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Coming Honte — Introduction

Numéro 3 Mai 2024 par Marie-Sophie du Montant Valerie Piette Laurence Rosier Marie-Christine Pollet

mai 2024

La pre­mière édi­tion du col­loque Coming Honte s’est tenue du 30 novembre au 1er décembre 2023 à l’Université libre de Bruxelles (ULB). L’ambition de ces deux jour­nées étaient d’ouvrir un vaste chan­tier sur cette émo­tion peu étu­diée, malai­mée, en nous inté­res­sant plus par­ti­cu­liè­re­ment aux ques­tions liées au genre, au corps et à la sexualité.

Dossier

La première édition du col­loque Coming Honte s’est tenue du 30 novembre au 1er décembre 2023 à l’Université libre de Bruxelles (ULB). L’ambition de ces deux journées étaient d’ouvrir un vaste chan­tier sur cette émotion peu étudiée, malaimée, en nous intéressant plus particulièrement aux ques­tions liées au genre, au corps et à la sexualité.

L’histoire des hontes plonge ses racines dans celle des émotions et recoupe évidemment celle de la honte sociale ain­si que son his­toire cultu­relle. C’est à la fin du XIXe siècle qu’apparaissent des formes inédites d’observation sur les émotions humaines, prin­ci­pa­le­ment dans le roman à l’époque. Les émotions dans toute leur diver­sité (peur, joie, colère, dégout, tris­tesse, envie, amour, empa­thie, honte,…) se voient ain­si projetées et bientôt analysées au cœur de la vie sociale et poli­tique1. À la suite des écrivain·es, anthro­po­logues et socio­logues se penchent rapi­de­ment sur la psy­cho­lo­gie des foules, et bientôt de l’individu. Mais se pose rapi­de­ment la ques­tion de l’historicité des émotions, et plus encore, de leur inten­sité au cours du temps. Le Moyen Âge, par exemple, a été considéré comme une période pro­fondément émotionnelle à l’opposé des débuts de la moder­nité perçus comme le temps du contrôle et de la rete­nue. Il fau­dra attendre la fin du XXe siècle pour que les historien·nes osent s’aventurer sur les ter­rains du sen­sible et des émotions. La ques­tion du droit à l’oubli d’une part, de la manière de recueillir la parole et les témoignages des « relégué·es » d’autre part, ain­si que le fait du risque de « rou­vrir les plaies » et donc de la honte, comme l’écrit l’historien Jean-Claude Vimont (2009), nécessite des précautions tant épistémologiques que pratiques.

Ravi­ver des sou­ve­nirs dou­lou­reux engendre le réveil de la souf­france et de la honte. Cela explique, du moins en par­tie, que ce chan­tier de recherche soit long­temps resté en friche. Recueillir la honte n’a jamais été facile puisqu’on touche là à l’intime, à la culpa­bi­lité, aux his­toires indi­vi­duelles qui croisent et fondent une his­toire col­lec­tive. Les liens entre la haine et la honte ont fait l’objet d’études dans différents champs (Gau­le­jac 1996, Chau­vaud et Gaus­sot 2008, etc.) via également la notion de mépris (Moïse et Bar­beau 2023). C’est aus­si par le biais de la littérature que la honte s’est trouvée écrite et décrite. Elle est au cœur de nombre d’œuvres littéraires (Camus, Sartre, Genet et bien sûr Annie Ernaux). Un col­loque à Ceri­sy en 2003, publié par les Presses uni­ver­si­taires de Lyon sous la direc­tion de Bru­no Chaouat, avait pour titre Lire, écrire la honte.

Depuis une petite tren­taine d’années, les trau­ma stu­dies, issues du champ psy­cha­na­ly­tique, font irrup­tion dans le pay­sage des sciences humaines et sociales et sou­lignent d’emblée l’importance du trau­ma­tisme dans la littérature tout comme la rela­tion entre trau­ma­tisme indi­vi­duel et cultu­rel. Déjà en 1996, Cathy Caruth ouvre bien des pers­pec­tives, ques­tion­nant l’expérience inap­pro­priable, en écrivant que « l’histoire, comme le trau­ma­tisme, n’est jamais sim­ple­ment sienne, que l’histoire est précisément la façon dont nous avons été impliqués dans les trau­ma­tismes des uns et des autres »2.Même si elle fait l’objet d’études, la honte reste une émotion malaimée : en témoignent les débats autour de la visi­bi­lité que les mou­ve­ments féministes vont lui don­ner dans le sillage du mou­ve­ment #Metoo, affi­chant, ban­de­roles à l’appui, la fin tant atten­due de la honte.

Honte de soi, de son corps, honte des abus, du non-dit, des règles, honte d’avoir honte. Cette fin programmée de la honte ques­tionne tant son expres­sion sociale et poli­tique, que sa dimen­sion psy­cho­lo­gique. En effet, le corol­laire de la honte est aus­si fait de fierté, de plai­sirs, de raille­ries, de reven­di­ca­tions iden­ti­taires. La stig­ma­ti­sa­tion et la flétrissure de soi peuvent engen­drer la révolte et bien sou­vent la fierté. Mais comme l’écrit Jean-Claude Vimont « ces associés rivaux que sont la honte et la fierté jouent un jeu qui conti­nue de poser ques­tion aux his­to­riens du temps présent »3.

Issues de diverses dis­ci­plines, les orga­ni- satrices de ces journées de la honte ont sou­haité, dans un pre­mier temps, ques- tion­ner la honte, sa dimen­sion rhétorique et ses modes d’expression, en arti­cu­lant leurs approches pour la sai­sir dans sa dimen­sion polysémiotique.

Le dos­sier s’ouvre avec Valérie Piette, vice-rec­trice à l’enseignement et pro­fes­seure en his­toire contem­po­raine à l’ULB, avec l’article « Pour une écriture des hontes, une affaire de femmes » dans lequel elle retrace l’histoire de la honte au regard de la parole des vic­times, et notam­ment des per­sonnes ayant été la cible de vio­lences sexistes et sexuelles. His­to­rienne, mais aus­si féministe, mili­tante et engagée, l’autrice tire le fil des hontes qui construisent (ou déconstruisent) nos identités.

Lau­rence Rosier, pro­fes­seure de lin­guis­tique, d’analyse du dis­cours et de didac­tique du français à l’ULB, pour­suit en s’intéressant à « Lire et écrire la honte ». Dans sa contri­bu­tion, elle se demande pour­quoi l’écriture des femmes a été long­temps cantonnée à l’écriture intime et de mau­vais genre. En par­tant de cette notion de « mau­vais genre » littéraire, de lec­tures hon­teuses et des stéréotypes liés à « l’écriture féminine » comme construc­tion sociale, son texte se ter­mine par une ouver­ture : sub­ver­tir le tabou des mens­trues comme un geste artis­tique et poli­tique, pour sor­tir de la honte.

Marie-Chris­tine Pol­let, pro­fes­seure à la Faculté de Lettres, Tra­duc­tion et Com­mu­ni­ca­tion de l’ULB s’interroge sur « L’école, relai de la honte sociale ? ». À par­tir de quelques auto­so­cio­bio­gra­phies, elle pro­pose d’identifier diverses manières de réagir à des sen­ti­ments de honte de la part de celles et ceux qui ont gran­di entre deux « grandes matrices de socia­li­sa­tion contra­dic­toires » (Lahire). Elle exa­mine également com­ment le rituel sco­laire des « fiches de ren­sei­gne­ments » peut ame­ner des élèves à user de différentes stratégies pour cacher, esca­mo­ter ou trans­for­mer des infor­ma­tions sur leur famille.

Quant à Clau­dine Moïse, pro­fes­seure des universités au Labo­ra­toire de Lin­guis­tique et Didac­tique des Langues Étrangères et Mater­nelles de l’Université Sten­dhal de Gre­noble 3, elle revient sur « La honte d’un point de vue socio- lin­guis­tique » en affir­mant qu’il est essen­tiel de libérer les sujet·tes enfermés dans la honte de leur langue. Cela fait des décennies que la socio­lin­guis­tique ana­lyse les rap­ports de domi­na­tion. À ce titre, pour sor­tir de la honte telle qu’elle se vit dans le champ social, la mobi­li­sa­tion de l’analyse socio­lin­guis­tique des rap­ports entre les langues est un élément essen­tiel pour redon­ner leur pou­voir d’agir aux locuteur·trices.

Pour clore ces deux journées, l’écrivaine Flo­rence Por­cel a livré un grand entre­tien qui s’articule autour de ses livres Pan­do­ri­ni et Honte, tous deux publiés aux éditions Jean-Claude Lattès. Cette dis­cus­sion « Oser la honte. Oser l’écriture » apporte un point de vue étonnamment vif et intros­pec­tif. Il a été menée par Marie-Sophie du Mon­tant, ancienne rédactrice en chef de La Revue nouvelle.

Enfin, dans un second temps, par le biais d’ateliers d’écriture et d’expression, nous abor­de­rons l’envers de la honte, la fierté et ses différentes modalités d’expression grâce à des artistes belges talen­tueuses. « Si fières » pro­posé par Camille Hus­son, met­teuse en scène, dra­ma­turge et actrice, « Même pas honte ! » guidé par Julie Lombé, écrivaine et sla­meuse et « La Honte : petites his­toires d’un sen­ti­ment à facettes » par l’écrivaine Sophie Wever­bergh. De nom­breux textes ont été lus à haute voix, nous avons choi­si d’en publier quelques uns et nous en remer­cions les autrices : Chia­ra Car­li­no, Je ne suis pas née hon­teuse. Je le suis deve­nue. Alice De Vlees­chou­wer, Le Joli corps de ma honte et Honte avouée à moi­tié pardonnée et Manue­la Var­ras­so, Classe de mer.

Ces journées s’étaient ouvertes avec la comédienne Isa­belle Dumont qui a prêté sa voix à Annie Ernaux4. Nous les refer­mons avec ses mots : « Le pire dans la honte, c’est qu’on croit être seul à la res­sen­tir. » Main­te­nant, nous savons que nous ne sommes plus seul·es. Que la honte se dit, la honte s’ose, mais ça, ce sera le sujet du pro­chain colloque.

  1. Kose­lak A., Approche sémantique de la honte, Pra­tiques, n°117 – 118, juin 2003, https://www.persee.fr/ doc/­pra­ti_0338-2389_2003_­num_117_1_1995
  2. Caruth C., Unclai­ned Expérience : Trau­ma, Nar­ra­tive, His­to­ry, 1996, 24.
  3. https://www.cairn.info/revue-histoire-politique- 2009 – 1‑page-14.htm
  4. Ernaux A., La Honte, Gal­li­mard, 1997.

Marie-Sophie du Montant


Auteur

Marie-Sophie du Montant est chargée de projets Culture à l’ULB, ancienne rédactrice en chef de La Revue nouvelle.

Valerie Piette


Auteur

est professeure en histoire à l’Université libre de Bruxelles. Ses cours et recherches portent sur l’histoire des femmes, du genre, du corps et des sexualités, dont l’histoire du lesbianisme. Membres de l’Atelier Genre(s) et Sexualité(s) de l’ULB, elle a par ailleurs participé à la création du Master interuniversitaire en études de genre et au certificat Genre et sexualités de l’ULB.

Laurence Rosier


Auteur

Née en 1967, Laurence Rosier est licenciée et docteure en philosophie et lettres. Elle est professeure de linguistique, d’analyse du discours et de didactique du français à l’ULB. Auteure de nombreux ouvrages, elle a publié plus de soixante articles dans des revues internationales, a organisé et participé à plus de cinquante colloques internationaux, codirigé de nombreux ouvrages sur des thèmes aussi divers que la ponctuation, le discours comique ou la citation ou encore la langue française sur laquelle elle a coécrit M.A. Paveau, "La langue française passions et polémiques" en 2008. Elle a collaboré au Dictionnaire Colette (Pléiade). Spécialiste de la citation, sa thèse publiée sous le titre "Le discours rapporté : histoire, théories, pratiques" a reçu le prix de l’essai Léopold Rosy de l’Académie belge des langues et lettres. Son "petit traité de l’insulte" (rééd en 2009) a connu un vif succès donnant lieu à un reportage : Espèce de…l’insulte est pas inculte. Elle dirige une revue internationale de linguistique qu’elle a créée avec sa collègue Laura Calabrese : Le discours et la langue. Avec son compagnon Christophe Holemans, elle a organisé deux expositions consacrées aux décrottoirs de Bruxelles : "Décrottoirs !" en 2012. En 2015, elle est commissaire de l’exposition "Salope et autres noms d’oiselles". En novembre 2017 parait son dernier ouvrage intitulé L’insulte … aux femmes (180°), couronné par le prix de l’enseignement et de la formation continue du parlement de la communauté WBI (2019). Elle a été la co-commissaire de l’expo Porno avec Valérie Piette (2018). Laurence Rosier est régulièrement consultée par les médias pour son expertise langagière et féministe. Elle est chroniqueuse du média Les Grenades RTBF et à La Revue nouvelle (Blogue de l’irrégulière). Elle a été élue au comité de gestion de la SCAM en juin 2019.
 Avec le groupe de recherche Ladisco et Striges (études de genres), elle développe des projets autour d’une linguistique « utile » et dans la cité.

Marie-Christine Pollet


Auteur