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Citoyens sans-papiers

Numéro 6/7 juin-juillet 2014 par Martin Deleixhe

août 2014

À tra­vers leurs mobi­li­sa­tions col­lec­tives, les sans-papiers confrontent une exi­gence d’égalité à l’hypocrisie de l’État et mettent en évi­dence son libé­ra­lisme répres­sif. Ils témoignent ain­si que la citoyen­ne­té n’est pas seule­ment par­ti­ci­pa­tion à la vie démo­cra­tique, mais qu’elle est sur­tout une pra­tique col­lec­tive née dans les marges de la démo­cra­tie pour mieux en contes­ter ses fron­tières, syno­nymes d’exclusion. Ce fai­sant, les sans-papiers recréent par­mi nous de l’espace public et ouvrent la voie à une réin­ven­tion de la citoyenneté.

La lutte des sans-papiers est un phé­no­mène rela­ti­ve­ment récent. Elle n’est en effet conce­vable qu’au sein d’un cadre poli­tique bien déter­mi­né qui pré­sup­pose un État doté d’une grande mai­trise admi­nis­tra­tive de son ter­ri­toire et de sa popu­la­tion qui pra­tique une poli­tique migra­toire res­tric­tive tout en entre­te­nant para­doxa­le­ment un dis­cours uni­ver­sa­liste dont les droits de l’homme consti­tuent la pierre de touche.

Or, ces trois élé­ments ne se trouvent com­bi­nés en Europe qu’au tour­nant des années 1980, quand la crise éco­no­mique com­mence à faire sen­tir ses effets tan­dis que les droits de l’homme sont invo­qués de plus en plus fré­quem­ment dans le débat public comme des abso­lus moraux. Par ailleurs, ce n’est qu’en pré­sence de ces trois élé­ments qu’il est pos­sible de recons­truire le dis­cours contes­ta­taire (idéal-)typique des mobi­li­sa­tions de sans-papiers. Pour faire court, celui-ci tend à faire repo­ser l’exigence de la régu­la­ri­sa­tion des sans-papiers sur la confron­ta­tion de l’État à sa propre hypo­cri­sie. Il s’agit pour les migrants de mettre l’État face à ses propres contra­dic­tions et de mettre en évi­dence l’inconséquence de ce que l’on pour­rait appe­ler — à défaut de mieux — un libé­ra­lisme répressif.

Bien qu’elle soit donc rela­ti­ve­ment récente, la lutte des sans-papiers se bâtit depuis lors une his­toire dont cer­tains évè­ne­ments se détachent avec plus de net­te­té. Dans le monde fran­co­phone, le plus illustre d’entre eux fut pro­ba­ble­ment l’occupation de l’église Saint-Ber­nard à Paris en 1996 par un large groupe de res­sor­tis­sants maliens débou­tés du droit d’asile 1 . Bien que cette occu­pa­tion se soit sol­dée par un échec, elle aura sus­ci­té un énorme élan de sym­pa­thie popu­laire, reçu une large cou­ver­ture média­tique et per­mis à la ques­tion des sans-papiers de sor­tir de son rela­tif ano­ny­mat. L’occupation de l’église Saint-Ber­nard a éga­le­ment atti­ré la curio­si­té de plu­sieurs intel­lec­tuels de pre­mier plan qui se sont sai­sis de l’évènement pour pro­po­ser quelques réflexions sur la migra­tion. Par­mi celles-ci, l’intervention du phi­lo­sophe Étienne Bali­bar sort du lot. Son mérite est de cher­cher à dépas­ser la cri­tique du libé­ra­lisme répres­sif pour mettre en avant les poten­tia­li­tés construc­tives de la démocratie.

En 1997, Étienne Bali­bar lit publi­que­ment un texte au cours d’un mee­ting poli­tique de sou­tien aux anciens de Saint-Ber­nard inti­tu­lé « Ce que nous devons aux sans-papiers 2 ». Remar­quable à dif­fé­rents égards, ce texte fait écho à la démarche de la cara­vane euro­péenne des migrants. Obser­vons d’abord que son titre opère à lui seul un ren­ver­se­ment de pers­pec­tive salu­taire. En pre­nant à revers l’assomption domi­nante selon laquelle les sans-papiers auraient une dette infi­nie à l’égard de ceux qui les accueillent, Bali­bar sort du cadre étouf­fant dans lequel s’enlise trop sou­vent le débat public sur la question.

Plus sub­stan­tiel­le­ment, ce texte d’une extrême conci­sion (deux pages, tout au plus) défend que les natio­naux ont une triple dette à l’égard des sans-papiers en lutte. Pre­miè­re­ment, « Nous leur devons d’avoir bri­sé les bar­rières de la com­mu­ni­ca­tion, de s’être fait voir et entendre pour ce qu’ils sont ». Autre­ment dit, nous leur devons d’avoir rom­pu la spi­rale de l’invisibilité qui les aspire et, ce fai­sant, de nous avoir confron­tés à la dis­tance qui sépare nos peurs fan­tas­ma­tiques d’invasion et de vagues migra­toires des tra­jec­toires sin­gu­lières et pré­caires de ces hommes et femmes en lutte. Par son expo­si­tion poli­tique, la masse indis­tincte et mena­çante des migrants s’est effa­cée pour lais­ser place à des visages et des personnalités.

Ensuite, « Nous leur devons d’avoir fait voler en éclats la pré­ten­tion des gou­ver­ne­ments spé­ci­fiques à jouer sur les deux tableaux, d’un côté celui du réa­lisme et de la com­pé­tence admi­nis­tra­tive, […] de l’autre celui de la pro­pa­gande natio­na­liste et élec­to­ra­liste ». Nous leur devons, en somme, d’avoir expo­sé la réduc­tion dont souffre aujourd’hui la poli­tique lorsqu’elle se voit confi­née soit au domaine de l’expertise tech­nique et de la ratio­na­li­té ins­tru­men­tale, soit à celui des pas­sions iden­ti­taires aus­si irra­tion­nelles qu’incontrôlables.

Enfin, « Nous leur devons d’avoir recréé par­mi nous de la citoyen­ne­té, en tant qu’elle n’est pas une ins­ti­tu­tion ou un sta­tut, mais une pra­tique col­lec­tive ». Ce troi­sième constat n’est pas du même ordre que les deux pré­cé­dents. Il s’agit moins d’un diag­nos­tic cri­tique posé sur l’actualité que d’une affir­ma­tion concep­tuelle dont il faut démê­ler les fils argu­men­ta­tifs — et les sti­mu­lantes implications.

la citoyenneté : une pratique collective

Sui­vant sa défi­ni­tion clas­sique, illus­trée ici par les tra­vaux de Domi­nique Schnap­per, la citoyen­ne­té est à la fois un sta­tut, une acti­vi­té et un sen­ti­ment d’appartenance 3 . En tant que sta­tut, elle ren­voie à une liste de droits et de devoirs. Ain­si, le citoyen jouit du droit de vote, le plus emblé­ma­tique d’entre eux, mais éga­le­ment du droit à une cou­ver­ture sociale et d’un ensemble d’autres pré­ro­ga­tives. En contre­par­tie, il est assu­jet­ti à un ensemble de devoirs tels que celui de ser­vir dans l’armée en cas de conflit ou de payer ses impôts.

L’activité citoyenne, selon Schnap­per, est alors stric­te­ment conte­nue dans le cadre de ce sta­tut. En gros­sis­sant un peu le trait, pour être un bon citoyen, il suf­fit de voter à inter­valles régu­liers, de rem­plir cor­rec­te­ment sa fiche d’impôts et éven­tuel­le­ment de par­ti­ci­per à la vie publique sans faire trop de vagues.

Enfin, et cela connote assez lour­de­ment le pro­pos de Schnap­per, être un citoyen signi­fie­rait éga­le­ment appar­te­nir à une com­mu­nau­té natio­nale et en par­ta­ger les valeurs fon­da­men­tales. Cette posi­tion, que l’on qua­li­fie­ra de natio­nal-répu­bli­caine, repose sur une curieuse appro­pria­tion. Sous cou­vert de la reven­di­ca­tion des prin­cipes uni­ver­sa­listes, il est per­mis d’y voir la recon­duc­tion d’un com­mu­nau­ta­risme à l’échelle natio­nale, sorte de com­mu­nau­ta­risme de l’universel qui exclut et condamne sévè­re­ment tout ce qui lui appa­rait comme un com­mu­nau­ta­risme concurrent.

Reve­nons à Bali­bar. Par rap­port à cette défi­ni­tion clas­sique, quelle est l’originalité de sa démarche ? Le geste fon­da­men­tal de son énon­cé, c’est dans un pre­mier temps de recon­naitre que la citoyen­ne­té est une acti­vi­té avant tout autre chose, puis d’en déduire que celle-ci peut être employée pour décons­truire les deux autres dimen­sions de la citoyen­ne­té, à savoir le sta­tut juri­dique et le sen­ti­ment communautaire.

Ouvrir un espace public

En clair, pour Bali­bar, l’activité citoyenne ne se limite en rien à l’exercice du droit de vote et ne connait aucune limite pré­dé­fi­nie. Car la citoyen­ne­té n’est pas seule­ment la par­ti­ci­pa­tion à la vie publique, elle est l’activité qui crée l’espace public. L’image para­dig­ma­tique de cette citoyen­ne­té consti­tu­tive de son propre espace poli­tique est à cher­cher du côté de la Révo­lu­tion fran­çaise. En se sou­le­vant, le Tiers-État ouvre un espace public démo­cra­tique au sein duquel ni les dif­fé­rences de sta­tut ni les dif­fé­rences de natio­na­li­té n’importent dans la défi­ni­tion de la citoyen­ne­té (rap­pe­lons-nous que plu­sieurs étran­gers — entre autres Tho­mas Paine et Anar­cha­sis Cloots — furent nom­més citoyens fran­çais en remer­cie­ment de leur sou­tien à la Révo­lu­tion). Pour se révé­ler éman­ci­pa­trice, la citoyen­ne­té doit inévi­ta­ble­ment être insur­rec­tion­nelle. Cela per­met d’expliquer pour­quoi Bali­bar peut dire des sans-papiers, pour­tant for­mel­le­ment exclus du sta­tut de citoyen, qu’ils ont « récréé par­mi nous de la citoyen­ne­té ». Car leur mobi­li­sa­tion est une illus­tra­tion de cette acti­vi­té citoyenne qui décons­truit et recons­truit le sta­tut de citoyen.

En ce sens, la citoyen­ne­té est éga­le­ment por­teuse d’une éga­li­té sub­ver­sive. Car l’égale par­ti­ci­pa­tion à la pra­tique col­lec­tive de fon­da­tion de l’espace public défait l’inégalité intro­duite par les dis­tinc­tions hié­rar­chiques entre les sta­tuts ou les natio­na­li­tés. Néan­moins, Bali­bar concède qu’il est inévi­table que la citoyen­ne­té comme sta­tut soit réin­tro­duite à terme dans cette équa­tion. Car, à l’élan de contes­ta­tion des hié­rar­chies sta­tu­taires répond le moment de la conso­li­da­tion des acquis éman­ci­pa­teurs par leur réins­crip­tion dans l’ordre ins­ti­tu­tion­nel. Pour reprendre l’exemple de la Révo­lu­tion fran­çaise, il aurait été futile de la part des Jaco­bins d’abolir les inéga­li­tés entre cler­gé, aris­to­cra­tie et Tiers-État sans péren­ni­ser cette avan­cée par l’instauration d’un sta­tut éga­li­taire pour tous les citoyens. Mais il serait tout aus­si obtus de ne pas voir que cette avan­cée était por­teuse par-devers soi d’un poten­tiel d’exclusion dont les femmes, notam­ment, et les étran­gers ne tar­dèrent pas à faire les frais.

Aux marches de la démocratie

L’activité citoyenne se passe donc volon­tiers de titre ou d’autorisation à son exer­cice. Les sans-papiers créent de la citoyen­ne­té pré­ci­sé­ment parce qu’ils sur­gissent sans invi­ta­tion dans l’espace public dont leur sta­tut les exclut for­mel­le­ment. Ces sou­bre­sauts citoyens s’inscrivent dans la logique intrin­sèque de la démo­cra­tie. En effet, la démo­cra­tie n’est pas et n’a jamais été un régime poli­tique stable. Et com­ment pour­rait-elle l’être alors qu’elle est à la fois une ins­ti­tu­tion repo­sant sur une éga­li­té juri­di­co-for­melle et l’idéal d’une éga­li­té réelle et uni­ver­selle ? Du fait de cette vive ten­sion, la démo­cra­tie ne peut être fidèle à ses pro­messes qu’à la condi­tion de ne jamais se figer dans une quel­conque forme juri­dique et de se réin­ven­ter en permanence.

Or, et j’en ter­mi­ne­rai par-là, il appa­rait aujourd’hui évident que cette réin­ven­tion n’a jamais été por­tée par des acteurs issus du cœur de la vie démo­cra­tique. Car la per­pé­tua­tion de l’idéal démo­cra­tique a bien sou­vent exi­gé la contes­ta­tion des limites des ins­ti­tu­tions démo­cra­tiques. C’est donc le plus sou­vent depuis ses marges que des acteurs mino­ri­sés — les femmes, les ouvriers et aujourd’hui les étran­gers — ont entre­pris de contes­ter les fron­tières de la démo­cra­tie, syno­nymes de leur exclu­sion. Dès lors, il ne me semble nul­le­ment exces­sif d’affirmer avec Bali­bar que les sans-papiers, en rai­son même du déni de sta­tut dont ils font l’objet, consti­tuent aujourd’hui l’avant-garde citoyenne de nos démocraties.

  1. Pour un récit orien­té, mais bien docu­men­té des évè­ne­ments et de leur impact sur le monde intel­lec­tuel, voir Blin Thier­ry, L’invention des sans-papiers. Essai sur la démo­cra­tie à l’épreuve du faible, PUF, 2010.
  2. Texte retrans­crit dans son inté­gra­li­té dans Bali­bar Étienne, Droit de cité, Quadrige/PUF, 2002, p. 23 – 5.
  3. Schnap­per Domi­nique, Qu’est-ce que la citoyen­ne­té ?, Folio actuel, 2001.

Martin Deleixhe


Auteur

Docteur en Sciences politiques et sociales. Professeur, Faculté de Philosophie et Sciences sociales, ULB. Chercheur au Centre de Théorie Politique de l’ULB.