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Clivages et partis : une « revisitation », mais encore ?
L’analyse de Vincent de Coorebyter peut être approfondie par deux questions : l’une concerne la profondeur des lignes de fracture, et l’autre, les pratiques politiques sous-jacentes aux structurations en partis politiques. La perte de substance des clivages se traduit notamment par une vie politique marquée par les « combats de chefs », ce qui creuse la crise de la représentation. Faute de discours clairs sur des enjeux précis, la protection minimale des droits individuels et des libertés pourrait être mise en cause.
En conclusion de sa réactualisation des clivages belges et de sa revisitation de la grille d’analyse utilisée traditionnellement par le Crisp depuis sa fondation, Vincent de Coorebyter écrivait : « Les clivages, réalité historique non programmée, ne sont pas éternels : de multiples facteurs peuvent affaiblir et faire disparaître tel ou tel clivage. Le clivage Église-État, qui est un des plus anciens en Europe, a perdu une bonne part de sa force structurante avec la sécularisation et l’individualisation des valeurs qui se sont imposées ces dernières décennies1. »
On ne manquera certes pas de souscrire à ce constat d’un de nos meilleurs analystes de la vie politique belge. On voudrait toutefois prolonger sa réflexion et l’approfondir plus avant car un certain nombre de constats ne collent qu’imparfaitement avec le schéma proposé.
Pour rappel, l’auteur distingue trois clivages centraux et pertinents dans l’histoire de Belgique : celui qui oppose les tenants de l’État centralisé aux tenants de l’autonomie régionale (clivage centre-périphérie); le clivage opposant les défenseurs de la liberté et de la prééminence de l’Église aux tenants d’un État laïque (clivage Église-État); le clivage où les bénéficiaires de l’industrialisation et de la propriété privée s’affrontent aux prolétaires et salariés (clivage possédants-travailleurs).
À ces trois clivages structurants se sont ajoutés, d’une part, une nouvelle ligne de fracture opposant — à travers le développement des partis écologistes — le productivisme à l’antiproductivisme2, d’autre part, un quasi-clivage problématique et « inachevé » représenté par les tenants d’un identitaire extrémiste et raciste, mais qui n’a qu’un faible ancrage dans la société civile contrairement aux quatre autres et qui ne se trouve pas face à un ou des partis structurés représentant l’allochtonie.
Dans la rue ou dans les médias ?
Si de nouveaux clivages et donc de nouveaux partis sont apparus sur le devant de la scène politique, il y a toutefois deux questions interdépendantes laissées sans réponse décisive peut-être parce que le modèle sur lequel est fondée l’analyse reste « coincé » par des prémisses fonctionnalistes qui privilégient peu ou prou l’histoire et une sociologie politique dynamique : la première concerne l’ampleur et la profondeur des lignes de fracture, la seconde les pratiques politiques sous-jacentes aux structurations partisanes.
Sur la première question, on doit admettre que les luttes qui ont accompagné les clivages du siècle dernier se sont produites dans le contexte d’affrontements violents et parfois sanglants. On songe ici à la répression d’après guerre contre le parti communiste, la guerre scolaire, la question royale ou la loi unique de 1960. Les publics concernés n’étaient pas au balcon : ils étaient dans la rue pour défendre leurs intérêts pour ainsi dire à mains nues et sans les vacarmes médiatiques d’aujourd’hui.
C’est la situation inverse qui se produit maintenant : le charivari médiatique est omniprésent, mais le bon peuple n’est plus dans la rue. Les conflictualités d’aujourd’hui se déroulent dans des enceintes fermées où le « quatrième pouvoir » définit souvent ce qui sera l’événement marquant. Les protagonistes des clivages quant à eux se mesurent à coup de perfidies verbales, de petits bouts de phrase « assassines » ou d’accusations embrouillées qui ne sont le plus souvent comprises que par un cercle fermé d’initiés.
On reconnaîtra toutefois que ceci n’est pas bien méchant et que des observateurs extérieurs nous envient notre capacité à gérer plus ou moins proprement et sans violences des conflits qui auraient pu dégénérer si la Belgique n’avait pas été ce qu’elle est : un pays riche et bourgeois. Vincent de Coorebyter en fait d’ailleurs état d’une manière plus « soft » lorsqu’il énonce que le clivage contient aussi en lui-même une dynamique de pacification à travers des rééquilibrages, des ouvertures aux revendications adverses, une politique bien belge de compromis stabilisateurs. Il n’est plus que quelques petites formations politiques pour rêver encore au grand soir ou à la lutte finale, tandis que quelques-uns restent convaincus que nous vivons la « fin de l’Histoire », selon l’expression de Francis Fukuyama.
un monde politique dépolitisé
Dans ce monde politique assagi et pour ainsi dire « dépolitisé », le conflit a cependant pris, au grand bonheur du quatrième pouvoir, des tournures d’affrontements entre « divas » arrogantes, cyniques et au charisme incertain. Lors de la dernière campagne électorale et dans les négociations qui ont suivi, on a vu à quel point la personnalisation des clivages et les combats d’ego ont pu peser en francophonie. Mais les pratiques politiques connaissent dans le même temps d’étranges estompements, surtout dans le chef des tenants de clivages plus traditionnels qui occupent l’État sans discontinuer, qu’ils soient dans l’opposition ou au pouvoir.
Il ne s’agit pas seulement de la persistance d’un clientélisme qui, assumé par certains partis, est devenu le substitut du dysfonctionnement des administrations3 ou des « affaires » ayant secoué les médias et le PS ces dernières années, il s’agit aussi d’une perte de contenu et de sens des clivages antérieurement signifiants et qui perdent insensiblement leur raison d’être. Le paysage politique belge devient ainsi de moins en moins clair, chaque parti traditionnel étant amené à « chasser sur la terre des autres » en s’agglutinant sous la bannière du « développement durable ». Le libéralisme, conduit par une nébuleuse de notables aux loyautés variables et pas toujours clairement cohérents sur le plan idéologique, devient ainsi « social », tandis qu’un socialisme très embourgeoisé « se libéralise » en tentant de capter la clientèle des petites et moyennes entreprises ou s’«écologise » en brodant sur le thème de l’«écologie sociale ». Au milieu se tient un centre « mou » historique qui se proclame humaniste, mais qui ne sait au fond plus très bien où et comment se situer sur l’échiquier politique.
Dans l’a- ou l’antipolitisme ambiant, l’électorat devient de plus en plus volatil et est invité par les médias à se positionner par rapport à des conflits de personnalités, à des malversations ou autres « daerdenmania ». Si, comme l’affirment certains autres politologues, les « affaires », les luttes interpersonnelles ou les jeux de miroir entre médias et monde politique ont toujours été présents dans la vie publique belge, jamais ils n’ont autant marqué les
(d)ébats politiques d’aujourd’hui.
On pourra à cet égard mettre en doute la conclusion de Vincent de Coorebyter selon laquelle les partis politiques seraient toujours et d’abord les porteurs de « programmes spécifiques » et non des machines de guerre électorales ou des partis « attrape-tout » à l’américaine. Héritiers de clivages fondateurs, les plus anciens le sont certes, mais les clivages sur lesquels ils reposent perdent de leur prégnance d’autant plus que le système de scrutin proportionnel est un incitant à l’apparition de nouveaux clivages. La dernière campagne pour les élections régionales a démontré à suffisance à quel point c’est la « machine électorale » qui a joué dans le cas d’un PS que des sondages quotidiens donnaient largement perdant. Une semaine avant les élections, celui-ci, paniqué, a mobilisé massivement les syndicats, qui ont, et c’est une première, invité leurs affiliés à voter uniquement pour ce parti : il a aussi multiplié les courriels (on parle d’un million) sur des cibles choisies et fait du « porte-à-porte » chez les locataires des logements sociaux.
Au niveau européen, les clivages partisans traditionnels s’estompent encore davantage. Les partis chrétien et démocrate humaniste du nord et du sud du pays sont un peu perdus dans un parti populaire européen sans identité propre que celle d’alliances conjoncturelles et d’amalgames étranges4. Les partis socialistes belges, SP‑A et PS, sont aussi en manque d’une structuration signifiante. Ils se sont trouvés très isolés dans la fameuse « directive de la honte5 » où le parti socialiste européen (PSE), qui s’est aussi profondément divisé sur la reconduction du président de la Commission, a éclaté entre les abstentionnistes, les votes pour et les votes contre. Du côté du CDH, on a relevé l’absence remarquée des élus qui ne se sont pas sentis interpellés par la campagne pourtant menée avec vigueur partout en Europe autour de cet enjeu.
Aujourd’hui, il n’est plus ni hérétique ni indécent de mettre en question la pertinence d’un clivage « gauche-droite » — et comprenant donc aussi un « centre » — qui n’est plus signifiant politiquement parlant. La dernière campagne électorale a montré, de manière caricaturale, le primat, non pas de l’idéologie, mais de l’affrontement essentiellement médiatique entre des personnalités politiques qui accèdent très vite de nos jours au rôle de dinosaures. La crise financière et économique internationale n’a pas été un sujet de débats, mais un simple prétexte pour des aspirations à occuper le pouvoir ou à se situer par rapport à lui. Dans un monde aujourd’hui largement « déterritorialisé » par de nouvelles formes de mise en réseau qui transcendent les piliers traditionnels6, les marges de manœuvre de l’État sont devenues très étroites. À preuve, pendant dix ans, socialistes et libéraux, qui ont récemment rivalisé d’invectives et d’ukases, n’ont guère eu de peine à gouverner ensemble dans un contexte pourtant marqué depuis de longues années par les méfaits de l’économie casino sur lesquels on les a peu entendus7. Et il n’est pas sûr que les nouveaux « clivages » portés sur la place publique par les libéraux et socialistes lors de la dernière campagne électorale seront plus durables : à moyen terme, un certain Didier Reynders pourrait faire les frais d’une stratégie anti-PS tous azimuts au profit d’un retour du « libéralisme social » porté par la famille Michel dont la figure de proue, aujourd’hui « sans emploi », cherche à tout prix à revenir sur le devant de la scène politique belge. Ce que réclame l’électeur, qui cherche confusément le ré-enchantement autrement que par des affrontements ou les positionnements personnels et par des « éclairages » médiatiques qui sont une partie du problème, c’est sans doute plus d’alternances véritables, plus de « sérieux » et moins de discours convenus.
la crise de la représentation
Pendant ce temps cheminent d’autres enjeux qui sont des indices d’une altération insidieuse de la confortable et bourgeoise démocratie belge. Au Nord du pays, on est sans doute plus « avancé » dans les coups de ciseau qui lui sont portés ces dernières années. L’affaire du code du logement flamand, la non-nomination de bourgmestres élus en périphérie, les menaces récurrentes de boycott de l’organisation du scrutin électoral dans certaines communes flamandes du fait de la non-scission de l’arrondissement d’Hal-Vilvoorde ou les atermoiements des partis flamands (et des partis traditionnels francophones) dans l’application de la décision gouvernementale sur la régularisation des immigrés qui ont des attaches durables en Belgique, ne sont pas uniquement dictés par la crainte d’alimenter par défaut l’extrême droite fasciste. Ces actes renvoient bel et bien, au Nord du pays, à l’exacerbation du prisme identitaire, tous clivages confondus, ce qui, contrairement à ce qu’on pourrait penser, est logique dans un processus de mondialisation qui n’est plus porteur de sens (Zaki Laïdi).
De même, au Nord mais aussi au Sud du pays, socialistes et libéraux ont voté en fin 2005 et sans état d’âme une loi contre les « activités terroristes » qui permet, vu son champ d’application trop vaste, d’incriminer comme terroristes des faits, voire des intentions qui n’ont rien à voir avec le terrorisme. Faisant fi du traditionnel compromis à la belge, cette loi a été votée contre l’avis du Conseil d’État, des barreaux, de la Ligue des droits de l’homme, du Conseil supérieur de la Justice, de l’association des journalistes de Belgique (AGJPB) et d’Amnesty International Belgique.
Plus fondamentalement, il y a cette longue dérive dans la crise de la représentation à travers les cumuls de mandats exécutifs locaux avec des mandats parlementaires que s’autorisent tous les partis traditionnels, qu’ils soient de gauche, du centre ou de droite, et qui imprègnent d’hyper-localisme des débats, lesquels devraient privilégier le bien commun sur lequel la démocratie est fondée. En francophonie, cette dérive concerne 45 à 74% des parlementaires régionaux PS, MR et CDH qui sont aussi échevins ou bourgmestres dont certains invoquent le prétexte fallacieux qu’ils seraient « plus proches des gens », alors que ces cumuls servent avant tout à alimenter des réservoirs électoraux et un clientélisme ambiant8.
Au-delà même de la perte de substance des clivages traditionnels, voici donc la démocratie interpellée à un double titre. D’une part, comme beaucoup d’autres, la démocratie à la belge, où l’électeur reste bien seul face à l’urne qui l’invite à exercer son choix, reste désenchantée et de plus en plus orpheline de sens : elle frappe celles et ceux qui nous gouvernent d’une illégitimité diffuse, « interdisant la représentation d’un destin collectif et d’un pouvoir exercé en commun », pour reprendre l’expression de Marcel Gauchet. Mais en plus, les conditions d’une démocratie minimale, c’est-à-dire la protection des droits individuels et des libertés, pourraient être mises en cause comme certains exemples rapportés ci-dessus en témoignent.
- de Coorebyter V., « Clivages et partis en Belgique », Courrier hebdomadaire du Crisp, n°2000, 2008, p. 85.
- Les termes pour qualifier ce nouveau clivage sont peu appropriés : les écologistes ne sont pas les porteurs d’un « antiproductivisme » mais plutôt d’un « produire autrement ».
- On songe ici en particulier au renforcement du clientélisme à travers le vote « communautariste » des certaines communautés issues de l’immigration.
- On songe ici non seulement au parti de Berlusconi qui est membre du PPE, mais aussi à celui du président « Bling Bling », Nicolas Sarkozy, deux formations qui se sont bâties sur la débâcle de la « gauche », ainsi qu’aux nombreux « libéraux » qui en font partie.
- Rappelons que cette directive votée par le Parlement européen en avril 2008 prévoit que la détention des immigrants illégaux peut atteindre dix-huit mois, que l’interdiction de retourner sur le territoire européen pendant cinq ans est systématique, que les migrants illégaux peuvent être renvoyés dans leur pays d’origine, mais aussi vers un pays de transit même s’ils n’ont aucun lien avec ce pays, que la détention et l’éloignement des mineurs accompagnés ou isolés est permise et que l’obligation de délivrer des titres de séjour aux personnes gravement malades est supprimée.
- Ainsi, s’il est vrai qu’en Belgique, le taux de syndicalisation reste stable et élevé (plus de 55%), les deux principaux syndicats, CSC et FGTB, ne sont plus les prisonniers des formations politiques traditionnelles (PSC-CDH et PS).
- Même si on peut considérer qu’elle est plus grave que les précédentes, la crise financière a été précédée par d’autres explosions de « bulles » spéculatives comme ce fut toujours le cas dans un système capitaliste peu régulé : bulle internet en 2000, Junk Bonds en 2001, bulle immobilière en 2007.
- L’argument de la proximité ne tient pas. En effet, il pourrait induire que tous les autres députés qui ne seraient pas bourgmestres et échevins connaîtraient moins « les problèmes des gens » parce qu’ils ne sont pas des mandataires locaux. En outre, un parlementaire quel qu’il soit est censé, de par son métier, représenter ses électeurs et donc les « comprendre » et les « entendre » puisqu’il est élu par eux.