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Colombie. De San Vicente del Caguán à La Havane

Numéro 6 - 2016 par Laurence Mazure

octobre 2016

« Retour amont » : ces mots du poète René Char se sont impo­sés, lorsque j’ai redé­cou­vert les archives audio de mon pre­mier séjour en Colom­bie (sep­tembre 1998-juillet 2000) durant lequel j’ai sui­vi le pro­ces­sus de paix de San Vicente del Caguán, une loca­li­té où je me suis ren­due en octobre 1999. Dix-sept ans plus tard, qu’est-ce que […]

Le Mois

« Retour amont » : ces mots du poète René Char se sont impo­sés, lorsque j’ai redé­cou­vert les archives audio de mon pre­mier séjour en Colom­bie (sep­tembre 1998-juillet 2000) durant lequel j’ai sui­vi le pro­ces­sus de paix de San Vicente del Caguán, une loca­li­té où je me suis ren­due en octobre 1999.

Dix-sept ans plus tard, qu’est-ce que les voix des gué­rillé­ros et des civils ren­con­trés nous racontent encore ? Quelles visions de l’avenir expri­maient-elles déjà ? Quels aver­tis­se­ments aussi ?

Retrou­ver et dévi­der le fil de l’histoire col­lec­tive de San Vicente et des envi­rons jusqu’à aujourd’hui, place l’attente de l’accord de paix final dans une lumière double : celle des avan­cées sans retour et celle des der­niers dan­gers à affron­ter avant qu’un état de paix puisse exis­ter sur tout le ter­ri­toire colombien.

Un com­man­dant des Forces armées révo­lu­tion­naires de Colom­bie (Farc) prend la parole : « Le para­mi­li­ta­risme est une poli­tique de l’État colom­bien, qui s’inscrit dans une stra­té­gie anti-insur­rec­tion­nelle. Les forces armées et la police donnent de l’importance aux AUC (Auto­dé­fenses unies de Colom­bie) car ain­si, ils n’apparaissent pas comme les exé­cu­tants de la ter­reur offi­cielle. […] Cela se sait et a été prou­vé, des offi­ciers ont été démis de leurs fonc­tions à la suite de mas­sacres. […] Quant à nous, nous pen­sons que les négo­cia­tions de paix peuvent avan­cer par un che­min beau­coup plus sûr : celui du déman­tè­le­ment du paramilitarisme. »

Un autre com­man­dant de la gué­rilla enchaine : « Nous sommes convain­cus que la paix a besoin de pers­pec­tives en matière de déve­lop­pe­ment […]. Il faut aider les pay­sans ain­si que les indus­tries agroa­li­men­taires locales, et résoudre le pro­blème du chô­mage. […] La paix peut géné­rer de nou­veaux inves­tis­se­ments […]. Il faut un nou­veau gou­ver­ne­ment, un nou­vel État pour résoudre les pro­blèmes en matière de san­té et d’éducation. »

Les voix de 1999

Les voix sont intactes sur les anciennes cas­settes de repor­tage : ce n’est pas La Havane en 2016, mais San Vicente del Caguán en octobre 1999, durant le der­nier pro­ces­sus de paix en date, qui s’est dérou­lé de fin 1998 au 21 février 2002 sous le man­dat du pré­sident Andrés Pastrana.

Ce 9 octobre 1999, cela fait à peine un an que le pré­sident a mis en place la zone démi­li­ta­ri­sée de 40000 kilo­mètres car­rés contrô­lée par les Farc. Les loca­li­tés de San Vicente ain­si que Los Pozos et Car­ta­ge­na del Chai­ra abritent les négo­cia­tions entre le gou­ver­ne­ment et la gué­rilla — les troi­sièmes d’une longue série car depuis la fon­da­tion des Farc en 1964, il y a déjà eu les dia­logues de La Uribe (1984) et de Casa Verde (1990).

Échos du Caguán

Le pre­mier com­man­dant s’appelle Iván Ríos, en charge des rela­tions de la gué­rilla avec la presse. Le second est Simon Tri­ni­dad. Il fait lui aus­si par­tie du haut com­man­de­ment. Tous deux par­ti­cipent régu­liè­re­ment, ain­si que d’autres gué­rillé­ros, aux émis­sions d’Ecos del Caguán, une radio com­mu­nau­taire créée par des jeunes avec l’aide du père Luis Fer­nan­do Moli­na, prêtre aux fortes convic­tions sociales, qui a jadis eu pour com­pa­gnon de sémi­naire Iván Mar­quez, membre du com­man­de­ment des Farc.

Les prio­ri­tés de la radio ? La paix par le dia­logue, l’éducation, l’information, et aus­si le diver­tis­se­ment. L’antenne est un espace social qui accueille les ques­tions locales : les gens appellent et sug­gèrent des solu­tions à des pro­blèmes quo­ti­diens — ramas­sage des ordures, accès à l’eau.

Depuis le début des négo­cia­tions, les Farc ont sou­hai­té se joindre à un espace de débat. Alors Ecos del Caguán donne aus­si la parole à la gué­rilla, aux auto­ri­tés muni­ci­pales, et aux habi­tants de San Vicente et des alen­tours. Pour eux, un coup de fil en direct à la sta­tion est la seule occa­sion de poser les ques­tions qui les pré­oc­cupent. Les gens ne donnent jamais leur nom, par peur d’être stig­ma­ti­sés, mais ils inter­pellent Iván Ríos, Simon Tri­ni­dad et le maire : « Que se passe-t-il réel­le­ment à San Vicente et dans la région ? », « Pour­quoi n’a‑t-on pas consul­té les habi­tants avant de créer la zone démi­li­ta­ri­sée ? », « Com­ment peut-on espé­rer la paix si le chô­mage et la pau­vre­té conti­nuent ? » « Pour­quoi, chaque fois que les grands médias parlent de cultures illi­cites de coca, dit-on que ça se passe ici ? »

Une poignée de main dans la jungle

Com­ment en est-on arri­vé-là ? Un an plus tôt, durant la cam­pagne pré­si­den­tielle de 1998, Manuel Maru­lan­da Vélez, pseu­do­nyme de Pedro Anto­nio Marín, un des fon­da­teurs des Farc et son chef his­to­rique indis­cu­té, se réunit dans la jungle avec le can­di­dat Pas­tra­na. Tous deux s’engagent à mener des négo­cia­tions de paix si ce der­nier est élu.

Mais le jour de l’ouverture offi­cielle du pro­ces­sus de paix du Caguán, le 7 jan­vier 1999, le pré­sident Pas­tra­na n’a qu’une chaise vide pour voi­sin, Maru­lan­da et la gué­rilla jugeant que les condi­tions de sécu­ri­té ne sont pas réunies.

Depuis, les négo­cia­tions passent par quelques hauts et beau­coup de bas.

Pour­tant, le 26 mai 1999, les deux par­ties concluent l’Agenda com­mun pour la paix. Les douze points à négo­cier portent, entre autres, sur une poli­tique agraire inté­grale, la lutte contre le tra­fic de drogue, les droits de l’homme, le rôle des forces armées, et les méca­nismes finaux des accords.

Mais le jour même de cette avan­cée, les forces armées et le ministre de la Défense, Rodri­go Llo­re­da (qui, le 3 aout 1998, avant l’investiture du pré­sident Pas­tra­na ren­con­trait déjà le pré­sident Clin­ton pour poser les jalons du futur plan Colom­bia), orchestrent une crise, à coups de démis­sions vite ren­gai­nées, pour pro­tes­ter contre l’existence de la zone démi­li­ta­ri­sée qui rend pos­sibles les dia­logues et cet agen­da com­mun. Les Farc répondent en refu­sant toute sur­veillance inter­na­tio­nale des négo­cia­tions et de la zone.

La vie, entre peurs et stigmatisations en tous genres

D’autres sujets sont abor­dés à Ecos del Caguán : un des ani­ma­teurs, Eduar­do, explique qu’ils donnent de larges temps d’antenne aux proches des mili­taires et poli­ciers rete­nus pri­son­niers par les Farc, pour envoyer des mes­sages de sou­tien, « en espé­rant vrai­ment contri­buer ain­si au pro­ces­sus de paix ».

Mais en matière de paix, rien n’est simple. Son col­lègue, Efraim, explique que les grands médias colom­biens qui débarquent à San Vicente, les traitent avec sus­pi­cion et publient des articles qui stig­ma­tisent la zone : « Cela fait beau­coup de mal à tous les habi­tants, en fait à tous les Colom­biens, car si le pro­ces­sus de paix se brise, nous souf­fri­rons tous. Nous espé­rons vrai­ment abou­tir à un accord de paix, sinon le conflit va se faire sen­tir avec force à tra­vers tout le pays. […] La grande peur, ce sont les para­mi­li­taires. » Luis Fer­nan­do confirme : « Les gens ont peur qu’après [la fin des négo­cia­tions] les para­mi­li­taires viennent ici. »

En ce mois d’octobre 1999, il y a aus­si envi­ron 400 à 500 familles dépla­cées à cause du conflit à San Vicente. Ain­si, en 1996, Daniel a dû fuir le vil­lage où il vivait à deux-cents kilo­mètres de là à la suite des com­bats entre les Farc et l’armée. Sa famille et lui sur­vivent de petits emplois : « Ce serait vrai­ment bien si nous pou­vions avoir la paix, cela génè­re­rait beau­coup de tra­vail, du moins à long terme. » Plus pauvre d’entre les pauvres, Daniel subit le cli­mat de méfiance géné­ra­li­sée : « Il y a des gens qui nous ont accu­sés d’être des auxi­liaires de la gué­rilla, qui ont mena­cé de nous tuer. »

Anto­nio lui aus­si res­sent cette stig­ma­ti­sa­tion : « Cela fait déjà quelque temps que je ne sors plus de San Vicente. Ceux qui se rendent à Nei­va [capi­tale du Meta, région voi­sine] sentent le poids d’être ori­gi­naires d’ici1. »

Des­tins de gué­rillé­ros, 1999 – 2016 :
la mort, la prison

Dix-sept ans plus tard, que sont deve­nus ces per­sonnes et leur vil­lage ? Pour­quoi la peur du retour des para­mi­li­taires est-elle intacte aujourd’hui ? En quoi ce qu’il est adve­nu de San Vicente depuis la sus­pen­sion des négo­cia­tions le 21 février 2002 par le pré­sident Pas­tra­na, parle de tous les risques du post-conflit en 2016 ?

La plu­part des com­man­dants gué­rillé­ros ren­con­trés en 1999 sont morts sous les bombes du plan Colom­bia éla­bo­ré entre le gou­ver­ne­ment colom­bien et les États Unis tout au long des dia­logues du Caguán. Les nou­velles tech­no­lo­gies mili­taires de pointe, négo­ciées dès 2000 pour plus de 7 mil­liards de dol­lars, ont per­mis à l’État d’imposer sa supé­rio­ri­té pour for­cer la gué­rilla à retour­ner à la table des négo­cia­tions, à Cuba, avec un agen­da thé­ma­tique qui reprend les grandes lignes posées durant le Caguán.

La voix du pre­mier com­man­dant, Iván Ríos, de son vrai nom José Juve­nal Velan­dia Topo, résonne d’outre-tombe : il sera assas­si­né par un de ses hommes le 3 mars 2008 — un coup dur de plus pour la gué­rilla dont le numé­ro 2, Raúl Reyes, vient d’être abat­tu, le 1er mars, dans un bom­bar­de­ment amé­ri­ca­no-colom­bien en ter­ri­toire équa­to­rien. De plus, les cir­cons­tances de sa mort font état d’une dégra­da­tion du moral des troupes : aigri par les mau­vaises condi­tions de sur­vie dans les mon­tagnes colom­biennes, et sur­tout ani­mé par l’appât du gain car la tête de Ríos est mise à prix, son chef de sécu­ri­té l’abat puis lui tranche la main droite afin de pou­voir récla­mer sa récom­pense auprès des auto­ri­tés. Mal­gré le sou­tien d’une armée prête à payer ce que l’assassin consi­dé­rait comme son dû, le cou­pable est condam­né à plus dix-huit ans de pri­son — les juges déci­dant pour une fois qu’un crime aus­si cra­pu­leux ne doit pas payer.

On pour­rait dire du second, Ricar­do Pal­me­ra, alias « Simon Tri­ni­dad », que sa voix, elle, résonne d’outre-geôle : cet éco­no­miste, issu d’une famille aisée de Val­le­du­par, diplô­mé d’une des grandes uni­ver­si­tés de Bogotá, milite dans les rangs de l’Union patrio­tique (UP), par­ti fon­dé en 1985 dans le contexte de pré­cé­dentes négo­cia­tions de paix entre le pré­sident Beli­sa­rio Betan­cur et les Farc, afin d’intégrer la gué­rilla à la vie poli­tique du pays.

Mais le suc­cès de l’UP aux élec­tions géné­rales de 1986 va déclen­cher l’extermination sys­té­ma­tique de ses membres (entre 3.500 et 5.000 vic­times), dans une impu­ni­té qua­si totale qui, aujourd’hui encore, main­tient ce dos­sier ouvert auprès de la Cour inter­amé­ri­caine des droits de l’homme. Leurs assas­sins ? Les plus grands mafieux de l’époque, les réseaux para­mi­li­taires, avec la béné­dic­tion des ser­vices de ren­sei­gne­ments et des forces armées.

Pal­me­ra échappe aux assas­sins en rejoi­gnant les Farc en 1987, comme beau­coup d’intellectuels enga­gés et de syn­di­ca­listes. Tenu par les États Unis pour res­pon­sable de l’enlèvement en 2003 de trois agents de la Drug Enfor­ce­ment Admi­nis­tra­tion (DEA), ce qu’il a tou­jours récu­sé, Simon Tri­ni­dad est arrê­té en ter­ri­toire équa­to­rien en 2004 lors d’une opé­ra­tion menée conjoin­te­ment par la police équa­to­rienne et des mili­taires colom­biens, puis rame­né à Bogotá et extra­dé aux États Unis. Jugé et condam­né à soixante ans de pri­son au cours d’un pro­cès mar­qué de nom­breuses ano­ma­lies, il purge sa peine au péni­ten­cier de haute sécu­ri­té de Flo­rence, Colorado.

Civils : pas de trêve pour la peur

À San Vicente, et dans ses envi­rons, l’histoire des civils, vivants et morts, est cer­née par le silence depuis la fin bru­tale de la zone démi­li­ta­ri­sée le 20 février 2002 : la veille, les Farc enlèvent le séna­teur Jorge Gechem après avoir détour­né son avion. Le pré­sident Pas­tra­na met fin aux négo­cia­tions, l’armée et l’aviation colom­bienne reprennent le contrôle des 40.000 kilo­mètres car­rés. Puis le 23 février mal­gré les aver­tis­se­ments caté­go­riques des forces de sécu­ri­té, la can­di­date pré­si­den­tielle Ingrid Betan­court, cré­di­tée de moins de 1% des inten­tions de vote au scru­tin de mai 2002, tente un coup d’éclat en se ren­dant par la route à San Vicente et ter­mine pri­son­nière de la gué­rilla. Cette saga va occul­ter le reste du conflit, ce qui arrange beau­coup de monde car cela per­met d’éluder les vraies ques­tions : qu’est-il arri­vé aux habi­tants de San Vicente et de la zone démi­li­ta­ri­sée après la fin des négociations ?

Dix ans d’attente

En février 2012, lors du dixième anni­ver­saire de la fin de la zone, les jour­na­listes Kathe­rine Loai­za et David Felipe Rincón se rendent dans le Caguán pour le site d’information Ter­ra. Leurs articles et pho­tos révèlent ce qu’a subi la socié­té civile : au sujet de la situa­tion après le 20 février 2002, « le père Moli­na explique qu’après l’arrivée de l’armée colom­bienne […], les com­bats entre les uns et les autres ont eu des consé­quences dévas­ta­trices pour la popu­la­tion civile, qui est tou­jours celle qui se retrouve prise au milieu de tout ».

Les com­men­taires du repor­tage pho­to expliquent cette dévas­ta­tion : « Après le départ de la gué­rilla, en six mois, 163 per­sonnes ont per­du la vie de façon vio­lente à San Vicente. » Ou bien encore : « Par­tout dans les envi­rons, il y a de nom­breuses his­toires de per­sonnes retrou­vées démem­brées ou le ventre rem­pli de pierres pour qu’elles ne flottent pas […] il y a eu beau­coup de cas de morts vio­lentes qui ont été attri­buées, offi­cieu­se­ment, aux groupes para­mi­li­taires voire aux forces armées. »

En fait, les inquié­tudes d’Efraim, Fer­nan­do, Daniel et Anto­nio en octobre 1999 étaient d’autant plus fon­dées que les para­mi­li­taires étaient déjà pré­sents dans la région depuis 1997.

Le massacre annoncé

Dès 1997, les para­mi­li­taires arrivent du nord-ouest du pays, du Cór­do­ba et de l’Urabá, où règnent alors les frères Vicente et Car­los Cas­taño. Ceux-ci sont en train de fédé­rer tous les fronts para­mi­li­taires au niveau natio­nal au sein des AUC, Auto­dé­fenses unies de Colom­bie. Le Bloque Cen­tral Boli­var, qui contrôle déjà par la ter­reur la région du Mag­da­le­na Medio, débarque dans le Caquetá : le dépar­te­ment est un bas­tion de la gué­rilla et des luttes agraires, et il y a gros à gagner pour qui repren­dra aux Farc une par­tie du nar­co­tra­fic. Les grands pro­prié­taires ter­riens, éle­veurs et com­mer­çants du Caguán, eux, réclament l’arrivée des AUC, las­sés des extor­sions et enlè­ve­ments contre ran­çon des Farc.

Les « paras » sont donc déjà pré­sents sur le ter­rain avant le début offi­ciel des négo­cia­tions entre le gou­ver­ne­ment et les Farc. Mais l’ouverture des dia­logues accé­lère leur arri­vée dans la région, et crée une nou­velle géo­gra­phie de la guerre : au nord du Caquetá, à par­tir de San Vicente la gué­rilla contrôle les 40.000 kilo­mètres car­rés de la zone démi­li­ta­ri­sée. Au sud du dépar­te­ment, près de Belén de los Anda­quíes, dans le vil­lage de Puer­to Torres, les hommes du Bloque Cen­tral Boli­var ins­tallent leur centre de com­man­de­ment et de tor­ture dans l’école municipale.

Tout au long des négo­cia­tions du Caguán, la classe poli­tique colom­bienne et de nom­breux sec­teurs de la socié­té occul­te­ront alors ce qui est en train de se pas­ser, à savoir, l’offensive des AUC autour de la zone démi­li­ta­ri­sée et dans tout le pays : du 1er jan­vier 1999 au 31 décembre 2001, 449 mas­sacres para­mi­li­taires, sou­vent effec­tués avec la com­pli­ci­té des forces armées colom­biennes, per­mettent aux AUC de contrô­ler des régions entières, et donc de pans entiers de l’économie et de la vie poli­tique du pays. Une influence à long terme, qui va bien au-delà des démo­bi­li­sa­tions de façade enga­gées à par­tir de 2005 sous la loi dite de « Jus­tice et Paix » durant le pre­mier des deux man­dats du pré­sident Álva­ro Uribe — et qui per­dure aujourd’hui encore, sous de nom­breuses formes.

L’horreur vécue dans le Caquetá et le Caguán est hélas un cas d’école : en 2015, le Cen­tro Nacio­nal de Memo­ria Histó­ri­ca (CNMH) prend l’exemple de Puer­to Torres pour illus­trer l’organisation de la ter­reur par les para­mi­li­taires à l’échelle du pays durant les négo­cia­tions du Caguán.

Ain­si neuf grands mas­sacres para­mi­li­taires sont com­mis dans le sillage de l’ouverture des négo­cia­tions du Caguán le 7 jan­vier 1999. Cette année-là, les AUC per­pètrent un total de 99 mas­sacres. Les grands médias parlent sur­tout d’enlèvements contre ran­çon et d’extorsions des Farc.

Cer­tains intel­lec­tuels contri­buent aus­si à une cer­taine invi­si­bi­li­té du conflit : en aout 1999, quand Daniel Pécaut, direc­teur de recherche à l’École des hautes études en sciences sociales, spé­cia­liste fran­çais de la Colom­bie, reçu par les auto­ri­tés et les uni­ver­si­taires colom­biens, décrète qu’on ne peut par­ler de l’existence d’une guerre civile, dix-sept mas­sacres para­mi­li­taires frappent le ter­ri­toire. Ses écrits répètent la même chose en 2001, année san­glante où les AUC per­pètrent 161 mas­sacres. Car il y a bien une guerre civile en cours, pour contrô­ler des sec­teurs entiers du ter­ri­toire et de son éco­no­mie : le 23 juillet 2001, à San­ta Fé de Rali­to, les quatre grands chefs « paras » se sont réunis dans le plus grand secret avec la classe poli­tique locale et onze membres du Congrès pour signer un pacte stra­té­gique. Le texte éta­blit la « tâche iné­luc­table de refon­der notre patrie, de signer un nou­veau contrat social ».

Du pacte de Ralito à la « parapolitique »

Le texte prend acte de ce qui a déjà été mis en place durant cette période où tous les regards sont fixés sur la gué­rilla, c’est-à-dire, la col­la­bo­ra­tion de pans entiers de la classe poli­tique avec les groupes para­mi­li­taires. Leur but ? Mettre le pou­voir du nar­co­tra­fic, (hommes, armes et argent) au ser­vice de la conquête du pays par cer­tains sec­teurs éco­no­miques et poli­tiques, notam­ment celui d’Álvaro Uribe, pour les élec­tions géné­rales de 2002, puis de 2006. Le pacte de Rali­to n’est pas unique : au moins treize autres pactes simi­laires ont été conclus durant les années 2000 – 2001 dans le plus grand secret et la plus totale illé­ga­li­té, comme le rap­porte la fon­da­tion Arco Iris en mai 2012.

Le pacte de Rali­to n’a été connu que fin 2006 : un des signa­taires tente alors de mini­mi­ser sa culpa­bi­li­té en révé­lant son exis­tence, ouvrant la porte au scan­dale de la « para­po­li­tique » et à la condam­na­tion, entre autres, de soixante membres du Congrès colombien.

La menace paramilitaire prise en compte à La Havane

Aujourd’hui, entre l’accord his­to­rique du 23 juin sur la fin de la guerre entre le gou­ver­ne­ment et les Farc et la signa­ture à venir de l’accord final de paix, la peur est tou­jours pré­sente dans le dépar­te­ment du Caquetá et le Caguán.

En avril der­nier, à Belén de los Anda­quíes, à Puer­to Torres et d’autres loca­li­tés, Álva­ro Ybar­ra Zava­la du quo­ti­dien espa­gnol ABC ren­contre des habi­tants ter­ro­ri­sés par le retour des para­mi­li­taires. Ces der­niers les ont convo­qués pour leur dire : « Nous sommes de retour, c’est notre ter­ri­toire, et nous ne lais­se­rons pas le pays être ven­du aux ter­ro­ristes des Farc par un gou­ver­ne­ment qui tra­hit la nation. » Un des habi­tants exprime la crainte de tous : « Ces per­sonnes [les para­mi­li­taires] se sont déjà mon­trées à La Mona, à Puer­to Torres, et ici, à Val­pa­rai­so. Les gens ont très peur, ils ne veulent pas revivre les hor­reurs qui les ont frap­pés par le pas­sé2. »

Cette menace est d’ailleurs prise en compte dans l’accord du 23 juin, dans la clause 2 sur « Les garan­ties de sécu­ri­té et de lutte contre les orga­ni­sa­tions cri­mi­nelles res­pon­sables des homi­cides et mas­sacres, ou qui portent atteinte aux défen­seurs des droits humains, mou­ve­ments sociaux ou mou­ve­ments poli­tiques » qui concerne aus­si « les orga­ni­sa­tions cri­mi­nelles qui ont été nom­mées héri­tières du para­mi­li­ta­risme ain­si que leurs réseaux d’appuis […]».

Selon Ilde­fon­so Henao, ancien démo­bi­li­sé de la gué­rilla de l’EPL de 1991, qui a tra­vaillé toutes ces der­nières années avec le Haut Conseil pour les droits des vic­times, la paix et la récon­ci­lia­tion auprès de la mai­rie de Bogotá, cet accord crée un équi­libre inédit : « Les Farc se reti­rant de la guerre, les deux tiers des forces armées pour­ront être réorien­tées pour com­battre les orga­ni­sa­tions para­mi­li­taires qui se sont restruc­tu­rées sous de nou­veaux noms, les car­tels dédiés au tra­fic de drogue, et tous leurs sys­tèmes d’alliances — tels que leur coopé­ra­tion cri­mi­nelle avec les pou­voirs locaux, la jus­tice, les ser­vices de san­té et les ser­vices sociaux. Ain­si, la léga­li­té et les ins­ti­tu­tions vont pou­voir être mobi­li­sées pour l’après-conflit, et décla­rer la guerre aux orga­ni­sa­tions illé­gales et aux éco­no­mies qui leur sont asso­ciées3. »

  1. Enre­gis­tre­ments réa­li­sés par l’auteure les 8 et 9 octobre 1999 dans la loca­li­té de San Vicente del Caguán, Caquetá, Colom­bie. Toutes les cita­tions sont extraites de ces sources.
  2. ABC, 10 avril 2016.
  3. Cour­riel d’Ildefonso Henao à l’auteure du 2 juillet 2016.

Laurence Mazure


Auteur

http://www.lecourrier.ch/journaliste/laurence_mazure