Skip to main content
logo
Lancer la vidéo

Comment concilier justice pénale internationale et recherche de la paix ?

Numéro 6 Juin 2013 par François Delooz

juin 2013

Les par­ti­sans de la jus­tice pénale inter­na­tio­nale se fondent sur l’imprescriptibilité des crimes pour les­quels la Cour pénale inter­na­tio­nale est com­pé­tente (géno­cide, crimes contre l’humanité, crimes de guerre, crime d’agression) pour défendre le point de vue que l’impunité ne peut pré­va­loir dans les conflits et que les cri­mi­nels de guerre doivent être arrê­tés et condam­nés. En face d’eux, d’autres voix s’élèvent pour dire que la paix doit pri­mer sur la jus­tice qui ne doit pas être un obs­tacle à la fin des hos­ti­li­tés et à la récon­ci­lia­tion. Pour­tant, la recherche de la paix et la répres­sion pénale inter­na­tio­nale ne devraient pas s’opposer. Il s’agit en effet de deux ins­tru­ments qui devraient se com­plé­ter pour mettre fin à des hos­ti­li­tés et contri­buer à la récon­ci­lia­tion et à la jus­tice dans des pays frap­pés par des conflits armés. Dans la réa­li­té, on en est tou­te­fois loin.

La jus­tice et la paix ne sont pas des objec­tifs antagonistes ;

au contraire, conve­na­ble­ment mises en oeuvre, elles se ren­forcent l’une l’autre.

La ques­tion n’est donc en aucun cas de savoir

s’il convient de pro­mou­voir la jus­tice et d’é­ta­blir les responsabilités,

mais bien de déci­der quand et com­ment le faire1. »

Le 10 juillet 2012, une nou­velle étape a été fran­chie dans le cadre de la répres­sion pénale inter­na­tio­nale. La Cour pénale inter­na­tio­nale (CPI) a ren­du son premier
juge­ment à l’encontre de Tho­mas Luban­ga, recon­nu cou­pable d’enrôlement, de sous­crip­tion et d’utilisation d’enfants sol­dats durant la guerre civile en Itu­ri (Répu­blique démo­cra­tique du Congo) en 2002 – 2003. Pen­dant l’été 2008, le monde avait été sur­pris de l’inculpation du pré­sident sou­da­nais Omar el Béchir. C’était la pre­mière fois qu’un pré­sident en exer­cice se voyait rejoint par la CPI. Moins média­ti­sé est le cas de Joseph Kony et quatre de ses lieu­te­nants de l’Armée de résis­tance du Sei­gneur, un mou­ve­ment rebelle ougan­dais qui s’oppose au gou­ver­ne­ment de Kam­pa­la dans le nord de l’Ouganda depuis plus de quinze ans. La CPI a déli­vré un man­dat d’arrêt à leur encontre, alors que les négo­cia­tions de paix n’ont jamais été aus­si proches d’un accord.

Der­rière les conflits armés qui se rap­portent à ces arres­ta­tions, le Dar­four, le Congo, le Nord-Ougan­da, se des­sine un débat de fond essen­tiel qui ne se résume pas au choix de la paix ou de la jus­tice. Cet article veut évo­quer ces situa­tions de ten­sions, tout en ten­tant de mon­trer que paix et jus­tice inter­na­tio­nale sont conci­liables dans l’ordre inter­na­tio­nal contemporain.

La répression pénale internationale

Adop­té à Rome en 1998, le Sta­tut de la Cour pénale inter­na­tio­nale (CPI) est le fruit d’un long pro­ces­sus et cou­ronne les efforts de juristes, d’activistes des droits humains, de vic­times qui se sont bat­tus pour que la répres­sion pénale des crimes les plus graves soit une réa­li­té. C’est au len­de­main de la Deuxième Guerre mon­diale qu’apparut le pre­mier tri­bu­nal qui exer­ça une com­pé­tence inter­na­tio­nale pour des crimes de guerre. Le tri­bu­nal de Nurem­berg2 allait juger et condam­ner des cri­mi­nels de guerre nazis pour les faits com­mis pen­dant la guerre. Ce fut une pre­mière jus­ti­fiée par l’horreur et l’ampleur des crimes. Ce tri­bu­nal (ad hoc était un tri­bu­nal mili­taire com­pé­tent pour juger les crimes contre la paix, les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité. Le tri­bu­nal de Nurem­berg pré­cè­de­ra de quelques mois le tri­bu­nal mili­taire inter­na­tio­nal pour l’Extrême Orient, créé le 19 jan­vier 1946, qui sera com­pé­tent pour juger les grands cri­mi­nels de guerre japonais.

Tou­te­fois, il faut rap­pe­ler que l’idée d’une juri­dic­tion inter­na­tio­nale est plus ancienne. En 1872, au len­de­main de la guerre fran­co-alle­mande de 1870, Gus­tave Moy­nier, membre du Comi­té inter­na­tio­nal de la Croix-Rouge, avait sou­mis l’idée de la créa­tion d’une ins­ti­tu­tion judi­ciaire inter­na­tio­nale pour juger les vio­la­tions du droit inter­na­tio­nal huma­ni­taire, repré­sen­tée à l’époque par la seule conven­tion de Genève de 1864, mais cette idée ne s’est pas concré­ti­sée, essen­tiel­le­ment parce qu’il n’était, à l’époque, pas ques­tion de tou­cher à la sou­ve­rai­ne­té étatique.

À la fin de la Pre­mière Guerre mon­diale, le trai­té de Ver­sailles avait aus­si pré­vu dans son article 227 la créa­tion d’un tri­bu­nal inter­na­tio­nal en vue de juger Guillaume II pour « offense suprême contre la morale inter­na­tio­nale et l’autorité sacrée des trai­tés ». Ce tri­bu­nal ne vit pas le jour, Guillaume II s’étant exi­lé aux Pays-Bas qui refu­sèrent de l’extrader.

L’Assemblée géné­rale des Nations unies a confir­mé le 11 décembre 1946 « les prin­cipes de droit inter­na­tio­nal recon­nus par le Sta­tut du tri­bu­nal de Nurem­berg et par le juge­ment de celui-ci », et leur a don­né une valeur permanente.

Assez éton­nam­ment, cette réso­lu­tion ne sera pas sui­vie de démarches appro­fon­dies pour envi­sa­ger la créa­tion d’une juri­dic­tion inter­na­tio­nale per­ma­nente qui serait com­pé­tente pour juger les crimes de guerre les plus graves. Le « plus jamais ça » devait peut-être être assez fort pour empê­cher que de tels faits se repro­duisent. Il faut aus­si dire que l’Occident était davan­tage occu­pé à l’époque par la recons­truc­tion et la relance de l’économie des pays rava­gés par la guerre. Nous connais­sons pour­tant les autres géno­cides et crimes de guerre qui ont jalon­né la fin du XXe siècle : le Cam­bodge, l’ex-Yougoslavie, le Rwanda.

Les conflits en ex-You­go­sla­vie et le géno­cide au Rwan­da abou­ti­ront à la créa­tion de tri­bu­naux ad hoc : le tri­bu­nal pénal inter­na­tio­nal pour l’ex-Yougoslavie, avec siège à La Haye, créé en 1993, et le tri­bu­nal pénal inter­na­tio­nal pour le Rwan­da, avec siège à Aru­sha (Tan­za­nie), créé en 1994. Les crimes com­mis dans ces pays et la mise en place de ces tri­bu­naux feront res­sor­tir des tiroirs, en 1993, un pro­jet de sta­tut d’une Cour pénale inter­na­tio­nale de la Com­mis­sion du droit inter­na­tio­nal qui le sou­met à l’Assemblée géné­rale. Il faut sou­li­gner que la com­mis­sion avait com­men­cé à tra­vailler sur ce pro­jet en 1948. C’est sur la base de ce pro­jet que débu­te­ront les négo­cia­tions inter­gou­ver­ne­men­tales qui abou­ti­ront à la conclu­sion du trai­té de Rome, le 17 juillet 1998.

La créa­tion de la CPI s’est dérou­lée en deux temps : adop­tion du Sta­tut de Rome le 17 juillet 1998 par cent-vingts pays par­ti­ci­pant à la Confé­rence diplo­ma­tique des plé­ni­po­ten­tiaires de l’ONU sur l’établissement d’une Cour pénale inter­na­tio­nale (7 voix contre, 21 abs­ten­tions). Une fois le Sta­tut de Rome adop­té, il fal­lait qu’un mini­mum de soixante États le rati­fie pour qu’il entre en vigueur. Ce quo­rum a été atteint le 11avril 2002 après qu’un groupe de dix États a rati­fié en même temps le Sta­tut. La Bel­gique avait, quant à elle, rati­fié le trai­té le 28 juin 2000. Le 1er juillet 2002 mar­qua l’entrée en vigueur du Sta­tut de la dont l’Argentin Luis More­no Ocam­po est le pre­mier pro­cu­reur. Cette date fut fêtée par les par­ti­sans du droit inter­na­tio­nal huma­ni­taire comme un moment his­to­rique qui ouvre une nou­velle ère du res­pect du droit et de la fin de l’impunité des cri­mi­nels de guerre.

À côté de la CPI, plu­sieurs tri­bu­naux ad hoc ont été créés ces der­nières années pour pour­suivre des vio­la­tions graves du droit huma­ni­taire ou des droits de l’homme. Sans en faire une ana­lyse en pro­fon­deur, il faut men­tion­ner, tout d’abord, le tri­bu­nal spé­cial pour la Sier­ra Leone. Il siège depuis 2002. Il a été ins­tau­ré pour juger les res­pon­sables des crimes contre l’humanité et crimes de guerre com­mis lors de la guerre civile en Sier­ra Leone et au Libe­ria (de 100.000 à 200.000 morts entre 1991 et 2001). Le tri­bu­nal a la par­ti­cu­la­ri­té d’associer droit inter­na­tio­nal et droit natio­nal sier­ra-léo­nais. Trois pro­cès ont déjà été tenus à Free­town, la capi­tale de la Sier­ra Leone. Celui de l’ancien pré­sident du Libe­ria, Charles Tay­lor, a été délo­ca­li­sé à La Haye, aux Pays-Bas, pour des rai­sons de sécurité.

Le tri­bu­nal spé­cial pour le Cam­bodge a été créé à la suite d’un accord inter­ve­nu en 2000 entre le gou­ver­ne­ment cam­bod­gien et les Nations unies pour juger les anciens res­pon­sables khmers rouges, dans le cadre d’une coopé­ra­tion entre la jus­tice inter­na­tio­nale et la jus­tice cam­bod­gienne. Le pro­cès le plus média­ti­sé, celui de Douch qui diri­geait la pri­son de Phnom-Penh, a abou­ti récem­ment à sa condam­na­tion à trente ans de pri­son, au Cam­bodge même.

Enfin, le der­nier-né est le tri­bu­nal spé­cial pour le Liban. Il a été créé après l’assassinat de l’ancien Pre­mier ministre liba­nais Rafiq Hari­ri, en 2005. Il siège à LaHaye, mais ses tra­vaux n’ont pas encore véri­ta­ble­ment démarré.

La compétence universelle

Lorsque l’on parle de répres­sion pénale inter­na­tio­nale, il est néces­saire d’évoquer la ques­tion de la com­pé­tence uni­ver­selle. Celle-ci peut se défi­nir comme la com­pé­tence juri­dic­tion­nelle exer­cée par un État qui pour­suit les auteurs de cer­tains crimes, quel que soit le lieu où le crime a été com­mis, et sans égard à la natio­na­li­té des auteurs ou des vic­times. Le droit inter­na­tio­nal recon­nait la com­pé­tence uni­ver­selle, qui va à l’encontre de grands prin­cipes du droit (non-rétro­ac­ti­vi­té, com­pé­tence ratione loci et ratione per­sonæ), pour cer­tains crimes seule­ment : les infrac­tions graves au droit huma­ni­taire, dont le crime de géno­cide, les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre3.

Il faut tou­te­fois sou­li­gner que le Sta­tut de Rome a ins­tau­ré un sys­tème qui pré­voit la com­plé­men­ta­ri­té de la CPI et des juri­dic­tions natio­nales. Ain­si, l’article 17 du Sta­tut de la CPI pré­voit qu’une affaire sera jugée irre­ce­vable si elle fait l’objet d’une enquête ou de pour­suites dans un État qui a com­pé­tence en l’espèce, à savoir si un État a mis en œuvre dans sa légis­la­tion interne la répres­sion des infrac­tions graves au droit inter­na­tio­nal humanitaire.

La mise en œuvre de la com­pé­tence uni­ver­selle en droit interne est une reven­di­ca­tion de longue date des arti­sans de l’application du droit inter­na­tio­nal huma­ni­taire. La Bel­gique a été un des États pion­niers en ce qui concerne la com­pé­tence uni­ver­selle. La loi sur la répres­sion des infrac­tions graves au droit inter­na­tio­nal huma­ni­taire du 16 juin 1993 a consa­cré le prin­cipe de la com­pé­tence uni­ver­selle pour les crimes de guerre4 et l’a éten­due en 1999 au crime de géno­cide et aux crimes contre l’humanité. Assez rapi­de­ment, de très nom­breuses plaintes ont été dépo­sées en Bel­gique : les dos­siers du géno­cide au Rwan­da, du Gua­te­ma­la, l’affaire His­sène Habré au Tchad5, l’affaire Pino­chet, l’affaire Sabra et Cha­ti­la, l’affaire Total en Bir­ma­nie, la plainte à l’encontre du géné­ral Tom­my Franks de l’armée des États-Unis pour des atro­ci­tés qui auraient été com­mises à l’occasion de l’invasion de l’Irak, et enfin l’affaire Bush. Beau­coup n’ont pas abou­ti, mais plu­sieurs pro­cès ont déjà eu lieu sur la base de la loi du 16juin 1993. C’est le cas pour des pro­cès liés au géno­cide au Rwan­da6.

Un exemple, la poursuite des crimes de guerre en Ouganda du Nord

Le conflit armé en Ougan­da du Nord est peu média­ti­sé. Il oppose depuis 1986 le gou­ver­ne­ment ougan­dais à l’Armée de résis­tance du Sei­gneur (LRA) de Joseph Kony qui s’est tris­te­ment ren­du célèbre pour l’enrôlement for­cé d’enfants dans son armée et des actes bar­bares contre des civils. En 2006, à la suite de l’accord de paix signé pour le conflit du Sud-Sou­dan, la LRA a per­du ses bases arrières au Sou­dan et a été contrainte de débu­ter des négo­cia­tions de paix. Elles ont eu lieu à Juba, capi­tale du Sud-Sou­dan, sous les aus­pices du gou­ver­ne­ment du Sud-Sou­dan et de son vice-pré­sident, Riek Machar, entou­ré par une équipe de média­tion inter­na­tio­nale, avec notam­ment, des experts de la com­mu­nau­té Sant’Egidio et de Pax Chris­ti Nether­lands. Des pro­grès impor­tants ont été engran­gés avec la signa­ture de plu­sieurs accords inter­mé­diaires, dont un « agree­ment on accoun­ta­bi­li­ty and recon­ci­lia­tion » qui envi­sa­geait la pour­suite d’auteurs de crimes de guerre. Des cours de jus­tice spé­ciales devaient être éta­blies pour le juge­ment des crimes les plus graves et un sys­tème de jus­tice tra­di­tion­nelle avait été rete­nu pour juger les crimes moins graves.

Entre­temps, la CPI avait émis quatre man­dats d’arrêts contre Joseph Kony et ses chefs de guerre pour crimes contre l’humanité et crimes de guerre7. Au mois de mars 2008, l’accord final de paix devait être signé au bout du pro­ces­sus de négo­cia­tions de Juba. Kony a alors refu­sé de signer tant que les man­dats d’arrêt de la CPI n’étaient pas reti­rés8. Depuis, la LRA s’est dis­per­sée dans plu­sieurs pays de la région. Au sein de l’équipe de média­tion, la dés­illu­sion fut grande car tous consi­dé­raient ce pro­ces­sus comme la meilleure chance de mettre fin au « plus vieux conflit d’Afrique ».

Dans ce cas-ci, il faut aus­si sou­li­gner que les négo­cia­tions de paix n’avaient pas lais­sé de côté la ques­tion de la répres­sion des crimes de guerre puisque des juri­dic­tions spé­ciales devaient être créées et un recours à la jus­tice cou­tu­mière était pré­vu9.

Le cas de l’Ouganda est le pre­mier où des négo­cia­tions de paix furent conco­mi­tantes à l’existence de pour­suites contre des négo­cia­teurs. La com­mu­nau­té inter­na­tio­nale n’est mani­fes­te­ment pas encore par­ve­nue à assi­mi­ler les dif­fi­cul­tés que de tels cas de figure peuvent faire sur­gir. Les obser­va­teurs ont tou­te­fois tiré quelques pre­mières conclu­sions. Le pro­fes­seur Tim Allen, de la Lon­don School of Eco­no­mics, a ana­ly­sé un chan­ge­ment pro­fond de l’attitude du bureau du pro­cu­reur dans son approche du conflit, pre­nant davan­tage en compte les aspects diplo­ma­tiques et géo­po­li­tiques au fil du temps. Il constate aus­si un autre effet, peut-être plus inat­ten­du, quant au com­por­te­ment des forces armées ougan­daises qui sont désor­mais très sou­cieuses de ne pas être prises en fla­grant délit de vio­la­tions du droit huma­ni­taire10.

La justice transitionnelle, réponse en vue de la réconciliation ?

Si l’on évoque la ques­tion de la récon­ci­lia­tion après un conflit armé, il faut sou­li­gner que plu­sieurs pays ont emprun­té la voie de la jus­tice tran­si­tion­nelle11. Celle-ci est axée sur la manière dont les socié­tés en tran­si­tion de la guerre à la paix ou d’un régime auto­ri­taire à la démo­cra­tie peuvent et ont abor­dé les legs des exac­tions massives.

La jus­tice tran­si­tion­nelle a un champ net­te­ment plus vaste que celui de la répres­sion pénale. Car, outre les pour­suites pénales, il est ques­tion d’enquêtes visant à éta­blir la véri­té sur des faits pas­sés, de répa­ra­tions pour les dom­mages subis et de réformes ins­ti­tu­tion­nelles. Un des aspects de la jus­tice tran­si­tion­nelle peut être le recours à l’amnistie que nous n’aborderons pas dans cette réflexion12. En Amé­rique latine, de nom­breuses formes de jus­tice tran­si­tion­nelle ont été mises en place pour dépas­ser les trau­ma­tismes créés par les régimes auto­ri­taires qu’a connus cette par­tie du conti­nent amé­ri­cain. Au Chi­li et en Argen­tine, des com­mis­sions « véri­té » ont ain­si été mises sur pied pour per­mettre une récon­ci­lia­tion natio­nale. Ce fut le cas aus­si au Sal­va­dor13. En Afrique du Sud, le choix de la com­mis­sion Véri­té et Récon­ci­lia­tion avait été dic­té par la divi­sion de la socié­té dans son ensemble pen­dant des dizaines d’années. L’archevêque Des­mond Tutu expli­quait le recours à la com­mis­sion plu­tôt qu’à la jus­tice clas­sique en disant : « Une jus­tice cal­quée sur le modèle occi­den­tal n’est pas adap­tée à la juris­pru­dence afri­caine tra­di­tion­nelle. Elle est trop imper­son­nelle. En Afrique, la jus­tice vise à gué­rir les plaies, redres­ser les équi­libres, réta­blir les rela­tions rom­pues. Ce type de jus­tice cherche à réha­bi­li­ter les vic­times et les cri­mi­nels, qui doivent se voir accor­der la pos­si­bi­li­té de réin­té­grer la com­mu­nau­té qu’ils ont bles­sée par leurs infrac­tions14 ».

Cette ques­tion de la jus­tice tran­si­tion­nelle pose le déli­cat pro­blème du « droit à la véri­té », sou­vent sou­le­vé par les familles de vic­times à pro­pos de crimes de guerre ou de vio­la­tions des droits humains. Pour répondre aux ques­tions de l’impunité, à la bonne ges­tion de la jus­tice et à la récon­ci­lia­tion, un choix inédit avait été fait pour juger les auteurs du géno­cide au Rwan­da en 1994. Seuls les prin­ci­paux res­pon­sables du géno­cide et les auteurs des crimes les plus graves ont été pour­sui­vis devant le tri­bu­nal pénal inter­na­tio­nal pour le Rwan­da, basé à Aru­sha (Tan­za­nie). Tous les autres furent ren­voyés devant les gaça­ça, des tri­bu­naux com­mu­nau­taires vil­la­geois, au Rwan­da, qui se basaient sur la recon­nais­sance de la faute par l’auteur et le par­don accor­dé par les vic­times. Ce choix avait le mérite de répondre au pro­blème de l’impunité, avec le but de favo­ri­ser une récon­ci­lia­tion natio­nale. Les gaça­ça devaient être une forme de jus­tice par­ti­ci­pa­tive15. Cepen­dant, il semble que cet objec­tif n’ait été que par­tiel­le­ment atteint, comme le décrit le jour­na­liste Jean Hatz­feld dans ces deux ouvrages impres­sion­nants : Dans le nu de la vie : récits des marais rwan­dais et Une sai­son de machettes16. Dans le pre­mier ouvrage, il donne la parole aux res­ca­pés du géno­cide et dans le second aux auteurs de celui-ci par des entre­tiens réa­li­sés en pri­son. De ces deux livres, il res­sort que la méfiance réci­proque et la peur, ain­si que la sépa­ra­tion dans la vie quo­ti­dienne, se sont ins­tal­lées dans la socié­té rwandaise.

La justice ou la paix, Un vrai dilemme ?

Dans les débats qui ont entou­ré le cas de l’Ouganda du Nord, il a presque tou­jours été ques­tion d’opposer les posi­tions des par­ti­sans de la jus­tice et de la lutte contre l’impunité aux tenants de la real poli­tik. Pour­tant, il faut se pen­cher plus en détail sur les situa­tions en cause.

Avant tout, il ne faut pas perdre de vue l’objectif ultime d’interventions dans des conflits armés : c’est avant tout la récon­ci­lia­tion natio­nale qui doit pri­mer. Un pro­ces­sus de paix doit par­ve­nir à réta­blir des manières de vivre ensemble qui per­mettent de bâtir l’avenir d’un pays. À cet égard, le cas de l’Afrique du Sud est remar­quable. Le choix fut fait d’avoir recours à des com­mis­sions Véri­té et Récon­ci­lia­tion alors que par­mi les crimes com­mis figu­rait celui d’apartheid qui se trouve par­mi les crimes qui ouvrent la com­pé­tence de la CPI. La CPI n’était évi­dem­ment pas encore com­pé­tente, mais il est impor­tant de sou­li­gner que per­sonne ne contes­ta le choix de l’Afrique du Sud à l’époque parce que tout le monde esti­mait que le pays était capable de juger ses crimes et que le choix de recou­rir à une com­mis­sion de récon­ci­lia­tion était la meilleure option pour l’avenir du pays17.

La capa­ci­té pour un État à juger lui-même les per­sonnes soup­çon­nées de crimes de guerre est cen­trale dans le débat en ques­tion. Le sta­tut de la CPI donne d’ailleurs la pri­mau­té aux juri­dic­tions natio­nales (voir art. 17 du Sta­tut de la Cour), à moins que l’État n’ait pas la volon­té ou la capa­ci­té de juger les crimes. Dans le cas de l’Ouganda, les accords conclus entre le gou­ver­ne­ment et la LRA pré­voient l’institution d’une cour cri­mi­nelle spé­ciale pour juger les lea­deurs de la LRA et le recours à la jus­tice tra­di­tion­nelle pour les mili­ciens auteurs de crimes moins graves. Même si la CPI est déjà sai­sie, on se demande si le recours à la pour­suite interne des crimes ne devait pas être pri­vi­lé­gié afin de per­mettre une réso­lu­tion du conflit et de contri­buer à la récon­ci­lia­tion nationale.

Dans un ouvrage récent, Pierre Hazan estime que le choc fron­tal entre la paix et la jus­tice peut être évi­té : « Il faut élar­gir les défi­ni­tions. Si la paix est plus que la ces­sa­tion des hos­ti­li­tés, la jus­tice elle non plus ne doit pas se réduire à l’exercice d’une sanc­tion pénale18…».

Qu’en pen­ser alors ? Avant toute chose, il ne faut pas perdre vue que la Cour pénale inter­na­tio­nale, tout en étant un organe judi­ciaire indé­pen­dant, doit s’insérer dans le cadre des rela­tions inter­na­tio­nales et s’envisager au sein de la Charte des Nations unies, et en par­ti­cu­lier dans le cadre du cha­pi­tre­VII : Action en cas de menace contre la paix, de rup­ture de la paix et d’acte d’agression. Une col­la­bo­ra­tion, ou à tout le moins un échange d’informations entre le pro­cu­reur de la Cour et le Conseil de sécu­ri­té ou les repré­sen­tants spé­ciaux des Nations unies en charge de média­tion dans des conflits armés, devraient être envi­sa­gés afin de per­mettre la prise en compte de tous les fac­teurs qui peuvent contri­buer à un réta­blis­se­ment de la paix dans les conflits com­plexes, aux enjeux trans­ré­gio­naux, que l’on connait en Afrique aujourd’hui.

De même, une consul­ta­tion des ins­tances de l’Union afri­caine ou d’autres orga­ni­sa­tions inter­na­tio­nales régio­nales, en fonc­tion du lieu où se déroule un conflit, devrait pou­voir s’envisager. Jusqu’à pré­sent, dans les cas des conflits au Dar­four et en Ougan­da, ce ne fut pas le cas. Par contre, pour le cas du Kenya, des échanges ont eu lieu entre le bureau du pro­cu­reur et Kofi Annan, nom­mé média­teur de la crise par l’Union afri­caine. D’autre part, dans le cadre géné­ral des conven­tions de Genève, à la base de la répres­sion pénale inter­na­tio­nale et de la pour­suite des crimes de géno­cide, crimes contre l’humanité et crimes de guerre, il est pré­vu que les États qui rati­fient les conven­tions, prennent des lois d’application pour adop­ter une com­pé­tence uni­ver­selle. La Cour pénale inter­na­tio­nale et la répres­sion en droit interne doivent donc s’envisager de concert, ce qui n’est pas le cas actuel­le­ment puisque de nom­breux États n’ont pas mis en œuvre en droit interne la répres­sion des crimes de guerre, entrai­nant par consé­quent la com­pé­tence de la CPI.

De plus, à pro­pos d’Etats « faibles », dont les sys­tèmes judi­ciaires sont en recons­truc­tion ou peu per­for­mants à cause de conflits armés, une assis­tance de la com­mu­nau­té inter­na­tio­nale devrait être envi­sa­gée pour les secon­der dans la pour­suite des crimes les plus graves lors de guerre. À cet égard, des pro­grammes d’aide judi­ciaire devraient être construits pour per­mettre à des États en recons­truc­tion d’adopter des légis­la­tions internes qui per­mettent de pour­suivre les vio­la­tions graves du droit inter­na­tio­nal huma­ni­taire. En effet, les réti­cences actuelles des pays afri­cains face à la CPI sont en grande par­tie dues à la per­cep­tion de la Cour comme une « juri­dic­tion occi­den­tale » qui pro­fite de la fai­blesse des États pour pour­suivre les chefs d’État ou diri­geants afri­cains. Des sou­tiens finan­ciers de pays occi­den­taux à ce niveau consti­tue­raient cer­tai­ne­ment des outils effi­caces de pré­ven­tion des conflits.

En guise de conclusion

Dans le monde com­plexe contem­po­rain, où les conflits armés sont le plus sou­vent des conflits internes qui mettent aux prises dif­fé­rents mou­ve­ments et groupes armés face à des armées gou­ver­ne­men­tales par­fois peu expé­ri­men­tées, les com­bats peuvent per­du­rer de plus en plus long­temps. La com­mu­nau­té inter­na­tio­nale doit dès lors faire face à des conflits dif­fi­ciles, avec des enjeux éco­no­miques, eth­niques, reli­gieux et poli­tiques qui s’entremêlent. De plus, de nom­breux conflits acquièrent une dimen­sion régio­nale ou trans­na­tio­nale qui ne faci­lite pas le retour à la paix.

Sans abais­ser les niveaux d’exigence, ou en allant jusqu’à par­ler de « diplo­ma­tie judi­ciaire » qui rédui­rait la néces­saire indé­pen­dance du juge, et en se rap­pe­lant l’imprescriptibilité des crimes les plus graves de géno­cides, crimes contre l’humanité et crimes de guerre, la com­mu­nau­té inter­na­tio­nale doit faire un effort d’imagination pour répondre aux défis du main­tien et du réta­blis­se­ment de la paix aujourd’hui, tout en veillant à assu­rer la jus­tice que des peuples frap­pés par des guerres de longue haleine attendent impa­tiem­ment. Le défi consiste en effet à asso­cier les ingré­dients de la jus­tice et de la récon­ci­lia­tion en fonc­tion d’un contexte natio­nal ou régio­nal particulier.

Il nous semble dès lors néces­saire de sou­li­gner l’importance du prin­cipe de com­plé­men­ta­ri­té, qui est au cœur du Sta­tut de Rome de la CPI. Prio­ri­té doit être don­née à une répres­sion interne des vio­la­tions graves de droit huma­ni­taire. Cela implique que les États signa­taires du trai­té de Rome mettent tous en œuvre, dans leur légis­la­tion interne, la répres­sion des vio­la­tions les plus graves du droit huma­ni­taire. En outre, il faut réflé­chir sérieu­se­ment à déve­lop­per des sys­tèmes judi­ciaires inté­grés qui per­mettent d’avoir une archi­tec­ture judi­ciaire qui allie­rait une jus­tice locale, tra­di­tion­nelle, natio­nale et inter­na­tio­nale, en par­ti­cu­lier en Afrique. C’est bien là que réside le défi de la jus­tice tran­si­tion­nelle qui, comme elle l’indique elle-même, doit faire face à des situa­tions inédites où l’objectif ultime est celui de la récon­ci­lia­tion, de l’établissement d’une paix durable et d’un déve­lop­pe­ment du pays. Sans oppo­ser répres­sion pénale inter­na­tio­nale et réta­blis­se­ment de la paix, il devrait alors être pos­sible de conci­lier les approches.

Il s’agit pro­ba­ble­ment d’un des prin­ci­paux défis aux­quels les diplo­mates, les juristes et les média­teurs du XXIe siècle seront confron­tés, car la répres­sion pénale inter­na­tio­nale fait désor­mais par­tie de l’ordre juri­dique inter­na­tio­nal et, mal­heu­reu­se­ment, des conflits armés qui conti­nue­ront à tou­cher le monde. Les nou­velles voies de col­la­bo­ra­tion entre jus­tice pénale inter­na­tio­nale et réta­blis­se­ment de la paix qui seront emprun­tées à l’avenir consti­tue­ront assu­ré­ment une contri­bu­tion impor­tante à la paix mondiale.

  1. Kofi Annan, The rule of law and tran­si­tio­nal Jus­tice in Conflict and Post-conflict Socie­ties, UN Docu­ment, E/CN.4/2005/102/Add.1, 2005.
  2. Le Tri­bu­nal mili­taire inter­na­tio­nal de Nurem­berg a été créé en exé­cu­tion de l’accord signé le 8 aout 1945 par les gou­ver­ne­ments des États-Unis d’Amérique, du Royaume-Uni de Grande-Bre­tagne et d’Irlande du Nord, de l’Union des répu­bliques socia­listes sovié­tiques et par le gou­ver­ne­ment pro­vi­soire de la Répu­blique fran­çaise. Le pro­cès de Nurem­berg fut inten­té contre vingt-quatre des prin­ci­paux res­pon­sables du Troi­sième Reich, accu­sés de com­plot, crime contre la paix, crime de guerre et crime contre l’humanité. Il se tint à Nurem­berg du 20novembre 1945 au 1er octobre 1946.
  3. Le prin­cipe de la com­pé­tence uni­ver­selle est consa­cré par les conven­tions de Genève sur le droit des conflits armés : art 49 (conven­tion I), art. 50 (Conven­tion II), art. 129 (Conven­tion III), art. 146 (Conven­tion IV).
  4. Voir art. 7 de la loi du 16 juin 1993 rela­tive à la répres­sion des infrac­tions graves au droit inter­na­tio­nal huma­ni­taire (MB, 5 aout 1993). En 1999, avec l’élargissement de la loi aux crimes de géno­cides, elle est renom­mée loi sur les vio­la­tions graves au droit inter­na­tio­nal huma­ni­taire (MB 10février 1999).
  5. His­sène Habré est déte­nu au Séné­gal. Réunis à Dakar le 24 novembre der­nier, les bailleurs de fonds inter­na­tio­naux se sont enga­gés à ver­ser 8,6millions d’euros pour aider le Séné­gal à tra­duire l’ancien pré­sident tcha­dien en jus­tice, abou­tis­se­ment d’une longue cam­pagne de mobi­li­sa­tion menée par les vic­times tcha­diennes et les orga­ni­sa­tions de défense des droits de l’homme.
  6. Le pre­mier pro­cès, en 2001, très média­ti­sé, a notam­ment vu la condam­na­tion de deux reli­gieuses. Il a été sui­vi d’un pro­cès, en 2005, de deux com­mer­çants et, en 2009, de l’ancien direc­teur de la Banque com­mer­cial du Rwanda.
  7. Outre Joseph Kony, des man­dats d’arrêts ont été décer­nés contre Vincent Otti, Okot Odhiam­bo, Domi­nic Ong­wen et Ras­ka Luk­wiya, décé­dé depuis lors. Vincent Otti est pro­ba­ble­ment aus­si décé­dé dans un règle­ment de compte avec Kony.
  8. À ce sujet, voir l’article de Mar­tin Bru­ba­cher, « The ICC inves­ti­ga­tion of the Lord’s Resis­tance Army : an insi­der view », dans The Lord’s Resis­tance Army. Myth and rea­li­ty, sous la dir. de Tim Allen et Koen Vlas­sen­root, Zed Book, 2010.
  9. Il s’agissait du recours à une forme de jus­tice tra­di­tion­nelle Acho­li du Nord de l’Ouganda, le Mato Oput. Voir notam­ment, Jus­tice tra­di­tion­nelle et récon­ci­lia­tion après un conflit violent. La richesse des expé­riences afri­caines, sous le dir. de Luc Huyse et Mark Sal­ter, IDEA, 2008.
  10. Voir Tim Allen, Fre­de­rik Laker, Hol­ly Por­ter & Mareike Scho­me­rus, « A kind of peace and an expor­ted wa » dans op. cit.
  11. Voir « Qu’est-ce que la jus­tice tran­si­tion­nelle, Mark Free­man et Doro­thée Maro­tine », Inter­na­tio­nal Cen­ter for Tran­si­tion­nal Jus­tice, 19 novembre 2007.
  12. Le terme « amnis­tie » désigne géné­ra­le­ment un acte offi­ciel, habi­tuel­le­ment juri­dique, empê­chant, pour l’avenir, de pour­suivre péna­le­ment toute une caté­go­rie de per­sonnes pour un ensemble spé­ci­fique d’actions ou d’évènements. À ce sujet, voir le livre inté­res­sant de Luc Huyse, Tout passe sauf le pas­sé, AWEPA, 2009 (tra­duc­tion du néerlandais).
  13. Voir « Tran­si­tio­nal Jus­tice » dans Ency­clo­pe­dia on Geno­cides and crimes against Huma­ni­ty, Mac­mil­lan, vol. 3 p. 1045 – 1047, 2004.
  14. Des­mond Tutu, Jus­tice tra­di­tion­nelle et récon­ci­lia­tion après un conflit violent. La richesse des expé­riences afri­caines, op. cit.
  15. Voir Charles Ntam­pa­ka, « Le gaça­ça rwan­dais, une jus­tice répres­sive par­ti­ci­pa­tive » dans Les dos­siers de la Revue de droit pénal et de cri­mi­no­lo­gie. Actua­li­té du droit inter­na­tio­nal huma­ni­taire, La Charte, 2001.
  16. Jean Hatz­feld, Dans le nu de la vie : récits des marais rwan­dais, coll. « Points », Le Seuil, 2000 et Jean Hatz­feld, Une sai­son de machettes, Le Seuil, 2003.
  17. La com­mis­sion Véri­té et Récon­ci­lia­tion a été créée en 1995 par le Pro­mo­tion of Natio­nal Uni­ty and Recon­ci­lia­tion Act sous la pré­si­dence de Nel­son Man­de­la. Elle fut char­gée de recen­ser toutes les vio­la­tions des droits de l’homme com­mises depuis le mas­sacre de Shar­pe­ville en 1960 en plein apo­gée de la poli­tique d’apartheid du gou­ver­ne­ment sud-afri­cain, afin de per­mettre une récon­ci­lia­tion natio­nale entre les vic­times et les auteurs d’exactions.
  18. Pour une ana­lyse détaillée, voir Pierre Hazan, La paix contre la jus­tice ? Com­ment recons­truire un État avec des cri­mi­nels de guerre, Grip, André Ver­saille édi­teur, 2010.

François Delooz


Auteur