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Colombie. Faire la paix contre la guerre

Numéro 7 - 2016 par Laurence Mazure

novembre 2016

« Est-ce qu’on peut inven­ter un sens nou­veau de la paix contre la guerre ? Ne pas faire la guerre à la guerre, mais faire la paix contre la guerre ? » Début sep­tembre, le phi­lo­sophe et his­to­rien Michel Serres s’exprimait en ces termes à l’occasion d’une entre­vue du quo­ti­dien fran­çais Le Monde. Or « Faire la paix contre la guerre » est […]

« Est-ce qu’on peut inven­ter un sens nou­veau de la paix contre la guerre ? Ne pas faire la guerre à la guerre, mais faire la paix contre la guerre ? » Début sep­tembre, le phi­lo­sophe et his­to­rien Michel Serres s’exprimait en ces termes à l’occasion d’une entre­vue du quo­ti­dien fran­çais Le Monde. Or « Faire la paix contre la guerre » est pro­ba­ble­ment la meilleure défi­ni­tion de ce que doivent être des accords de paix.

Jus­te­ment, le dimanche 2 octobre, de l’autre côté de l’Atlantique, en Colom­bie, tout le monde atten­dait l’approbation par plé­bis­cite de l’Accord final de paix signé par le gou­ver­ne­ment colom­bien et la gué­rilla des Farc le 24 aout der­nier et célé­bré en grande pompe à Car­tha­gène ce 26 sep­tembre devant la com­mu­nau­té internationale.

Faire la paix contre la guerre reve­nait à approu­ver les mesures por­tant sur six points essen­tiels afin de réduire les inéga­li­tés struc­tu­relles qui sont à l’origine de cin­quante-deux ans de guerre civile, pour appor­ter jus­tice, véri­té et répa­ra­tion aux vic­times du conflit, et pour per­mettre l’intégration des Farc dans la vie du pays après leur désar­me­ment et leur trans­for­ma­tion en par­ti politique.

Inver­se­ment, voter « non » reve­nait à reje­ter d’un bloc cet accord his­to­rique, et les quatre années de négo­cia­tions ardues qui y ont mené, ain­si que le tra­vail de toute la socié­té civile colom­bienne qui a réus­si, quoi que l’on en dise, à faire entendre sa voix et à inflé­chir cer­tains points, plus par­ti­cu­liè­re­ment en ce qui concerne les vic­times et les com­pen­sa­tions qui leur sont dues au nom de la récon­ci­lia­tion du pays avec lui-même.

Dans les son­dages, aux­quels il ne faut jamais trop se fier, tout parais­sait jouer en faveur du « Oui ».

Sauf que… pour « faire la paix contre la guerre », encore fal­lait-il que les élec­teurs se donnent la peine d’aller voter. Certes, le vote n’est pas obli­ga­toire en Colom­bie, à la dif­fé­rence de nom­breux pays d’Amérique latine. Mais l’énormité de l’enjeu — la paix plu­tôt que la guerre, la vie plu­tôt que la mort — lais­sait pré­su­mer une issue positive.

Cela n’a pas été le cas.

On a assis­té à la vic­toire du « Non » avec une avance de… 54681 voix. Dire que le « Non » l’a empor­té avec 50,2% des suf­frages expri­més, contre 49,8% pour le « Oui », ne suf­fit pas : seuls 37% des élec­teurs ins­crits sont allés voter au scru­tin le plus pai­sible et sécu­ri­sé de toute l’histoire colom­bienne. Ce véri­table scan­dale socié­tal cor­res­pond à une abs­ten­tion de 63% — un taux his­to­rique, hélas, jamais atteint au cours des vingt-deux der­nières années, comme l’a sou­li­gné BBC Mun­do.

Les Colom­biens ont un mot pour cela : la indo­len­cia — une insen­si­bi­li­té mêlée de paresse, carac­té­ris­tique des classes moyennes, sur­tout dans les grandes villes, qui montrent depuis des décen­nies une indif­fé­rence crasse vis-à-vis des vic­times de la guerre et, pire, vis-à-vis de la guerre elle-même, comme si elle n’existait pas ou fai­sait par­tie du mode de vie — avec un désen­ga­ge­ment total de toute res­pon­sa­bi­li­té civique.

Car c’est bien cette indif­fé­rence-là qui a per­mis cette vic­toire du « Non », mené par le séna­teur et ex-pré­sident Álva­ro Uribe et son par­ti le Centre démo­cra­tique, contre le « Oui » du pré­sident San­tos et de sa coa­li­tion pour la paix, selon des moda­li­tés qu’il convient d’analyser de plus près.

Aux pré­si­den­tielles de juin 2014, les régions péri­phé­riques les plus dure­ment frap­pées par la guerre avaient lar­ge­ment contri­bué à la réélec­tion du pré­sident San­tos, per­met­tant la conclu­sion des négo­cia­tions avec les Farc, tan­dis que le centre du pays sou­te­nait le can­di­dat du Centre démo­cra­tique. Aujourd’hui, la répar­ti­tion géo­gra­phique du « Oui » et du « Non » se super­pose dans la plu­part des cas à la carte de 2014 : une fois de plus, les plus pauvres et les plus meur­tris par la guerre ont mas­si­ve­ment voté en faveur de l’accord de paix. Mais cette fois-ci, ils n’ont pas gagné. Entre 2014 et 2016, le par­ti de San­tos et du « Oui » a per­du envi­ron 1,5 mil­lion d’électeurs. Même chose pour le par­ti de l’ex-président Uribe et du « Non » : il enre­gistre lui aus­si une baisse de 500.000 voix. Ces 2 mil­lions d’électeurs en moins, c’est toute la dif­fé­rence entre 47% de par­ti­ci­pa­tion aux pré­si­den­tielles de 2014 et 37% au plé­bis­cite sur la paix. Et par­mi eux, ce 1,5 mil­lion de per­sonnes qui ne se sont pas don­né la peine d’aller voter, c’est toute la dif­fé­rence entre un « Oui » qui était pos­sible, et le « Non » de la indo­len­cia qui a tou­jours fait pas­si­ve­ment le lit de la guerre.

Dans les 48 heures qui ont sui­vi le choc de ce résul­tat, le gou­ver­ne­ment et la gué­rilla des Farc ont tous deux réaf­fir­mé leur res­pon­sa­bi­li­té vis-à-vis de leur enga­ge­ment pour la paix et pour le main­tien du ces­sez-le-feu bila­té­ral signé le 23 juin dernier.

Depuis, l’attribution du prix Nobel de la paix au pré­sident San­tos le ven­dre­di 7 octobre a été un geste cen­sé démon­trer le sou­tien de la com­mu­nau­té inter­na­tio­nale à l’Accord final de paix.

Tou­te­fois, l’«effet prix Nobel » pour­rait être très limi­té. Bien que décer­né au nom d’un accord de paix his­to­rique, ce prix est ban­cal car il n’inclut qu’une seule des deux par­ties, à savoir, le pré­sident colom­bien, alors que la gué­rilla des Farc est tout autant impli­quée que lui dans l’aboutissement posi­tif et concret de quatre ans de tra­vail intensif.

L’opinion locale, elle, semble être peu sen­sible au sym­bo­lisme du Nobel : selon le grand quo­ti­dien colom­bien El Espec­ta­dor, un son­dage effec­tué mar­di 18 octobre révé­lait qu’en dépit de ce prix, le sou­tien à Juan Manuel San­tos était retom­bé à 34% après être briè­ve­ment mon­té à 36% au moment de l’annonce de cette recon­nais­sance internationale.

De plus, en ostra­ci­sant le nom des Farc, ce demi-Nobel risque de jouer dans le sens des inté­rêts de l’ex-président Uribe qui, sur­fant sur un plé­bis­cite rem­por­té par défaut, n’a de cesse de dis­cré­di­ter l’Accord final de paix en mul­ti­pliant les manœuvres dila­toires en vue d’une renégociation.

Les dan­gers d’une telle pos­ture n’échappent pas à l’opinion inter­na­tio­nale : ain­si le 14 octobre, l’éditorial du New York Times aler­tait sur le rôle dan­ge­reux d’Álvaro Uribe, en le dési­gnant comme « l’homme qui est en train de blo­quer la paix ». Le grand quo­ti­dien amé­ri­cain n’a pas pris de gants pour rap­pe­ler une cam­pagne du « Non » « hyper­bo­lique et trom­peuse », décla­rant que le pré­sident San­tos allait offrir l’impunité totale aux Farc, que leur com­man­dant Timo­leon Jimé­nez, de son vrai nom Rodri­go Lon­doño, allait prendre la tête du pays, ou bien encore que les inté­rêts du sec­teur pri­vé étaient direc­te­ment mena­cés par l’accord de paix. Cette opé­ra­tion de dés­in­for­ma­tion et de pro­pa­gande a d’ailleurs été publi­que­ment recon­nue par Juan Car­los Vélez, res­pon­sable de la cam­pagne élec­to­rale du « Non », qui a pré­ci­sé que l’objectif avait été de pro­vo­quer non une réflexion sur le conte­nu des 297 pages de l’Accord final de paix, mais un état d’indignation afin de pous­ser les élec­teurs à le reje­ter par les urnes.

L’avenir ?

Pour le moment l’application de l’accord de paix se trouve dans les limbes de l’incertitude, en atten­dant un accord poli­tique avec le clan du « Non » qui avait jusqu’à ce jeu­di 20 octobre pour remettre ses pro­po­si­tions aux négo­cia­teurs de La Havane.

Mais le temps presse : le négo­cia­teur des Farc Iván Már­quez a sou­li­gné que, en cas de retard trop impor­tant, le risque serait de « pas­ser des limbes à l’enfer », la gué­rilla devant conti­nuer à prendre en charge ses troupes alors qu’elle n’en a plus les moyens économiques.

En atten­dant, tous les jours depuis le lun­di 3 octobre, des dizaines de mil­liers de Colom­biens à tra­vers tout le pays témoignent de la vigueur du mou­ve­ment social, y com­pris dans les zones les plus dif­fi­ciles. Par­tout, les sec­teurs pro­gres­sistes et des per­sonnes venues d’horizons dépas­sant les cli­vages poli­tiques réclament l’application la plus prompte pos­sible de l’Accord final de paix — celui qui a bel et bien été signé le 24 aout et célé­bré le 26 sep­tembre der­nier — pour « faire la paix » contre ceux qui vou­draient conti­nuer à faire la guerre.

Laurence Mazure


Auteur

http://www.lecourrier.ch/journaliste/laurence_mazure