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Clics et déclic. Algorithmes et enseignants dans l’autoapprentissage

Numéro 8 - 2016 par Crespy

décembre 2016

L’histoire de la mémoire est l’histoire de ses outils et de ses sup­ports. Quand ils changent, les méca­nismes mêmes de la mémo­ri­sa­tion et de l’apprentissage mutent. Ain­si, le numé­rique nous somme de pen­ser à nou­veaux frais les rôles et pra­tiques des acteurs cultu­rels, comme le montre l’exemple d’une pla­te­forme d’autoapprentissage du fran­çais langue étran­gère. Ici, l’algorithme per­met à l’enseignant de se réinventer.

Dossier

L’intégration d’un outil nou­veau repré­sente tou­jours pour une culture une muta­tion des pra­tiques et une édu­ca­tion nou­velle des usages. Or, nous avons été habi­tués à pen­ser, depuis les phi­lo­sophes grecs, les rela­tions comme externes aux termes, c’est-à-dire comme n’affectant pas l’identité des deux sub­stances se trou­vant aux deux bouts de la chaine. Nous ne croyons donc pas qu’entre l’homme et ses outils, un lien autre que fac­tuel et uti­li­taire puisse s’instaurer. Pour­tant, l’introduction d’un nou­vel outil est déter­mi­nante pour l’évolution de toute culture, et inver­se­ment, la repré­sen­ta­tion que se fait l’homme de l’outil est elle aus­si déter­mi­nante pour l’évolution de celui-ci.

Entre l’homme et l’outil, une individuation réciproque

Il ne faut donc pas se conten­ter d’envisager l’outil, pro­duit de la Tech­nè humaine, comme un simple faci­li­ta­teur d’actions qui pour­raient aus­si bien être accom­plies sans lui. Ini­tia­le­ment conçu comme ampli­fi­ca­teur de l’agir humain, l’outil trans­forme en fait la praxis et nous contraint, dès son intro­duc­tion, à pen­ser à neuf le champ de son inter­ven­tion. Cela est par­ti­cu­liè­re­ment vrai d’un outil comme le numé­rique, qui a pour enjeu l’une des facul­tés enga­gées dans le pro­ces­sus de la connais­sance, à savoir la mémoire. On sait com­bien cette facul­té a long­temps été au centre des anciennes cultures. Chez les Grecs, Mné­mo­syne, déesse de la mémoire, était aus­si la mère des Muses. On sait éga­le­ment quel rôle a joué, et joue encore, la mémoire dans les cultures fon­dées sur la trans­mis­sion orale. Liée à la nais­sance et au déve­lop­pe­ment des arts, don­nant lieu à une véri­table dis­ci­pline, de l’antiquité jusqu’aux Lumières, appe­lée l’art de la mémoire, elle est dans toute culture un vec­teur essen­tiel de la trans­mis­sion, si bien que l’on pour­rait carac­té­ri­ser les âges d’une culture en fonc­tion de l’histoire de ses sup­ports mémo­riels. L’Occident a d’abord connu un âge de mémoire sans sup­port maté­riel, entiè­re­ment basé sur des moyens tels que l’apprentissage par cœur, la construc­tion men­tale de palais de mémoire et de cos­mo­lo­gies rimées et scan­dées, qui firent de la poé­sie l’une des pre­mières mné­mo­tech­niques. Vint ensuite l’invention du par­che­min, avec l’apparition de nou­velles dis­tri­bu­tions du savoir et du pou­voir : nais­sance des scribes égyp­tiens, des let­trés chi­nois, des moines copistes, puis l’invention de l’imprimerie et la démo­cra­ti­sa­tion du sup­port livre, jusqu’au déve­lop­pe­ment contem­po­rain de l’outil numérique.

La délégation de la mémoire

L’histoire de notre culture va donc de pair avec une délé­ga­tion crois­sante de la mémoire à des sup­ports externes. C’est encore plus vrai pour l’outil numé­rique, et cela ne va pas sans sou­le­ver une foule de ques­tions aux­quelles notre culture devra se confron­ter si elle veut inté­grer har­mo­nieu­se­ment ce nou­vel outil. La délé­ga­tion de la mémoire à des sup­ports externes a été à l’origine de bonds ver­ti­gi­neux dans tous les ordres du savoir. La codi­fi­ca­tion de tous les types d’écriture ou de nota­tion, mathé­ma­tique ou musi­cale, par exemple, a per­mis une com­plexi­fi­ca­tion des savoirs et des tech­niques qui, sans l’existence d’un sup­port externe, n’eût jamais pu être sto­ckée et mémo­ri­sée. Et l’individu moderne, de plus en plus assis­té par des sup­ports mémo­riels externes faci­le­ment mobi­li­sables, a réper­to­rié et ana­ly­sé le monde, accu­mu­lant à l’intérieur de ces sup­ports une mémoire à tout ins­tant convo­cable pour le transformer.

Cette lame de fond de notre évo­lu­tion a encore fran­chi un seuil avec le numé­rique, outil le plus abou­ti de la délé­ga­tion de mémoire. Nous vivons en effet connec­tés à des machines qui, le temps de quelques clics, nous font accé­der à la qua­si-tota­li­té des connais­sances humaines, quelle que soit l’époque ou la lati­tude. Ce rêve, qui parais­sait fou il y a seule­ment quelques décen­nies, n’importe qui peut aujourd’hui le réa­li­ser ! Cela consti­tue certes une avan­cée pro­di­gieuse, mais s’accompagne aus­si d’un cer­tain nombre d’inconvénients, voire de menaces, que je sou­hai­te­rais exa­mi­ner en me limi­tant au seul champ de la pédagogie.

La transmission est-elle obsolète ?

L’une des tâches prin­ci­pales de celle-ci consis­tait en effet jusqu’à pré­sent dans la trans­mis­sion du savoir par une édu­ca­tion de la mémoire. Les prin­ci­paux pro­blèmes des péda­gogues s’articulaient autour du rap­port entre quan­ti­té et qua­li­té, quan­ti­té des connais­sances à assi­mi­ler et qua­li­té intel­lec­tuelle de l’esprit à for­mer, tra­di­tion­nel dilemme entre tête bien pleine ou tête bien faite. Le pro­blème s’est aujourd’hui dépla­cé dans la mesure où l’accès aux connais­sances est deve­nu pour l’élève ou l’étudiant indé­pen­dant de son entrée dans un sys­tème édu­ca­tif. Les connais­sances ne doivent plus obli­ga­toi­re­ment être trans­mises dans une struc­ture édu­ca­tive déter­mi­née, car elles sont toutes en libre accès sur les divers sup­ports numé­riques à notre dis­po­si­tion. Que devient dans ce cas l’enseignement ? Est-il une forme obso­lète des­ti­née à dis­pa­raitre ? Com­ment se consti­tue dans l’élève le pro­ces­sus de mémo­ri­sa­tion auto­di­dacte ? Et quelle est désor­mais la tâche de l’enseignant ?

L’urgence d’un inventaire

Sur le plan péda­go­gique, rien ne serait plus funeste que d’ignorer l’urgence de ces ques­tions et de per­sis­ter dans un ensei­gne­ment tra­di­tion­nel, fon­dé sur les modes clas­siques de la trans­mis­sion. À quoi bon en effet, si l’on est pro­fes­seur d’histoire, conti­nuer à ensei­gner des faits dont les élèves véri­fient en temps réel sur leur smart­phone l’exactitude ? Faut-il inter­dire le smart­phone ? Et pour­chas­ser dans les copies l’usage frau­du­leux du copier-col­ler ? Faut-il, si l’on est pro­fes­seur de langues vivantes, perdre son temps à ins­crire au tableau des phé­no­mènes gram­ma­ti­caux expli­qués sur n’importe quelle pla­te­forme numé­rique, ou faire en cours des exer­cices méca­niques et répé­ti­tifs d’application de la règle que l’on trouve en open source sous un mode autocorrectif ?

La ques­tion ne se borne donc pas à un « pour ou contre l’introduction du numé­rique » dans les situa­tions d’apprentissage ! Elle nous contraint, pour répondre, à envi­sa­ger glo­ba­le­ment ce que devient la trans­mis­sion quand un outil nou­veau vient accom­plir un cer­tain nombre de tâches naguère dévo­lues à l’enseignant. L’introduction har­mo­nieuse du numé­rique néces­site donc une iden­ti­fi­ca­tion préa­lable, à l’intérieur de chaque champ du savoir, des pra­tiques d’enseignement que l’usage quo­ti­dien de l’outil rend obso­lètes. Il faut donc com­men­cer par un inven­taire et dis­cer­ner, par l’examen atten­tif de cha­cune des séquences qui consti­tuent un cours, ce qui peut être avan­ta­geu­se­ment pris en charge par la machine, et ce que seul un être humain peut trans­mettre dans la com­mu­ni­ca­tion péda­go­gique. Dans ce cas seule­ment, l’outil ces­se­ra d’être une menace et don­ne­ra au contraire à la trans­mis­sion humaine une plus-value incom­pa­rable en lui per­met­tant de deve­nir une vraie rela­tion péda­go­gique, déles­tée de la par­tie méca­nique pour­tant néces­saire à l’acquisition des connaissances.

Tout étudiant est unique

Tel est le tra­vail que nous avons ten­té de conduire à l’Alliance fran­çaise de Bruxelles-Europe, où nous ensei­gnons depuis 1945 le fran­çais langue étran­gère. En 2017, notre réforme péda­go­gique sera mise en route, conçue dans un des­sein clai­re­ment arti­cu­lé, et patiem­ment mise en œuvre pen­dant deux années de tra­vail et de réflexion. Son pro­jet ? Se ser­vir du numé­rique pour une prise en charge exter­na­li­sée de toute la part méca­nique et non com­mu­ni­ca­tive qui peut être dévo­lue à l’autoapprentissage, en pous­sant cette logique aus­si loin qu’il est pos­sible. Cela passe, par exemple, par l’utilisation d’algorithmes que notre socié­té mar­chande gal­vaude à des fins consu­mé­ristes, alors qu’ils peuvent se révé­ler d’un grand secours péda­go­gique. C’est, par exemple, le cas de la courbe d’oubli de Her­mann Ebbin­ghaus, qui nous per­met, grâce à une appli­ca­tion, d’établir quelle est pour chaque étu­diant la période d’oubli, afin de lui envoyer au moment venu le maté­riau néces­saire à l’ancrage mémo­riel des connais­sances acquises. Mais je pour­rais éga­le­ment évo­quer les par­cours adap­ta­tifs, qui per­mettent d’effectuer en temps réel les exer­cices cor­res­pon­dant aux lacunes per­son­nelles de chaque étu­diant iden­ti­fiées par le logi­ciel, et non des exer­cices stan­dards cen­sés s’adresser à un étu­diant type, qui n’existe pas dans la réalité.

L’individu et la communauté d’apprentissage

En pola­ri­sant ain­si l’usage du numé­rique sur un seg­ment très pré­cis et extrê­me­ment cir­cons­crit de la trans­mis­sion, celui de l’autoapprentissage, on voit se pro­fi­ler la tâche nou­velle de l’enseignant. Loin d’être assu­jet­ti à la machine, il fait d’elle son assis­tante pour mener à bien sa mis­sion essen­tielle déjà expo­sée par Pla­ton : être un maïeu­ti­cien, un accou­cheur en chaque élève du savoir par un accom­pa­gne­ment actif de l’échange et du ques­tion­ne­ment, ou celle encore d’un chef d’orchestre diri­geant avec une liber­té accrue les échanges entre pairs qui sont pour l’étudiant la garan­tie d’une appro­pria­tion vivante et durable du savoir.

Crespy


Auteur

directeur de l’Alliance française de Bruxelles-Europe