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Clés pour comprendre la sexualité contemporaine
On est passé d’une sexualité statutaire à une sexualité consentie, ce qui, contrairement aux idées reçues, n’a pas levé tous les interdits, mais a déplacé les frontières du licite et de l’illicite. Ce consentement, critère ultime de relations légitimes, traduit une transformation radicale du rapport entre les hommes et les femmes qui s’incarne dans une parole libérée à la différence des pratiques où le mono-partenariat reste l’idéal. Les individus ont également pu se libérer des rôles stéréotypés, même si cela produit de l’anxiété en raison de l’obligation d’être performant.
Aujourd’hui la sexualité est omniprésente : dans les rues où la publicité joue sans guère de retenue la carte du nu et de l’érotisme, où les sex shops à faible légitimité sont de plus en plus concurrencés par des love shops branchés ; dans les magazines où même la presse féminine autrefois principal vecteur de diffusion de l’idéologie familialiste n’hésite plus à consacrer une place significative à la sexualité ; sur nos écrans de télévision où le câble et la transmission par satellite ont multiplié les chaines et la possibilité d’accès à des programmes érotiques ou pornographiques ; sur nos écrans d’ordinateur où les sites à caractère sexuel sont légion et représentent un marché en constante progression. La place prise par la sexualité et ses représentations dans ces divers espaces de la vie quotidienne se double d’une diversification des thématiques et des pratiques abordées : la virginité au mariage, la masturbation, le droit à la sexualité des personnes handicapées, la zoophilie, l’impuissance, l’inceste, l’homosexualité, la bisexualité, le viol, l’absence de désir sexuel, les sex-toys, l’échangisme, le vaginisme, la taille du pénis, la fréquence des rapports sexuels, les rapports bucco-génitaux, la première fois, l’asexualité, la sodomie, l’éjaculation précoce, l’éjaculation féminine, le préservatif, la relation amour-sexualité, les infections sexuellement transmissibles, l’avortement, l’orgasme, le sadomasochisme, le sexe virtuel… Même cette liste à la Borges ne suffit pas à répertorier l’ensemble des aspects touchant à la sexualité qui trouvent aujourd’hui à s’exprimer dans des espaces très accessibles.
La diversité des lieux où la sexualité se donne à voir et la diversité des formes sous lesquelles elle s’expose en amènent d’aucuns à considérer qu’en la matière tout est désormais permis, que la sexualité ne connait plus de limite, plus de norme. Un seul fait suffit cependant à contester cette vision tronquée de la réalité : dans nos sociétés, une part importante de la population carcérale — un quart environ pour la France — est poursuivie pour des crimes à caractère sexuel. S’il est indéniable que les normes qui cadrent la sexualité ont bien évolué au cours des dernières décennies, il semble prématuré d’évoquer un quelconque vide normatif à son sujet. Pour comprendre la situation actuelle, il peut être utile de tenter la comparaison en opérant un retour en arrière.
Du dispositif d’alliance au dispositif de sexualité
À l’époque moderne, les relations de sexe sont cadrées par ce que Michel Foucault appelle dans le premier tome de son Histoire de la sexualité (1976) le dispositif d’alliance, c’est-à-dire le système de mariage régulant le déploiement de la parenté, la transmission des noms et des biens. Dans cette société agraire, préoccupée de reproduction de l’ordre social, le mariage joue un rôle capital dans la circulation et la transmission des richesses. L’insistance sur la nécessaire virginité au mariage, le contrôle de la sexualité des femmes s’expliquent pour une bonne part par ces préoccupations d’ordre socioéconomique. Dès lors que la reproduction sociale et la reproduction sexuelle sont intimement liées, il ne peut être question de permettre à ses enfants de prendre quelque liberté qui aurait pour conséquence de réduire le patrimoine familial. Mais selon Foucault, dès le XVIIIe siècle, ce dispositif montre ses limites en tant que support du nouveau système politico-économique qui se met petit à petit en place et requiert que l’innovation puisse prendre le pas sur la reproduction sociale. Limites qui, selon lui, vont amener les sociétés occidentales modernes à inventer un nouveau processus de contrôle qu’il appellera le dispositif de sexualité. Celui-ci concurrencera progressivement le procédé ancien, mais sans le remplacer totalement. Avec le dispositif de sexualité, la préoccupation pour un système de règles définissant le permis et le défendu, focalisé sur le lien entre des partenaires au statut défini et les relations susceptibles d’être contraires aux alliances, enregistre un retrait. Les techniques de contrôle des populations, via une multitude de relais greffés sur les corps, corps producteurs et corps consommateurs, deviennent davantage mobiles et polymorphes s’intéressant aux sensations, aux impressions, aux plaisirs, aux désirs. On passe ainsi progressivement d’une problématique de la relation à une problématique de la chair ; de nouvelles préoccupations qui donneront lieu à l’émergence d’ensembles stratégiques inédits — hystérisation du corps de la femme, sexualité de l’enfant, socialisation des conduites procréatrices, psychiatrisation du plaisir pervers — voient le jour.
L’analyse de Foucault montre encore comment les deux dispositifs de pouvoir-savoir peuvent se soutenir l’un l’autre : la loi de l’alliance imposant son cadre juridique à la chair que l’on découvre, dans un premier temps ; la sexualité renouvelant le régime de l’alliance, ensuite, lorsque par exemple la psychanalyse lie Loi et désir. Pas de rupture donc entre ces deux systèmes, mais plutôt restructuration autour du dispositif de sexualité. Aujourd’hui, on peut cependant se demander si la dissociation de la question de la reproduction de celle des plaisirs, permise par l’utilisation d’une contraception efficace, n’a pas substantiellement modifié le rapport entre les deux dispositifs, permettant un approfondissement du dispositif de sexualité. Si la reproduction n’occupe plus une place aussi centrale aujourd’hui qu’autrefois, elle est cependant restée une préoccupation importante des familles, familles dont Foucault souligne le rôle central dans ce mécanisme de glissement qui voit certaines techniques de pouvoir centrées sur l’alliance transformées et intégrées au dispositif de sexualité. Mais à terme, l’autonomisation progressive de l’économie des plaisirs semble devoir réduire l’importance des éléments du cadre normatif articulés autour de la question de la reproduction.
De la sexualité statutaire à la sexualité consentie
Si l’on pose la question plus précise de la légitimité des pratiques sexuelles, une formule, suggérée par Irène Théry, permet de saisir l’évolution toujours en cours : le passage progressif d’une sexualité statutaire à une sexualité consentie. Dans la société traditionnelle, et certainement celle où dominait le dispositif d’alliance, le permis et l’interdit étaient fonction du statut des partenaires : étaient légitimes les seuls rapports sexuels entre époux. Aujourd’hui c’est le consentement du partenaire — un partenaire que ni la tradition, ni la communauté ou la famille, ni les liens contractuels, fussent-ils ceux du mariage, ne peut imposer — qui fonde la légitimité d’une relation sexuelle. La conception d’un partenaire à chaque fois choisi est désormais élevée au rang d’idéal. Sexualité statutaire et sexualité consentie renvoient à des systèmes normatifs différents : la ligne de démarcation entre le licite et l’illicite se déplace. Lorsque prime la sexualité statutaire, l’adultère est fortement condamné, mais le viol conjugal n’existe pas, tout rapport sexuel imposé par le conjoint étant couvert par le droit au devoir conjugal. Aujourd’hui que la légitimité d’un rapport sexuel requiert l’accord du partenaire, passer outre son refus plonge ipso facto cette conduite dans l’illégitimité, et ce, quel que soit le statut de ce partenaire. Le viol — négation du refus de l’autre — est devenu le comportement illégitime par excellence. Dans cette perspective, on peut même considérer que le viol d’enfant bafoue doublement la règle du consentement : une première fois en n’entendant pas son refus de l’acte, une seconde fois en faisant comme s’il était à même de consentir alors que notre société estime qu’il n’en est rien. Mais parallèlement à la condamnation d’actes autrefois tolérés ou acceptés, des pratiques hier encore illicites trouvent maintenant droit de cité. Que l’on évoque les relations sexuelles hors mariage, la sexualité entre personnes de même sexe, les pratiques sadomasochistes… la réaction la plus commune est invariablement la même : « Si c’est entre adultes consentants…». Même la prostitution fait l’objet de réflexion en ce sens, certains posant la question de savoir si elle ne pourrait pas être considérée comme un métier comme les autres… sous-entendu une profession ayant fait, pour certaines femmes en tout cas, l’objet d’un choix éclairé.
La sensibilité nouvelle pour les violences sexuelles est concomitante de l’émergence du consentement en tant que critère ultime de la définition de la sexualité légitime. Ces deux phénomènes traduisent aussi un approfondissement du processus d’individualisation et une transformation radicale du rapport entre les hommes et les femmes. D’une part, le fait de lier la légitimité de l’acte sexuel au consentement des partenaires équivaut à consacrer la liberté sexuelle comme droit personnel incessible, perspective individualiste en phase avec la nouvelle approche des violences sexuelles qui considère aujourd’hui en premier lieu non pas l’ordre social ou les bonnes mœurs, mais les victimes à partir de la prise en compte des souffrances et traumatismes subis. D’autre part, la référence au consentement implique ipso facto d’abandonner tout modèle conjugal fondé sur une quelconque hiérarchie entre les sexes et, au contraire, de penser les partenaires (hommes et femmes / femmes et femmes / hommes et hommes) comme des sujets libres et égaux, la violence devenant un indicateur de relations sociales considérées comme pathologiques, s’écartant de l’idéal démocratique. Dans le cadre qui émerge progressivement, l’individu, homme ou femme, devient la référence pour penser tant la sexualité légitime que la prise en compte des victimes d’actes de violence : comme l’écrit Michel Bozon, l’activité sexuelle est d’abord pensée comme une sexualité d’individus ; de même, le traitement des violences sexuelles accorde une attention inédite au point de vue des (individus) victimes.
Progressivement, le Code pénal intègre l’évolution rapidement esquissée ci-dessus : les délits sont requalifiés autour du couple conceptuel antinomique consentement / violence, le degré des peines est réévalué… En ce sens, on peut dire que le modèle de la sexualité consentie est soutenu par le système juridico-institutionnel de notre société à son niveau le plus global. Cela ne signifie cependant pas que le passage vers ce modèle de sexualité se ferait sans heurts. Le modèle de la sexualité statutaire reste la référence de certains groupes sociaux chez lesquels les valeurs de la modernité ont du mal à pénétrer l’espace privé. On pense notamment à tous ceux qui continuent à se référer à un modèle conjugal largement dissymétrique entre les sexes, ayant tendance à confiner les femmes dans un rôle second, et à toutes celles, imprégnées de ces modèles culturels, qui considèrent qu’elles ne peuvent « se refuser » à leur mari. La restructuration qui accompagne le passage d’un modèle de sexualité à l’autre est donc complexifiée par le rapport socialement différencié aux normes et dispositifs qui régulent les relations sexuelles. Le caractère complexe de cette transition apparait aussi à l’examen de la destinée de deux normes additionnelles à celle du consentement : la fidélité d’une part, la performance d’autre part.
De la fidélité
Si le contrôle de la fidélité, surtout celle des épouses, était une pièce maitresse du dispositif soutenant la sexualité statutaire, il n’en est à priori plus de même dans le dispositif qui se met peu à peu en place. D’une part, le non-respect du devoir de fidélité entre époux n’est plus un délit pénal depuis la loi du 20 mai 1987 et, d’autre part, la loi du 27 avril 2007 réformant le divorce, supprimant le divorce pour faute, a considérablement réduit l’impact de l’adultère dans toute procédure de divorce. Par ailleurs, on sait que nombre de nos concitoyens ont pris distance par rapport aux instances qui autrefois avaient prétention à dire la norme en matière de sexualité, et singulièrement l’Église catholique romaine. Les indices de cette distanciation progressive sont nombreux : même dans les milieux croyants, nombre de femmes recourent à la contraception ; une part importante de la population, y compris des catholiques, se démarque des positions de l’Église relativement à l’utilisation du préservatif dans le cadre de la lutte contre le vih et le sida ; des pratiques condamnées parfois de façon très virulente par l’Église catholique ainsi que d’autres instances morales — la masturbation, l’utilisation de jouets sexuels, la consommation de supports pornographiques, la sodomie — sont aujourd’hui considérées comme des pratiques sexuelles « acceptables » par une large part de la population.
Néanmoins, nombre d’études en Belgique, en France et dans les pays environnants montrent que la fidélité conjugale reste une norme très prégnante. Certes, il y a des écarts à cette norme, et on sait que les relations extraconjugales sont largement dissimulées, surtout dans le cadre familial, mais les enquêtes menées en France entre 1970 et 2006 font ainsi apparaitre que l’infidélité est jugée « inacceptable » par une proportion croissante de la population, l’évolution étant surtout sensible chez les femmes. L’exigence de fidélité est la plus forte au sein des couples naissants. Ces enquêtes révèlent aussi que la fidélité conjugale reste un idéal, ce qui nous amène à poser la question des contours et des ressorts de la fidélité contemporaine.
Même si l’on peut émettre quelques réserves quant à la charge normative du terme lui-même, les études menées tant en Belgique qu’en France nous apprennent que la fidélité reste au cœur de l’idéal conjugal d’une large majorité de concitoyens ; partout, les modèles laissant place aux relations extraconjugales sont minoritaires et dépassent rarement les 10%. Au sein de la position majoritaire, il convient cependant de distinguer deux formules d’un poids quasi équivalent : le modèle de la « fidélité pour la vie » encore dominant parmi les plus âgés et celui de la « fidélité tant que l’on est avec quelqu’un » massivement choisi par les plus jeunes et qui devient progressivement majoritaire. Dans le premier de ces modèles, la pérennité de la relation est une valeur en soi et la fidélité y est une norme absolue ; dans le second, la qualité relationnelle prime sur la durée et la question de la fidélité n’est plus qu’une norme relative, ne se posant que pour autant que les partenaires considèrent encore faire couple.
Le relâchement de l’exigence de durée du couple pourrait laisser croire que le modèle des fidélités successives est une conception plus lâche et moins exigeante que l’ancienne. Il n’est pas certain que ce soit toujours le cas, car, parallèlement à une réduction potentielle de la durée de l’engagement, on enregistre aussi des formes d’extension des exigences. Pour certains, il ne s’agit pas seulement de savoir si l’autre a des relations avec un tiers, mais aussi de contrôler ses désirs, ses pensées ou les expositions de lui qui traduisent une part de sa sexualité. En ce sens, et singulièrement chez les jeunes, le fait de penser régulièrement à une relation amoureuse avec une autre personne ou de la désirer est considéré comme « inacceptable » dans une proportion non négligeable. De même, il est des personnes qui expriment comme un droit sur l’image du corps du partenaire, ou se disent profondément blessées par les pratiques sexuelles solitaires (masturbation, vision de films pornographiques) de celui-ci. Autrefois, de tels comportements auraient été qualifiés de péchés par certains, de déviations ou de perversions par d’autres, mais dans tous les cas à partir de catégories qui renvoient à la faiblesse humaine. La catégorisation sous-jacente à ces témoignages est tout autre : elle renvoie à la blessure. On trouve ici un indice de l’hypersensibilité des frontières de soi, de l’hyperfragilité face aux conflits interpersonnels, toute forme de souffrance psychique étant interprétée comme une blessure dont l’autre est responsable. Ces témoignages rendent plausible l’hypothèse d’une extension des contours de la fidélité.
Pour l’essentiel, le caractère central de la référence à la fidélité semble aujourd’hui s’inscrire dans l’économie des relations. Une très large majorité de la population (près de neuf personnes sur dix) considère que « la fidélité est indispensable pour le bonheur du couple ». Et le fait le plus remarquable est sans doute que cette opinion reste majoritaire même au sein des groupes qui déclarent que leur idéal conjugal serait une formule qui laisse une place à des relations sexuelles avec des tiers. En d’autres mots, le partenaire extérieur apparait comme une menace pour la relation, et la relation extraconjugale comme destruction potentielle du couple.
Parce qu’elle renvoie réellement et au niveau de l’imaginaire aux images de dévoilement, de nudité et d’abandon, la sexualité apparait comme aux antipodes des rôles sociaux largement stéréotypés. Dans cette perspective, la sexualité est aujourd’hui appréhendée comme un facteur essentiel du processus de révélation de soi. Cette dynamique de découverte de soi implique des prises de risque qui requièrent qu’existe une sécurité par ailleurs. C’est justement cette sécurité de base que le partenaire extérieur mettrait en péril. La menace sera plus forte encore si la relation avec le tiers est vécue ou anticipée comme une blessure narcissique par l’autre membre du couple, car interprétée par lui comme signe de son incapacité à jouer son rôle de révélateur de la personnalité de son partenaire. Une argumentation à caractère psychologique a ainsi pris le relais des fondements moraux d’une norme de fidélité largement recyclée, mais toujours opérante.
De la puissance à la performance
La thématique de la performance sexuelle semble aujourd’hui se diffuser dans une logique sensiblement différente de celle du folklore masculin vantant les exploits nocturnes des mâles ; elle ne lui est cependant peut-être pas totalement étrangère. Opérons à nouveau un retour en arrière pour mieux saisir l’évolution.
Que l’impuissance masculine ait été un sujet de préoccupation des sociétés qui nous ont précédés est certain. Sans prendre heureusement partout un tour aussi tragique que dans Le Tribunal de l’impuissance de l’Ancien Régime étudié par Pierre Darmon (1979), où les maris accusés étaient sommés de prouver leur virilité en s’exécutant en public sur une estrade montée à cet effet, il n’en reste pas moins que tour à tour, les sorciers, les rebouteux, les prêtres et les médecins ont eu à se pencher sur cette disgrâce. De même, les figures de la folle — l’homosexuel aux attitudes et traits efféminés, considéré comme une injure à la masculinité virile — et du cocu — soupçonné d’être incapable de maintenir l’ordre communautaire et d’exercer sa domination sur son épouse, notamment dans le domaine sexuel — ont longtemps opéré comme repoussoirs, dessinant par là un idéal masculin à la recherche du pouvoir.
Aux XVIIe et XVIIIe siècles, le concept d’impuissance est un concept polymorphe, désignant tout autant l’absence d’érection que l’éjaculation avant pénétration. Par ailleurs, impuissance et stérilité restent des vocables longtemps confondus. Mais pour notre propos, on soulignera surtout que la question de la puissance n’est pas une problématique strictement sexuelle : puissance sexuelle et puissance paternelle sont intimement nouées. Si la puissance sexuelle fait défaut, faute de progéniture, l’homme se trouve dans l’incapacité d’exercer sa puissance paternelle ; il est alors rejeté du côté des hommes de second rang.
Même si à cette époque, la problématique de la puissance sexuelle ne se réduit pas à la question de la stérilité, pas plus que celle de la puissance familiale et sociale des hommes ne se limite à celle de la paternité, il convient de noter qu’un même terme définit les positions enviables — puissance — et peu enviables — impuissance — dans l’un et l’autre domaine. Cette correspondance a aujourd’hui presque totalement disparu de l’échiquier social. Rares sont les milieux sociaux où l’idée de puissance paternelle est encore valorisée ; l’autorité parentale a remplacé l’autorité paternelle. La problématique des capacités et troubles sexuels autrefois appréhendée à partir de la figure de la puissance l’est aujourd’hui à travers celle de la performance, un peu comme si la question politique de la domination était relayée par celle économique et sportive de la compétition. Les positions enviables dans la vie sexuelle comme dans la vie professionnelle, nœud de l’inscription sociale, sont actuellement qualifiées de performantes.
Alain Ehrenberg a bien montré comment notre société s’était progressivement convertie au [Le] culte de la performance (1991), c’est-à-dire à une idéologie qui valorise la concurrence et les gagneurs, nous enjoignant d’adopter une attitude proactive et un esprit de compétition en toutes circonstances, tant dans notre rapport aux autres que dans notre rapport à nous-mêmes. Ce type de rapport au monde qui se focalise sur la responsabilité des individus touche désormais la sphère de la sexualité. Le macho d’autrefois, prototype d’une masculinité virile, pouvait se retrouver dans une lutte entre mâles concurrents pour l’accès aux femmes. Cette forme de compétition à l’ancienne valorisait déjà ses gagnants. On perçoit les connivences qui peuvent se développer entre celle-là et la compétition tous azimuts de nos sociétés contemporaines. Un élément distingue cependant radicalement la seconde de la première : elle est généralisée. L’injonction à être performant, et notamment à être performant sur le plan sexuel, touche aujourd’hui tant les hommes que les femmes, et ce, à tous les âges de la vie.
Sans doute n’y a‑t-il pas consensus sur la définition même de la performance sexuelle. Pour d’aucuns, l’émergence d’une clinique de transformation des organes génitaux (allongements péniens, reconfiguration des lèvres vaginales…), de la poitrine, des fesses, des lèvres renvoie à cette logique. Ces pratiques, bien qu’en expansion importante, restent cependant marginales. Deux éléments semblent cependant progressivement émerger comme composantes de la performance sexuelle : d’une part, l’obligation pour tout couple d’avoir une activité sexuelle et, d’autre part, l’obligation de prise en compte des désirs, des plaisirs et des attentes de satisfaction sexuelle du partenaire. Ici aussi, on assiste à une forme de recyclage de la norme imposant autrefois d’accomplir son devoir conjugal. La sexualité est de plus en plus appréhendée comme une compétence dont l’acquisition et l’entretien nous incombent.
Pour Alain Ehrenberg, crises d’identité, dépressions nerveuses, consommations massives de médicaments psychotropes sont largement imputables à l’obligation généralisée de nous comporter en gagneur qui nous touche tous. De même, sur le plan de la sexualité, nous ferions volontiers l’hypothèse que troubles de l’érection, demandes de soutien chimiques, développement d’une sexualité virtuelle, revendication d’un droit à l’asexualité… peuvent être lus, au moins partiellement, comme des indices d’une difficulté à accepter cette injonction quotidienne de performance.
La libération sexuelle a‑t-elle eu lieu ?
Bien qu’il reste de nombreux aspects non abordés, on pourrait, en guise de conclusion, tenter de faire un bilan de ce qui a été avancé jusqu’ici en se demandant si la libération sexuelle a eu lieu. Sous cette formule apparemment simple, il nous semble que quatre acceptions du terme au moins s’entremêlent : premièrement, celle de la libération de la parole et de l’image à caractère sexuel ; deuxièmement, celle de la libération des pratiques sexuelles par rapport aux instances normatives qui dict(ai)ent les normes en matière de sexualité ; troisièmement, celle de la libération de la sexualité des individus par rapport au cadre conjugal ; et enfin, celle de la libération de l’individu par rapport à la/sa sexualité.
La réponse à la première question, celle qui renvoie à la première acception du terme, est incontestablement affirmative. On l’a souligné en introduction, les représentations explicites de la sexualité sont aujourd’hui omniprésentes dans notre quotidien. Il en est de même pour la parole qui remplit nos médias, mais dont on saisit aussi qu’elle acquiert progressivement une place significative dans la vie des individus dès lors que la sexualité joue un rôle accru dans le processus de construction identitaire et qu’elle est appréhendée comme une compétence dont le développement nous incombe, ce qui ne peut manquer d’induire une attitude réflexive à son égard que les diverses représentations de la sexualité viennent nourrir.
La seconde question appelle une réponse en deux temps : d’une part, on l’a vu, les pratiques sexuelles de la majorité des couples contemporains ne sont plus régulées par les directives des instances religieuses autrefois si prégnantes ; mais, d’autre part, il serait naïf de penser qu’aucune instance normative n’a pris le relais. Comme le souligne Michel Bozon, la sexualité est de moins en moins appréhendée comme une question morale, et de plus en plus comme un problème de bien-être ; c’est en ce sens que l’on parle de santé sexuelle. Mais la médicalisation de la sexualité diffuse sa propre conception du bon fonctionnement sexuel : une sexualité « protégée » pour les relations occasionnelles et les couples débutants, une sexualité contraceptée hors des périodes de conception, une sexualité soutenue par les traitements pharmacologiques lorsqu’apparaissent des signes de « dysfonctionnement sexuel»…
Comme François de Singly en faisait l’hypothèse au début des années nonante, la libération de la sexualité des individus par rapport au cadre conjugal n’est, elle, que très partielle. Certes, le mariage n’est plus cette pièce centrale du dispositif d’alliance ; une vie sexuelle, avant et après le mariage, ou hors mariage, est tout à fait possible et légitime. Néanmoins, on a vu que, pour les personnes en couple, le mono-partenariat continue à opérer comme norme. La limite à la libre disposition de soi, de son corps, de sa sexualité est là tout à fait évidente. L’accentuation du processus d’individualisation n’a pas fait disparaitre toutes les normes sociales en la matière. Et ce que Bozon appelle le double standard des sexes, à savoir le fait que les attentes à l’égard des hommes et des femmes sont différentes — par exemple, une certaine retenue est davantage demandée à ces dernières, alors même qu’on attend aussi d’elles qu’elles régulent le désir des hommes — et dont les exemples sont nombreux, prouve à souhait que l’idéal d’égalité entre les sexes, y compris dans la sphère sexuelle, reste encore (au moins partiellement) à construire. De ce point de vue, l’arrivée des enfants apparait toujours comme un moment pivot qui tend à différencier les comportements des hommes et des femmes, même là où ils étaient jusqu’alors très proches, les femmes se posant à partir de là davantage en partenaire parental, les hommes continuant à se présenter plus comme partenaire conjugal (et sexuel).
Quant à savoir si les hommes et les femmes d’aujourd’hui sont davantage libérés de leur sexualité, la question reste ouverte. Elle n’est pas d’abord d’ordre sociologique et renvoie à la conception et au vécu que chacun va avoir de la sexualité. Mais les réponses, multiples et singulières qui seront formulées, s’inscriront dans un espace tout à la fois plus ouvert et plus contraignant. La situation nouvelle est potentiellement libératrice pour la femme qui sort peu à peu d’une mise sous tutelle, coincée qu’elle était dans un rôle de mère à l’ombre des figures de la religieuse vouée à Dieu et de la prostituée promise aux enfers, tout comme pour l’homme maintenant autorisé à délaisser quelque peu son rôle stéréotypé de macho. Cependant cette nouvelle donne n’en est pas moins anxiogène, puisque chacun d’entre nous est aujourd’hui poussé à appréhender la sexualité de façon proactive pour y devenir et rester performant, et ce, alors que le dialogue entre les sexes sur leur sexualité respective ne fait réellement que commencer et que les rapports de pouvoir entre hommes et femmes, entre les divers milieux sociaux, les différents modèles de sexualité (hétéro-homo-bi-sexualité)… drainant leurs lourdeurs et contraintes respectives continuent à opérer.