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Coming Honte — Introduction
La première édition du colloque Coming Honte s’est tenue du 30 novembre au 1er décembre 2023 à l’Université libre de Bruxelles (ULB). L’ambition de ces deux journées étaient d’ouvrir un vaste chantier sur cette émotion peu étudiée, malaimée, en nous intéressant plus particulièrement aux questions liées au genre, au corps et à la sexualité.
La première édition du colloque Coming Honte s’est tenue du 30 novembre au 1er décembre 2023 à l’Université libre de Bruxelles (ULB). L’ambition de ces deux journées étaient d’ouvrir un vaste chantier sur cette émotion peu étudiée, malaimée, en nous intéressant plus particulièrement aux questions liées au genre, au corps et à la sexualité.
L’histoire des hontes plonge ses racines dans celle des émotions et recoupe évidemment celle de la honte sociale ainsi que son histoire culturelle. C’est à la fin du XIXe siècle qu’apparaissent des formes inédites d’observation sur les émotions humaines, principalement dans le roman à l’époque. Les émotions dans toute leur diversité (peur, joie, colère, dégout, tristesse, envie, amour, empathie, honte,…) se voient ainsi projetées et bientôt analysées au cœur de la vie sociale et politique1. À la suite des écrivain·es, anthropologues et sociologues se penchent rapidement sur la psychologie des foules, et bientôt de l’individu. Mais se pose rapidement la question de l’historicité des émotions, et plus encore, de leur intensité au cours du temps. Le Moyen Âge, par exemple, a été considéré comme une période profondément émotionnelle à l’opposé des débuts de la modernité perçus comme le temps du contrôle et de la retenue. Il faudra attendre la fin du XXe siècle pour que les historien·nes osent s’aventurer sur les terrains du sensible et des émotions. La question du droit à l’oubli d’une part, de la manière de recueillir la parole et les témoignages des « relégué·es » d’autre part, ainsi que le fait du risque de « rouvrir les plaies » et donc de la honte, comme l’écrit l’historien Jean-Claude Vimont (2009), nécessite des précautions tant épistémologiques que pratiques.
Raviver des souvenirs douloureux engendre le réveil de la souffrance et de la honte. Cela explique, du moins en partie, que ce chantier de recherche soit longtemps resté en friche. Recueillir la honte n’a jamais été facile puisqu’on touche là à l’intime, à la culpabilité, aux histoires individuelles qui croisent et fondent une histoire collective. Les liens entre la haine et la honte ont fait l’objet d’études dans différents champs (Gaulejac 1996, Chauvaud et Gaussot 2008, etc.) via également la notion de mépris (Moïse et Barbeau 2023). C’est aussi par le biais de la littérature que la honte s’est trouvée écrite et décrite. Elle est au cœur de nombre d’œuvres littéraires (Camus, Sartre, Genet et bien sûr Annie Ernaux). Un colloque à Cerisy en 2003, publié par les Presses universitaires de Lyon sous la direction de Bruno Chaouat, avait pour titre Lire, écrire la honte.
Depuis une petite trentaine d’années, les trauma studies, issues du champ psychanalytique, font irruption dans le paysage des sciences humaines et sociales et soulignent d’emblée l’importance du traumatisme dans la littérature tout comme la relation entre traumatisme individuel et culturel. Déjà en 1996, Cathy Caruth ouvre bien des perspectives, questionnant l’expérience inappropriable, en écrivant que « l’histoire, comme le traumatisme, n’est jamais simplement sienne, que l’histoire est précisément la façon dont nous avons été impliqués dans les traumatismes des uns et des autres »2.Même si elle fait l’objet d’études, la honte reste une émotion malaimée : en témoignent les débats autour de la visibilité que les mouvements féministes vont lui donner dans le sillage du mouvement #Metoo, affichant, banderoles à l’appui, la fin tant attendue de la honte.
Honte de soi, de son corps, honte des abus, du non-dit, des règles, honte d’avoir honte. Cette fin programmée de la honte questionne tant son expression sociale et politique, que sa dimension psychologique. En effet, le corollaire de la honte est aussi fait de fierté, de plaisirs, de railleries, de revendications identitaires. La stigmatisation et la flétrissure de soi peuvent engendrer la révolte et bien souvent la fierté. Mais comme l’écrit Jean-Claude Vimont « ces associés rivaux que sont la honte et la fierté jouent un jeu qui continue de poser question aux historiens du temps présent »3.
Issues de diverses disciplines, les organi- satrices de ces journées de la honte ont souhaité, dans un premier temps, ques- tionner la honte, sa dimension rhétorique et ses modes d’expression, en articulant leurs approches pour la saisir dans sa dimension polysémiotique.
Le dossier s’ouvre avec Valérie Piette, vice-rectrice à l’enseignement et professeure en histoire contemporaine à l’ULB, avec l’article « Pour une écriture des hontes, une affaire de femmes » dans lequel elle retrace l’histoire de la honte au regard de la parole des victimes, et notamment des personnes ayant été la cible de violences sexistes et sexuelles. Historienne, mais aussi féministe, militante et engagée, l’autrice tire le fil des hontes qui construisent (ou déconstruisent) nos identités.
Laurence Rosier, professeure de linguistique, d’analyse du discours et de didactique du français à l’ULB, poursuit en s’intéressant à « Lire et écrire la honte ». Dans sa contribution, elle se demande pourquoi l’écriture des femmes a été longtemps cantonnée à l’écriture intime et de mauvais genre. En partant de cette notion de « mauvais genre » littéraire, de lectures honteuses et des stéréotypes liés à « l’écriture féminine » comme construction sociale, son texte se termine par une ouverture : subvertir le tabou des menstrues comme un geste artistique et politique, pour sortir de la honte.
Marie-Christine Pollet, professeure à la Faculté de Lettres, Traduction et Communication de l’ULB s’interroge sur « L’école, relai de la honte sociale ? ». À partir de quelques autosociobiographies, elle propose d’identifier diverses manières de réagir à des sentiments de honte de la part de celles et ceux qui ont grandi entre deux « grandes matrices de socialisation contradictoires » (Lahire). Elle examine également comment le rituel scolaire des « fiches de renseignements » peut amener des élèves à user de différentes stratégies pour cacher, escamoter ou transformer des informations sur leur famille.
Quant à Claudine Moïse, professeure des universités au Laboratoire de Linguistique et Didactique des Langues Étrangères et Maternelles de l’Université Stendhal de Grenoble 3, elle revient sur « La honte d’un point de vue socio- linguistique » en affirmant qu’il est essentiel de libérer les sujet·tes enfermés dans la honte de leur langue. Cela fait des décennies que la sociolinguistique analyse les rapports de domination. À ce titre, pour sortir de la honte telle qu’elle se vit dans le champ social, la mobilisation de l’analyse sociolinguistique des rapports entre les langues est un élément essentiel pour redonner leur pouvoir d’agir aux locuteur·trices.
Pour clore ces deux journées, l’écrivaine Florence Porcel a livré un grand entretien qui s’articule autour de ses livres Pandorini et Honte, tous deux publiés aux éditions Jean-Claude Lattès. Cette discussion « Oser la honte. Oser l’écriture » apporte un point de vue étonnamment vif et introspectif. Il a été menée par Marie-Sophie du Montant, ancienne rédactrice en chef de La Revue nouvelle.
Enfin, dans un second temps, par le biais d’ateliers d’écriture et d’expression, nous aborderons l’envers de la honte, la fierté et ses différentes modalités d’expression grâce à des artistes belges talentueuses. « Si fières » proposé par Camille Husson, metteuse en scène, dramaturge et actrice, « Même pas honte ! » guidé par Julie Lombé, écrivaine et slameuse et « La Honte : petites histoires d’un sentiment à facettes » par l’écrivaine Sophie Weverbergh. De nombreux textes ont été lus à haute voix, nous avons choisi d’en publier quelques uns et nous en remercions les autrices : Chiara Carlino, Je ne suis pas née honteuse. Je le suis devenue. Alice De Vleeschouwer, Le Joli corps de ma honte et Honte avouée à moitié pardonnée et Manuela Varrasso, Classe de mer.
Ces journées s’étaient ouvertes avec la comédienne Isabelle Dumont qui a prêté sa voix à Annie Ernaux4. Nous les refermons avec ses mots : « Le pire dans la honte, c’est qu’on croit être seul à la ressentir. » Maintenant, nous savons que nous ne sommes plus seul·es. Que la honte se dit, la honte s’ose, mais ça, ce sera le sujet du prochain colloque.
- Koselak A., Approche sémantique de la honte, Pratiques, n°117 – 118, juin 2003, https://www.persee.fr/ doc/prati_0338-2389_2003_num_117_1_1995
- Caruth C., Unclained Expérience : Trauma, Narrative, History, 1996, 24.
- https://www.cairn.info/revue-histoire-politique- 2009 – 1‑page-14.htm
- Ernaux A., La Honte, Gallimard, 1997.