve d’une confiance excessive en espérant, selon l’expression du poète allemand Hölderlin, que ce qui nous sauve grandit avec les dangers que nous affrontons. Dans ce cas, on assisterait à une disparition de l’élan indispensable pour devenir un papillon.

Quant à la sociologie, peut-elle sortir de son cocon ? Son cheminement est-il celui d’une chenille en passe de devenir un papillon ? Répondre à cette question est un défi que je ne suis pas en mesure de relever à l’heure actuelle.

Cet article est basé sur une conférence donnée à la London School of Economics and Political Sciences en février 2009.

Traduit de l’anglais par Paul Géradin et Geneviève Warland

Ulrich Beck


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