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Colombie. Juan Manuel Santos, le triomphe de l’unité nationale ?

Numéro 07/8 Juillet-Août 2010 - Amérique latine par Nadia Rios

juillet 2010

Le 20 juin der­nier, Juan Manuel San­tos rem­por­tait le deuxième tour des élec­tions pré­si­den­tielles colom­biennes avec 69,05% des voix. Cette majo­ri­té écra­sante, la plus grande dans l’histoire élec­to­rale du pays, est le résul­tat de son appel à l’unité natio­nale. La nais­sance de ce gou­ver­ne­ment dit d’unité, ain­si que ses fon­de­ments — l’héritage d’Alvaro Uribe et une coa­li­tion de […]

Le 20 juin der­nier, Juan Manuel San­tos rem­por­tait le deuxième tour des élec­tions pré­si­den­tielles colom­biennes avec 69,05% des voix. Cette majo­ri­té écra­sante, la plus grande dans l’histoire élec­to­rale du pays, est le résul­tat de son appel à l’unité natio­nale. La nais­sance de ce gou­ver­ne­ment dit d’unité, ain­si que ses fon­de­ments — l’héritage d’Alvaro Uribe et une coa­li­tion de la classe poli­tique tra­di­tion­nelle — posent des défis impor­tants au pays en termes démocratiques.

Quelques jours avant le pre­mier tour des élec­tions pré­si­den­tielles, il était dif­fi­cile de pré­voir l’existence d’un gou­ver­ne­ment basé sur l’unité. Les son­dages effec­tués au mois de mai lais­saient pré­voir une « éga­li­té tech­nique » au pre­mier tour entre les deux prin­ci­paux can­di­dats, Juan Manuel San­tos et Anta­nas Mockus, et une vic­toire de ce der­nier au deuxième tour.

Il est vrai que le pays sem­blait immer­gé dans la « vague verte », nom don­né au mou­ve­ment civique qui sui­vait avec fer­veur la can­di­da­ture du mathé­ma­ti­cien et pro­fes­seur de phi­lo­so­phie Anta­nas Mockus. La popu­la­ri­té du nou­veau Par­ti Vert1 don­nait l’impression qu’il crois­sait à une vitesse accé­lé­rée grâce à son pro­gramme inno­va­teur basé sur la trans­pa­rence, le res­pect des lois et des règles civiques ain­si qu’une dis­tance vis-à-vis de la classe poli­tique tra­di­tion­nelle. Le dis­cours se pré­sen­tait d’autant plus attrac­tif qu’il s’inscrivait dans le contexte de la fin du deuxième man­dat d’Álvaro Uribe. Ce der­nier concluait ses huit années au pou­voir avec une popu­la­ri­té de près de 70%, grâce à ses vic­toires face aux Farc et au main­tien de la crois­sance éco­no­mique, mais avec une longue liste de scan­dales de cor­rup­tion et de vio­la­tion des droits de l’homme der­rière lui.

Mais le 30 mai, lors du pre­mier tour, Anta­nas Mockus n’a rem­por­té que 21,49% des voix, alors que Juan Manuel San­tos, le can­di­dat du gou­ver­ne­ment en place, célé­brait déjà sa vic­toire avec 46,56% des votes. La conjonc­ture élec­to­rale a mon­tré que les son­dages ne sont jamais fiables, mais plus impor­tant encore, les résul­tats confir­maient la puis­sance de l’uribisme dans la poli­tique natio­nale. C’est d’autant plus évident que les pro­po­si­tions inno­va­trices de Mockus ne por­taient que sur les pra­tiques poli­tiques, c’est-à-dire la forme de gou­ver­ner et non pas sur le conte­nu de l’uribisme lui-même.

Le deuxième tour a accen­tué cette ten­dance. L’abstentionnisme a certes été de 55%, mais près de neuf mil­lions de Colom­biens ont voté pour San­tos (69,05%) alors que seule­ment trois mil­lions et demi conti­nuaient à suivre le Par­ti Vert (27,52%). Cer­tains ont cher­ché à expli­quer ces résul­tats par les fai­blesses de Mockus : son dis­cours trop intel­lec­tuel et confus, son inex­pé­rience sur l’arène poli­tique natio­nale, son manque de déter­mi­na­tion face aux Farc et même (pour une petite mino­ri­té) son adhé­sion aux poli­tiques néo­li­bé­rales consta­tées lors de ses man­dats à la mai­rie de Bogota.

La véri­té est qu’un chan­ge­ment des struc­tures du pays n’intéresse qu’une petite par­tie de la popu­la­tion. Au pre­mier tour, le par­ti de gauche PDA (Par­ti démo­cra­tique alter­na­tif), incar­nant une véri­table force de chan­ge­ment, n’a obte­nu que 9,15% des voix. Pour le reste, l’opposition entre Mockus et San­tos était sur­tout une ques­tion de forme, très impor­tante en termes éthiques dans un pays où règnent la cor­rup­tion, l’impunité et l’argent facile, mais fina­le­ment pas convain­cante pour la majo­ri­té des Colom­biens qui pré­fère voir conso­li­dés les résul­tats d’Uribe en termes de sécu­ri­té, de crois­sance éco­no­mique et de poli­tiques sociales, sans tenir compte des moyens mis en place pour y arriver.

Cette grande adhé­sion de la socié­té colom­bienne aux prin­cipes de l’uribisme — basée elle-même sur la peur face au « ter­ro­risme » et à un manque de conscience face aux struc­tures socioé­co­no­miques — per­met donc de com­prendre un des pre­miers fon­de­ments du gou­ver­ne­ment d’unité de San­tos : l’héritage d’Álvaro Uribe.

Poursuite du projet uribiste

Juan Manuel San­tos a quit­té son poste de ministre en mai 2009 pour deve­nir can­di­dat pré­si­den­tiel dans des condi­tions incer­taines puisque le pro­jet de réfé­ren­dum popu­laire qui devait conduire à la deuxième réélec­tion d’Uribe a seule­ment été annu­lé par la Cour Consti­tu­tion­nelle à la fin du mois de mars 2010. La cam­pagne élec­to­rale a été courte, mais San­tos en est sor­ti gagnant parce qu’il repré­sen­tait le par­ti le plus radi­cal de l’uribisme (le Par­ti de la U) et qu’en tant que ministre de la Défense, il se mon­trait comme le meilleur garant des piliers de ce gouvernement.

En termes de sécu­ri­té, San­tos béné­fi­cie d’un taux éle­vé de popu­la­ri­té grâce aux résul­tats mili­taires his­to­riques de ces der­nières années : la libé­ra­tion d’un grand nombre de per­sonnes déte­nues par les Farc ; les coups por­tés contre des membres « intou­chables » du secré­ta­riat de la gué­rilla ; la cap­ture de plu­sieurs chefs des car­tels de la drogue et la démo­bi­li­sa­tion de mil­liers de com­bat­tants des dif­fé­rents groupes armés.

Sur le plan éco­no­mique, San­tos ins­pire la confiance néces­saire pour le main­tien de l’investissement de capi­tal étran­ger dans le pays, d’une part parce qu’il appar­tient à l’élite éco­no­mique du pays, mais sur­tout parce qu’il a été ministre du Com­merce exté­rieur et ministre de l’Économie dans des gou­ver­ne­ments pion­niers en poli­tiques d’ouverture et de privatisations.

D’un point de vue social, il a mis en avant sa volon­té de pour­suivre les pro­grammes d’action sociale mis en place depuis 2005, dont le plus popu­laire est « Familles en action », un sub­side octroyé à près de deux mil­lions de familles défa­vo­ri­sées en échange de garan­ties concer­nant la sco­la­ri­sa­tion et la san­té des enfants.

Tou­te­fois, la conti­nui­té qu’incarne Juan Manuel San­tos n’explique pas à elle seule le triomphe le plus impor­tant dans l’histoire élec­to­rale natio­nale. La dif­fé­rence de voix entre le pre­mier et le deuxième tour est à com­prendre aus­si dans l’habileté poli­tique qu’il a déve­lop­pée lors de sa cam­pagne élec­to­rale qui reflé­tait sa tra­jec­toire dans la vie publique. Le nou­veau pré­sident appar­tient à la classe diri­geante du pays : il est des­cen­dant d’Eduardo San­tos, ancien pré­sident et chef du Par­ti libé­ral, et sa famille a été pro­prié­taire d’El Tiem­po, jour­nal de grande influence poli­tique. Il a lui-même long­temps mili­té au sein du Par­ti libé­ral et a été membre du cabi­net minis­té­riel du conser­va­teur Andrés Pas­tra­na avant de fon­der par la suite le Par­ti de la U.

Fort de ses influences et de son oppor­tu­nisme poli­tique, il n’a pas hési­té à se ser­vir de tous les moyens pos­sibles lors de sa cam­pagne élec­to­rale : les pro­grammes assis­ten­tia­listes d’action sociale, un arse­nal éco­no­mique qui lui a per­mis de com­bi­ner anciennes et nou­velles pra­tiques élec­to­rales (du trans­port, de la nour­ri­ture et de l’argent dans les quar­tiers pauvres et un groupe d’experts en mar­ke­ting élec­to­ral venu des États-Unis) et sur­tout les réseaux clien­té­listes de la classe poli­tique tra­di­tion­nelle, proche d’Uribe ou non, qui ont per­mis cette acca­blante majo­ri­té du deuxième tour. Avoir construit cette coa­li­tion clien­té­liste consti­tue donc le deuxième fon­de­ment du gou­ver­ne­ment d’unité de ce grand stratège.

Fragilité du système démocratique

En somme, Juan Manuel San­tos repré­sente la com­bi­nai­son par­faite de l’élite tech­no­cra­tique et de la classe poli­tique tra­di­tion­nelle. Dans une pers­pec­tive his­to­rique, il incarne la capa­ci­té de la classe diri­geante colom­bienne à s’adapter aux chan­ge­ments afin de res­ter au pou­voir. C’est en tout cas à par­tir de cette com­bi­nai­son idéale que l’appel à l’unité natio­nale est deve­nu pos­sible. Le nou­veau pro­jet d’unité nait de l’uribisme, mais cherche à le dépas­ser : il accepte tous ceux qui ne veulent pas être exclus du pou­voir. En regar­dant de près ces deux fon­de­ments, on peut pré­voir que le nou­veau gou­ver­ne­ment dit d’unité aura d’importants défis à rele­ver en termes démocratiques.

En effet, San­tos hérite éga­le­ment des points noirs de l’uribisme. Le plus grave excès de la poli­tique de « sécu­ri­té démo­cra­tique » concerne le non-res­pect des droits de l’homme. Le pays garde en mémoire la mort de près de deux-mille jeunes assas­si­nés par l’armée et pré­sen­tés comme des mili­tants des Farc dans le but de mon­trer des résul­tats au gou­ver­ne­ment. L’ombre de ce scan­dale — décou­vert lorsque San­tos était encore ministre de la Défense — et les démarches judi­ciaires enta­mées par un col­lec­tif des mères de ces jeunes vont peser sur San­tos et sa poli­tique mili­taire. Dans le même registre, San­tos devra gérer le sort du DAS (ser­vice d’intelligence colom­bien) qui, sous le gou­ver­ne­ment d’Uribe, a mis sur écoute, infil­tré des espions et mené des cam­pagnes de dis­cré­dit contre les membres de l’opposition et des magis­trats des cours de jus­tice. En matière socioé­co­no­mique, avec un taux de chô­mage de 12,2%, un sec­teur infor­mel de près de 55% et une aug­men­ta­tion du dépla­ce­ment for­cé de près de 25% chaque année, on peut espé­rer que les pro­messes de San­tos concer­nant une meilleure « pros­pé­ri­té démo­cra­tique » soient réelles et que son pro­gramme ne s’arrête pas à l’augmentation de l’investissement étran­ger et aux pro­grammes sociaux assistentialistes.

De manière géné­rale, une réforme du sys­tème judi­ciaire s’impose après la poli­tique d’impunité du gou­ver­ne­ment pré­cé­dent concer­nant les affaires de cor­rup­tion qui impli­quaient toutes les branches du gou­ver­ne­ment et de l’État ain­si qu’en matière des droits de l’homme (manque de garan­ties pour l’opposition, les syn­di­ca­listes et les juges et non-répa­ra­tion aux vic­times du conflit armé). Quant aux rela­tions inter­na­tio­nales, San­tos hérite des ten­sions avec les pays voi­sins. Le sys­tème judi­ciaire équa­to­rien a lan­cé un ordre de cap­ture contre lui à cause du bom­bar­de­ment en ter­ri­toire équa­to­rien du camp de Raúl Reyes et, du côté véné­zué­lien, Hugo Chá­vez reproche à cet ancien ministre d’avoir signé un accord avec les États-Unis pour l’utilisation de sept bases mili­taires colombiennes.

Le deuxième pilier du gou­ver­ne­ment dit d’unité est le style conci­lia­teur qui per­met à San­tos de se dis­tan­cier de l’intolérance carac­té­ris­tique d’Uribe. Il s’avère certes inté­res­sant dans cer­tains cas, comme celui de l’amélioration des rela­tions avec les cours de jus­tice et donc de l’indépendance du pou­voir judi­ciaire, mais il est aus­si por­teur des dérives anti­dé­mo­cra­tiques. Dans un contexte où les forces de l’uribisme, avec le Par­ti de la U en tête, regroupent plus de 80% des sièges dans les deux chambres du Congrès, la seule force d’opposition sera le PDA avec à peine 8% de repré­sen­ta­tion. Par ailleurs, la coa­li­tion créée par San­tos inclut des forces poli­tiques et des per­son­na­li­tés tel­le­ment dif­fé­rentes qu’il est dif­fi­cile de ne pas croire à l’augmentation des accords clien­té­listes et bureaucratiques.

Le grand per­dant de ces élec­tions sera sur­ement le sys­tème poli­tique colom­bien dans la mesure où les par­tis conti­nue­ront à être affai­blis par l’uribisme et ses alliances clien­té­listes. À ce sujet, cer­tains Colom­biens se sou­viennent de la période du « Frente Nacio­nal », accord réa­li­sé entre le Par­ti libé­ral et le Par­ti conser­va­teur, qui ins­tau­rait leur alter­nance au pou­voir pen­dant seize ans et excluait du sys­tème toute forme d’opposition. C’est au cours de cette période des années soixante et sep­tante qu’émergèrent et se conso­li­dèrent dif­fé­rents groupes armés.

  1. La cou­leur verte a été choi­sie par les trois anciens maires de
    Bogo­ta qui ont fon­dé ce par­ti pour ren­for­cer l’idée de réno­vation poli­tique en se dif­fé­ren­ciant des autres cou­leurs des par­tis exis­tants et non pas comme une branche colom­bienne des par­tis éco­lo­giques connus ailleurs dans le monde.

Nadia Rios


Auteur

Nadia Rios est licenciée en sciences politiques de l'[Université catholique de Louvain->http://www.uclouvain.be]. Elle vit à Bogota