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Combattre la pauvreté alimentaire : un enjeu de civilisation
Il est décidément plus facile d’annoncer de bonnes résolutions que de les mettre en œuvre. En 2010, les États membres de l’Union européenne s’étaient engagés à réduire de 20 millions le nombre de personnes en risque de pauvreté pour 2020. Pourtant, alors que cette échéance se rapproche à grands pas, l’agence européenne de statistiques Eurostat annonçait le […]
Il est décidément plus facile d’annoncer de bonnes résolutions que de les mettre en œuvre. En 2010, les États membres de l’Union européenne s’étaient engagés à réduire de 20 millions le nombre de personnes en risque de pauvreté pour 2020. Pourtant, alors que cette échéance se rapproche à grands pas, l’agence européenne de statistiques Eurostat annonçait le 17 octobre 2017 que la pauvreté résiste. Près d’un quart de la population européenne (23,4% exactement) se situait en risque de pauvreté en 2016, cela représente 117 millions de personnes. Or, c’est d’abord sur les achats alimentaires, seul poste du budget du ménage qui n’est que relativement compressible, que les ménages les plus précaires tentent d’économiser. Et quand même cela ne suffit plus, ils se tournent en dernier recours vers les organisations caritatives. Dans toute l’Europe, l’on s’habitue à ce que les banques alimentaires fassent partie du paysage de la protection sociale. En Belgique, le recours à l’aide alimentaire a augmenté de 17,3% entre 2013 et 2016.
Ce sont ces réalités que sont venus décrire les représentants de banques alimentaires, d’organisations de lutte contre la pauvreté, de services sociaux et d’organismes caritatifs pour les sans-abris, lors d’une réunion que le Panel international d’experts sur les systèmes alimentaires durables (IPES-Food) a convoquée au Parlement européen sur le thème de la pauvreté alimentaire1. Un double consensus se dégage, apparemment paradoxal : un régime alimentaire sain reste hors de portée pour beaucoup de familles à faible revenu et, cependant, poursuivre dans la voie actuelle en encourageant une baisse des prix des denrées alimentaires, et un meilleur accès à l’aide alimentaire, conduit à l’impasse. Des prix bas et l’aide alimentaire sont, au mieux, des palliatifs. Ce ne sont pas des solutions durables.
Depuis cinquante ans, on a prétendu répondre aux attentes des familles les plus défavorisées en encourageant une production alimentaire de masse, une agriculture à grande échelle et capable par conséquent de réaliser des économies d’échelle, une logistique de grands volumes, une production standardisée, une distribution par les grandes chaines via le canal des « hyper » et des « super » marchés. On a voulu faire peu cher car on a voulu éviter les choix politiques difficiles. L’alimentation « low cost » a fonctionné comme le substitut de fait de politiques sociales plus robustes qui auraient pu protéger les ménages les plus précaires de la pauvreté alimentaire.
Mais une prise de conscience se fait jour. Les observateurs sont à peu près unanimes à présent pour considérer que cette alimentation « low cost », issue des choix qui ont été faits dans le cadre de la politique productiviste lancée au cours des années 1960, est un échec patent. On a voulu aider les ménages pauvres à avoir accès à une alimentation à un prix abordable, façon commode de se dispenser de mettre sur pied une protection sociale qui fasse vraiment rempart à la pauvreté. Mais parce que les dimensions qualitatives de l’alimentation ont été négligées au nom de la réduction des couts, ce sont ces ménages qui paient aujourd’hui le prix exorbitant de ces choix.
Car que découvre-t-on aujourd’hui ? Que l’alimentation « low cost » ne l’est, en réalité, qu’en apparence. Elle a en fait un cout exorbitant, aussi bien pour les consommateurs qui en dépendent — les personnes à faible niveau de revenus en particulier2 — que pour la collectivité. Une étude récente estime que les perturbateurs endocriniens présents dans l’alimentation, en raison des pesticides utilisés dans l’agriculture conventionnelle, des emballages, des hormones de croissance dans l’élevage industriel ou des préservateurs coutent 217 milliards par an aux pays de l’Union européenne, l’équivalent de 1,48% du PIB européen ou 428 euros par an et par personne3. En outre, la consommation de produits alimentaires fortement transformés par des processus industriels explique largement l’explosion des taux d’obésité, et donc des maladies non transmissibles comme le diabète, les maladies cardiovasculaires et les cancers gastro-intestinaux qui y sont liés et, finalement, une espérance de vie moindre. Environ 80% des couts en soins de santé dans l’Union européenne sont consacrés au traitement de ces maladies chroniques dans le développement desquelles nos régimes alimentaires ont un rôle décisif4. On a menti, au fond, au consommateur. Ces prix « bas » de la grande industrie agroalimentaire ne le sont que parce que les « externalités négatives », comme les nomment les économistes, ne sont pas répercutées sur le prix des produits sur les rayons des supermarchés, mais ce que le consommateur ne paie pas à la caisse du supermarché, il le paiera en tant que contribuable, pour effacer les conséquences environnementales et sanitaires de cette alimentation industrielle.
Ces politiques du « low cost » ont été une erreur. Le diagnostic est juste et il était temps qu’on le fasse. Mais il n’en découle pas que, pour renverser la tendance, il suffit de changer les signaux qu’envoient les prix. Il faut bien entendu augmenter les prix des boissons gazeuses sucrées5, des confiseries et des snacks à haute teneur énergétique, par une augmentation de la TVA sur ces produits qu’on hésiterait à qualifier d’alimentaires. C’est ce qu’a fait la Belgique à la suite d’autres États de plus en plus nombreux, et cela fait certainement partie de la solution6. En contrepartie, il faut subsidier la production de fruits et légumes et en faciliter la distribution par des investissements dans la logistique. Il faut aussi rendre les produits issus de l’agriculture biologique plus abordables, en finançant les couts liés à la certification et aux contrôles. Car le « bio » ne doit sa réputation d’être cher qu’à une double erreur comptable. La production industrielle d’aliments n’a jusqu’à présent pas été forcée d’internaliser les couts considérables qu’elle impose à la collectivité — en dommages environnementaux, en soins de santé liés à une mauvaise alimentation ou en dépeuplement des campagnes. Quant à l’agriculture biologique, comme plus généralement l’agriculture raisonnée ou agroécologique, elle n’est pas récompensée des services qu’elle rend. Démocratiser le bio, lui permettre de rompre avec cette image élitiste qui lui est encore accolée, doit faire partie des priorités.
Toutes ces mesures sont urgentes. À moins qu’on aligne mieux les prix sur les couts sociaux réels, c’est-à-dire sur les couts environnementaux et de santé des produits alimentaires transformés issus des filières industrielles. Les ménages les plus pauvres peuvent continuer d’être tentés de se rabattre sur les solutions apparemment les plus abordables, celles qu’offrent les circuits alimentaires industriels, champions des économies d’échelle et de la production de masse, mais dont l’offre en aliments ultra-transformés, conserves et plats préparés est généralement trop riche en calories, en graisses, en sucres ajoutés et en sel7. Obliger les filières de production agroalimentaire industrielle à prendre en compte les couts que leur manière de produire impose à la collectivité — à internaliser les externalités négatives, comme l’expriment les économistes — permettrait en outre aux filières plus durables d’être plus compétitives. Le recours aux taxes et l’orientation des subventions ont donc un rôle essentiel à jouer.
Ces efforts ne doivent cependant pas détourner l’attention de l’essentiel à savoir l’augmentation des salaires les plus bas et des aides sociales ainsi qu’une répartition plus égale du temps de travail dans la société, afin que tout le monde puisse y être pleinement intégré. Mais en outre et surtout, pour indispensables qu’ils soient, ces efforts ne déboucheront sur des résultats tangibles, et n’amèneront un véritable changement de cap, que s’ils s’accompagnent d’une démarche plus ambitieuse, qui provoque une véritable révolution culturelle dans nos manières de nous alimenter.
Les liens entre précarité socioéconomique, alimentation et santé sont en effet complexes et ne se laissent pas réduire à la seule question de l’offre que l’on stimule, de la demande que l’on crée ou des prix qui relient l’une à l’autre. Car si on laisse de côté le bio, manger sainement, en cuisinant des produits frais et de saison, notamment des légumes, et en modérant sa consommation de fritures, de confiseries et de viande rouge, cela ne coute pas nécessairement plus cher. Cela demande, en revanche, du temps et de l’organisation, dont les personnes au statut le plus précaire, qui enchainent parfois plusieurs petits boulots sur la journée et que de longues navettes séparent parfois de leur lieu de travail, ne disposent pas toujours. Cela exige aussi un savoir culinaire, comment préparer des légumes, par exemple, qui est en voie de disparition rapide. Et cela suppose une motivation qu’il n’est pas toujours facile de trouver quand l’on vit seul ou en famille monoparentale, surtout lorsque les membres de la famille ont des horaires différents et variables. La pauvreté alimentaire, c’est parfois une question de pouvoir d’achat, mais c’est aussi, et peut-être surtout, une question de mode de vie, d’équilibre entre vie familiale et vie professionnelle, et d’information.
L’explication seulement par les prix ne suffit pas non plus pour une autre raison. Ce n’est pas seulement le niveau socioéconomique de la famille qui explique les choix alimentaires et les conséquences que ces choix entrainent sur la santé, c’est aussi le quartier où l’on vit. Même les ménages relativement plus à l’aise financièrement courent un risque plus élevé d’obésité et de diabète s’ils résident dans une zone urbaine socioéconomique défavorisée. Cela peut tenir à plusieurs facteurs. L’offre alimentaire dans ces quartiers peut être de moins bonne qualité. Bien que l’on ne puisse sans doute pas évoquer, en Europe continentale, ces « déserts alimentaires » qui caractérisent certaines villes d’Amérique du Nord ou de Grande-Bretagne, il existe des quartiers moins bien desservis tels que certains quartiers du centre de villes de taille moyenne comme Liège ou de villages, où il est difficile de trouver des produits frais, variés et de qualité. Et le temps peut manquer pour se déplacer afin de faire ses courses ailleurs, d’autant plus que les transports en commun peuvent être peu aisés à emprunter ou trop chers. Les normes sociales dans ces quartiers peuvent ne pas favoriser une bonne alimentation et les mauvaises habitudes alimentaires peuvent se transmettre, de proche en proche, à l’échelle locale, ce qui peut justifier que l’on parle de l’obésité comme d’une « épidémie », même si l’usage du mot reste de l’ordre de la métaphore. Enfin, un quartier défavorisé, c’est souvent un quartier où les emplois sont rares et où la plupart des actifs perdent beaucoup de temps, parfois plusieurs heures par jour, à se déplacer du lieu où ils habitent vers le lieu où ils travaillent. Comment, dans ces horaires pressés, au cours de ces soirées où l’on rentre épuisé d’avoir travaillé, accorder à la préparation du repas du soir l’attention qu’il mérite ?
Il n’est pas acceptable qu’en Europe aujourd’hui, être pauvre continue de constituer un risque pour la santé. Mais pour sortir de la culture alimentaire que cinquante années de productivisme ont façonnée, transformant nos gouts et jusqu’à nos manières de table, il faudra davantage qu’une réorientation des subsides, une utilisation intelligente de l’outil fiscal et quelques campagnes d’information. Il faudra faire de l’alimentation une question de civilisation. Réapprendre à cuisiner. Y prendre plaisir, le vivre comme une diversion et non pas comme une corvée. Se rappeler que les repas sont un moment de convivialité. Retrouver le plaisir des saveurs. Prendre le temps de découvrir des légumes oubliés. Renouer le lien social, à travers la cuisine et l’alimentation. Bref, replacer l’alimentation comme élément de notre culture, et ne plus la voir seulement comme une nécessité physiologique. Non pas la médicaliser, mais se la réapproprier et en faire une composante de nos modes de vie.
C’est un effort de longue durée. Mais il est plus que temps que l’on aille au-delà de l’aide alimentaire et des solutions d’urgence pour les plus pauvres, pour permettre à chacun et chacune, quels que soient son niveau de revenus, son niveau d’études ou son statut professionnel, d’avoir accès à une alimentation adéquate. Cela suppose de replacer l’alimentation comme composante de notre civilisation et de lui reconnaitre la place centrale qu’elle mérite.
- Cette consultation s’inscrivait dans le cadre d’un processus triennal de réflexion sur le développement d’un projet de « politique alimentaire commune » pour l’Europe.
- Dans les pays riches, où les pauvres sont frappés de manière disproportionnée par le surpoids et l’obésité, les femmes sont particulièrement exposées, à la fois car leur revenu est en moyenne inférieur à celui des hommes et parce que les hommes de classe sociale modeste ont souvent une activité professionnelle physique qui entraine de grosses dépenses énergétiques. Les femmes en surpoids ou obèses ont souvent des enfants qui ont eux-mêmes tendance à être en surpoids ou obèses, donc à être moins productifs, mais plus victimes de discrimination. Les inégalités socioéconomiques se perpétuent donc à travers les générations par le biais du surpoids ou de l’obésité : voy. F. Sassi, L’obésité et l’économie de la prévention : objectif santé, Paris, OCDE, 2010, p. 83 et 84.
- Trasande L., Zoeller R.T., Hass U., Kortenkamp A., Grandjean P., Myers J.P., DiGangi J., Hunt P.M., Rudel R., Sathyanarayana S., Bellanger M., Hauser R., Legler J., Skakkebaek N.E., Heindel J.J., « Burden of disease and costs of exposure to endocrine disrupting chemicals in the European Union : An updated analysis », Andrology, 4, 2016, p. 565 – 572.
- Ces données et d’autres relatives aux impacts sur la santé des filières industrielles de l’agroalimentaire sont présentées dans un rapport que IPES-Food a présenté le 9 octobre 2017, disponible sur www.ipes-food.org.
- La responsabilité des boissons gazeuses sucrées dans l’augmentation des taux d’obésité est avérée : voy. L. R. Vartanian et al., « Effects of soft drink consumption on nutrition and health : a systematic review and meta-analysis », American Journal of Public Health, vol. 97, n° 4, 2007, p. 667 – 675 ; Woodword-Lopez G. and others, « To what extent have sweetened beverages contributed to the obesity epidemic ? », Public Health Nutrition, vol. 14, n° 3, 2011, p. 599 – 609.
- La Stratégie mondiale pour l’alimentation, l’exercice physique et la santé adoptée en 2010 au sein de l’OMS invite les gouvernements à recourir à des taxes sur les aliments et à des subventions pour promouvoir l’adoption d’un régime alimentaire sain (doc. ONU A/66/83, par. 42). Par une loi n° 247 du 30 mars 2011 (loi relative à la taxe sur les graisses), le Danemark a imposé, à partir du 1er octobre 2011, une nouvelle taxe sur les graisses saturées pour toute une gamme de produits alimentaires, en partant du constat que le remplacement de graisses saturées par des acides gras poly-insaturé réduit le risque de maladies cardiovasculaires (Astrup A. et al., « The role of reducing intakes of saturated fat in the prevention of cardiovascular disease : where does the evidence stand in 2010 ? », American Journal of Clinical Nutrition, vol. 93, n° 4, 2011, p. 684 – 688). Il a ensuite dû revenir sur cette mesure sous la pression du secteur concerné. Mais d’autres États de l’Union européenne ont suivi cet exemple. En Hongrie, depuis le 1er septembre 2011, une taxe est perçue sur les produits contenant « trop » de sel, de sucres ou de graisses, c’est-à-dire sur la « malbouffe », tandis que les taxes sur les sodas ont augmenté de 10%. Toujours en 2011, la Finlande a augmenté la TVA sur les confiseries et les boissons gazeuses sucrées. La France a introduit une taxe sur les boissons contenant des sucres ajoutés ; le gouvernement français a cependant dû renoncer, en novembre 2012, au projet d’introduire une taxe (dite « taxe Nutella ») sur l’huile de palme. Ces développements sont examinés dans le rapport soumis par le Rapporteur spécial sur le droit à l’alimentation, Olivier De Schutter, à la dix-neuvième session du Conseil des droits de l’homme (doc. ONU A/HRC/19/59, 26 déc. 2011, para. 39), et par E. van Nieuwenhuyze, Regulating Nutrition and Health Claims : EU Food Law’s Poisoned Chalice ?, thèse de doctorat présentée à la Faculté de droit de l’université catholique de Louvain (dir. P. Nihoul), non publiée, mars 2015, p. 489 – 490.
- À l’inverse, les études disponibles montrent que l’introduction d’une taxe sur les boissons ou aliments les moins sains peut avoir un impact significatif sur la consommation : une taxe de 10% sur les sodas entraine ainsi en moyenne une baisse de 8 à 10% des achats de ces boissons, et la baisse est surtout importante parmi les ménages précarisés : voy. Andreyeva T. et al., « The impact of food prices on consumption : a systematic review of research on the price elasticity of demand for food », American Journal of Public Health, vol. 100, n° 2, 2010, p. 220.