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Clics et déclic. Algorithmes et enseignants dans l’autoapprentissage
L’histoire de la mémoire est l’histoire de ses outils et de ses supports. Quand ils changent, les mécanismes mêmes de la mémorisation et de l’apprentissage mutent. Ainsi, le numérique nous somme de penser à nouveaux frais les rôles et pratiques des acteurs culturels, comme le montre l’exemple d’une plateforme d’autoapprentissage du français langue étrangère. Ici, l’algorithme permet à l’enseignant de se réinventer.
L’intégration d’un outil nouveau représente toujours pour une culture une mutation des pratiques et une éducation nouvelle des usages. Or, nous avons été habitués à penser, depuis les philosophes grecs, les relations comme externes aux termes, c’est-à-dire comme n’affectant pas l’identité des deux substances se trouvant aux deux bouts de la chaine. Nous ne croyons donc pas qu’entre l’homme et ses outils, un lien autre que factuel et utilitaire puisse s’instaurer. Pourtant, l’introduction d’un nouvel outil est déterminante pour l’évolution de toute culture, et inversement, la représentation que se fait l’homme de l’outil est elle aussi déterminante pour l’évolution de celui-ci.
Entre l’homme et l’outil, une individuation réciproque
Il ne faut donc pas se contenter d’envisager l’outil, produit de la Technè humaine, comme un simple facilitateur d’actions qui pourraient aussi bien être accomplies sans lui. Initialement conçu comme amplificateur de l’agir humain, l’outil transforme en fait la praxis et nous contraint, dès son introduction, à penser à neuf le champ de son intervention. Cela est particulièrement vrai d’un outil comme le numérique, qui a pour enjeu l’une des facultés engagées dans le processus de la connaissance, à savoir la mémoire. On sait combien cette faculté a longtemps été au centre des anciennes cultures. Chez les Grecs, Mnémosyne, déesse de la mémoire, était aussi la mère des Muses. On sait également quel rôle a joué, et joue encore, la mémoire dans les cultures fondées sur la transmission orale. Liée à la naissance et au développement des arts, donnant lieu à une véritable discipline, de l’antiquité jusqu’aux Lumières, appelée l’art de la mémoire, elle est dans toute culture un vecteur essentiel de la transmission, si bien que l’on pourrait caractériser les âges d’une culture en fonction de l’histoire de ses supports mémoriels. L’Occident a d’abord connu un âge de mémoire sans support matériel, entièrement basé sur des moyens tels que l’apprentissage par cœur, la construction mentale de palais de mémoire et de cosmologies rimées et scandées, qui firent de la poésie l’une des premières mnémotechniques. Vint ensuite l’invention du parchemin, avec l’apparition de nouvelles distributions du savoir et du pouvoir : naissance des scribes égyptiens, des lettrés chinois, des moines copistes, puis l’invention de l’imprimerie et la démocratisation du support livre, jusqu’au développement contemporain de l’outil numérique.
La délégation de la mémoire
L’histoire de notre culture va donc de pair avec une délégation croissante de la mémoire à des supports externes. C’est encore plus vrai pour l’outil numérique, et cela ne va pas sans soulever une foule de questions auxquelles notre culture devra se confronter si elle veut intégrer harmonieusement ce nouvel outil. La délégation de la mémoire à des supports externes a été à l’origine de bonds vertigineux dans tous les ordres du savoir. La codification de tous les types d’écriture ou de notation, mathématique ou musicale, par exemple, a permis une complexification des savoirs et des techniques qui, sans l’existence d’un support externe, n’eût jamais pu être stockée et mémorisée. Et l’individu moderne, de plus en plus assisté par des supports mémoriels externes facilement mobilisables, a répertorié et analysé le monde, accumulant à l’intérieur de ces supports une mémoire à tout instant convocable pour le transformer.
Cette lame de fond de notre évolution a encore franchi un seuil avec le numérique, outil le plus abouti de la délégation de mémoire. Nous vivons en effet connectés à des machines qui, le temps de quelques clics, nous font accéder à la quasi-totalité des connaissances humaines, quelle que soit l’époque ou la latitude. Ce rêve, qui paraissait fou il y a seulement quelques décennies, n’importe qui peut aujourd’hui le réaliser ! Cela constitue certes une avancée prodigieuse, mais s’accompagne aussi d’un certain nombre d’inconvénients, voire de menaces, que je souhaiterais examiner en me limitant au seul champ de la pédagogie.
La transmission est-elle obsolète ?
L’une des tâches principales de celle-ci consistait en effet jusqu’à présent dans la transmission du savoir par une éducation de la mémoire. Les principaux problèmes des pédagogues s’articulaient autour du rapport entre quantité et qualité, quantité des connaissances à assimiler et qualité intellectuelle de l’esprit à former, traditionnel dilemme entre tête bien pleine ou tête bien faite. Le problème s’est aujourd’hui déplacé dans la mesure où l’accès aux connaissances est devenu pour l’élève ou l’étudiant indépendant de son entrée dans un système éducatif. Les connaissances ne doivent plus obligatoirement être transmises dans une structure éducative déterminée, car elles sont toutes en libre accès sur les divers supports numériques à notre disposition. Que devient dans ce cas l’enseignement ? Est-il une forme obsolète destinée à disparaitre ? Comment se constitue dans l’élève le processus de mémorisation autodidacte ? Et quelle est désormais la tâche de l’enseignant ?
L’urgence d’un inventaire
Sur le plan pédagogique, rien ne serait plus funeste que d’ignorer l’urgence de ces questions et de persister dans un enseignement traditionnel, fondé sur les modes classiques de la transmission. À quoi bon en effet, si l’on est professeur d’histoire, continuer à enseigner des faits dont les élèves vérifient en temps réel sur leur smartphone l’exactitude ? Faut-il interdire le smartphone ? Et pourchasser dans les copies l’usage frauduleux du copier-coller ? Faut-il, si l’on est professeur de langues vivantes, perdre son temps à inscrire au tableau des phénomènes grammaticaux expliqués sur n’importe quelle plateforme numérique, ou faire en cours des exercices mécaniques et répétitifs d’application de la règle que l’on trouve en open source sous un mode autocorrectif ?
La question ne se borne donc pas à un « pour ou contre l’introduction du numérique » dans les situations d’apprentissage ! Elle nous contraint, pour répondre, à envisager globalement ce que devient la transmission quand un outil nouveau vient accomplir un certain nombre de tâches naguère dévolues à l’enseignant. L’introduction harmonieuse du numérique nécessite donc une identification préalable, à l’intérieur de chaque champ du savoir, des pratiques d’enseignement que l’usage quotidien de l’outil rend obsolètes. Il faut donc commencer par un inventaire et discerner, par l’examen attentif de chacune des séquences qui constituent un cours, ce qui peut être avantageusement pris en charge par la machine, et ce que seul un être humain peut transmettre dans la communication pédagogique. Dans ce cas seulement, l’outil cessera d’être une menace et donnera au contraire à la transmission humaine une plus-value incomparable en lui permettant de devenir une vraie relation pédagogique, délestée de la partie mécanique pourtant nécessaire à l’acquisition des connaissances.
Tout étudiant est unique
Tel est le travail que nous avons tenté de conduire à l’Alliance française de Bruxelles-Europe, où nous enseignons depuis 1945 le français langue étrangère. En 2017, notre réforme pédagogique sera mise en route, conçue dans un dessein clairement articulé, et patiemment mise en œuvre pendant deux années de travail et de réflexion. Son projet ? Se servir du numérique pour une prise en charge externalisée de toute la part mécanique et non communicative qui peut être dévolue à l’autoapprentissage, en poussant cette logique aussi loin qu’il est possible. Cela passe, par exemple, par l’utilisation d’algorithmes que notre société marchande galvaude à des fins consuméristes, alors qu’ils peuvent se révéler d’un grand secours pédagogique. C’est, par exemple, le cas de la courbe d’oubli de Hermann Ebbinghaus, qui nous permet, grâce à une application, d’établir quelle est pour chaque étudiant la période d’oubli, afin de lui envoyer au moment venu le matériau nécessaire à l’ancrage mémoriel des connaissances acquises. Mais je pourrais également évoquer les parcours adaptatifs, qui permettent d’effectuer en temps réel les exercices correspondant aux lacunes personnelles de chaque étudiant identifiées par le logiciel, et non des exercices standards censés s’adresser à un étudiant type, qui n’existe pas dans la réalité.
L’individu et la communauté d’apprentissage
En polarisant ainsi l’usage du numérique sur un segment très précis et extrêmement circonscrit de la transmission, celui de l’autoapprentissage, on voit se profiler la tâche nouvelle de l’enseignant. Loin d’être assujetti à la machine, il fait d’elle son assistante pour mener à bien sa mission essentielle déjà exposée par Platon : être un maïeuticien, un accoucheur en chaque élève du savoir par un accompagnement actif de l’échange et du questionnement, ou celle encore d’un chef d’orchestre dirigeant avec une liberté accrue les échanges entre pairs qui sont pour l’étudiant la garantie d’une appropriation vivante et durable du savoir.