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Citoyens européens, CPAS et expulsions : le mode d’emploi de l’Office des étrangers

Numéro 4/5 avril-mai 2014 par Jean-François Neven

mai 2014

Récem­ment plu­sieurs citoyens euro­péens ont reçu un ordre de quit­ter le ter­ri­toire au motif qu’ils sont employés par le CPAS dans le cadre d’un article 60. La libre cir­cu­la­tion est un droit fon­da­men­tal des citoyens euro­péens. Ce n’est plus l’affaire des seuls tra­vailleurs. Ce droit pro­fite aux « éco­no­mi­que­ment inac­tifs » qui, comme les tra­vailleurs, peuvent prétendre […]

Récem­ment plu­sieurs citoyens euro­péens ont reçu un ordre de quit­ter le ter­ri­toire au motif qu’ils sont employés par le CPAS dans le cadre d’un article 60.

La libre cir­cu­la­tion est un droit fon­da­men­tal des citoyens euro­péens. Ce n’est plus l’affaire des seuls tra­vailleurs. Ce droit pro­fite aux « éco­no­mi­que­ment inac­tifs » qui, comme les tra­vailleurs, peuvent pré­tendre à un séjour de plus de trois mois, mais pas à n’importe quelle condition.

Ain­si, les chô­meurs indem­ni­sés à la suite d’un contrat de tra­vail exé­cu­té en Bel­gique pen­dant moins d’un an conservent, mais tem­po­rai­re­ment seule­ment, le droit de séjour atta­ché à la qua­li­té de tra­vailleur sala­rié. Les deman­deurs d’emploi venus en Bel­gique pour recher­cher un tra­vail ont droit au séjour tant qu’ils sont en mesure de faire la preuve qu’ils conti­nuent à cher­cher un emploi et qu’ils ont des « chances réelles d’être enga­gés ». Les autres per­sonnes « éco­no­mi­que­ment inac­tives » ont droit au séjour pour autant qu’elles dis­posent d’une assu­rance mala­die et de res­sources suf­fi­santes afin de ne pas deve­nir une charge dérai­son­nable pour le sys­tème d’aide sociale.

Ces condi­tions par­ti­cu­lières de séjour sus­citent bien des dif­fi­cul­tés. Convain­cues de l’attractivité de notre sys­tème social et de la néces­si­té de com­battre le spectre du « tou­risme de l’aide sociale », les auto­ri­tés belges entendent appli­quer les­dites condi­tions avec rigueur. À cette fin, elles mobi­lisent les don­nées à carac­tère per­son­nel exis­tant au sein du réseau de la sécu­ri­té sociale, quitte à se mettre en marge de la léga­li­té européenne.

Lorsque le flux électronique dispense de vérifier le caractère déraisonnable de la charge…

En 2012, la Bel­gique a pris une pre­mière mesure dite de pro­tec­tion de son sys­tème d’aide sociale : dans les limites de ce qu’autorise le droit de l’Union, la loi belge exclut désor­mais qu’un res­sor­tis­sant euro­péen puisse béné­fi­cier de l’aide sociale ou du reve­nu d’intégration sociale (RIS) pen­dant les trois pre­miers mois de son séjour.

Pas­sé ce délai, les portes du CPAS ne lui sont pas closes… pour autant qu’il dis­pose tou­jours d’un droit de séjour.

Et c’est là que pointe un risque de « cir­cu­la­ri­té per­verse » : le citoyen euro­péen a droit à l’aide sociale s’il a droit au séjour, mais il perd son droit au séjour s’il fait appel au sys­tème d’aide sociale…

Ce risque devrait, en théo­rie, être écar­té dans la mesure où il résulte de la juris­pru­dence fon­da­trice de la citoyen­ne­té euro­péenne (les arrêts Grzelc­zyk et Tro­ja­ni, notam­ment), de la direc­tive euro­péenne de 2004[Directive 2004/38/CE du Par­le­ment euro­péen et du Conseil du 29 avril 2004 rela­tive au droit des citoyens de l’Union et des membres de leurs familles de cir­cu­ler et de séjour­ner libre­ment sur le ter­ri­toire des États membres.] et de prises de posi­tion plus récentes de la Cour de Jus­tice que « le recours au sys­tème d’assistance sociale par un citoyen de l’Union ou un membre de sa famille » ne peut entrai­ner de manière auto­ma­tique une mesure d’éloignement.

Tout l’édifice repose donc sur cette garan­tie de non-auto­ma­ti­ci­té qu’à l’estime de l’Union euro­péenne, la Bel­gique mal­mène allègrement.

Les choses se sont dégra­dées progressivement.

Dans un pre­mier temps, dif­fé­rents CPAS ont consi­dé­ré que l’attestation d’enregistrement (c’est-à-dire le docu­ment de séjour) pré­sen­tée par cer­tains res­sor­tis­sants euro­péens, avait été obte­nue sur la base de décla­ra­tions qui, à pro­pos de l’ampleur des res­sources dis­po­nibles ou de l’exercice effec­tif d’une acti­vi­té pro­fes­sion­nelle, devaient être qua­li­fiées de sciem­ment inexactes. Ces CPAS (bruxel­lois pour l’essentiel) ont débou­té ces res­sor­tis­sants euro­péens de leur demande d’aide sociale ou de RIS, en déci­dant d’initiative que leur titre de séjour a été obte­nu frau­du­leu­se­ment et qu’ils doivent être consi­dé­rés comme étant en séjour illégal.

Il en est résul­té une série de recours devant les juri­dic­tions du tra­vail. Mal­gré quelques suc­cès obte­nus ci et là, les CPAS n’ont glo­ba­le­ment pas convain­cu. Les tri­bu­naux ont majo­ri­tai­re­ment consi­dé­ré qu’il n’appartenait pas aux CPAS d’anticiper une éven­tuelle déci­sion de l’Office des étran­gers et que tant que le docu­ment de séjour n’avait pas été reti­ré, l’aide sociale et le RIS devaient être accor­dés dans le res­pect des autres condi­tions légales.

Et c’est alors qu’est inter­ve­nue la cir­cu­laire du secré­taire d’État à l’Intégration sociale du 29 juin 20111.

Avec l’autorisation de la com­mis­sion de la Pro­tec­tion de la vie pri­vée, cette cir­cu­laire a ren­for­cé le flux élec­tro­nique de don­nées du SPP Inté­gra­tion sociale vers l’Office des étran­gers : doré­na­vant, l’Office est infor­mé qua­si­ment « en temps réel » de tout octroi d’une aide sociale ou d’un RIS à un res­sor­tis­sant européen.

Les résul­tats ne se sont pas fait attendre.

Si en 2010, à peine 343 ordres de quit­ter le ter­ri­toire (OQT) avaient été déli­vrés à des citoyens de l’Union euro­péenne, les chiffres se sont rapi­de­ment embal­lés : 989 OQT en 2011, 2 407 en 2012, 2 712 en 2013…

Dans ce sinistre jeu de flux élec­tro­niques, la garan­tie de non-auto­ma­ti­ci­té passe mani­fes­te­ment à la trappe, l’Office des étran­gers étant ame­né à consi­dé­rer que qua­si­ment toute demande d’aide sociale ou de RIS consti­tue une charge dérai­son­nable pour le sys­tème d’aide sociale, et ce même si c’est en rai­son de dif­fi­cul­tés tem­po­raires ou d’un évè­ne­ment impré­vu que le res­sor­tis­sant euro­péen s’est adres­sé au CPAS2.

En février 2013, la Com­mis­sion euro­péenne, gar­dienne des trai­tés et de la libre cir­cu­la­tion, a adres­sé un avis moti­vé à la Bel­gique. Le constat est plu­tôt rude : « La légis­la­tion belge ne pré­voit pas d’évaluation indi­vi­duelle de la situa­tion per­son­nelle du citoyen concer­né avant la prise de toute mesure d’éloignement. Par consé­quent, les citoyens de l’UE ne sont actuel­le­ment pas pro­té­gés contre les mesures d’éloignement auto­ma­tiques et ne sont pas en mesure de se pro­té­ger aisé­ment contre les déci­sions illé­gales prises par les auto­ri­tés belges3. »

À ce jour, l’initiative euro­péenne ne semble pas avoir modi­fié l’approche des auto­ri­tés belges. Le nombre d’OQT n’a en tout cas pas diminué.

Un flux électronique concernant les chômeurs, mais qui ne déboucherait pas sur un contrôle systématique…

Les chô­meurs ayant tra­vaillé en Bel­gique moins d’un an avant d’être indem­ni­sés, ne conservent le droit au séjour atta­ché à la qua­li­té de tra­vailleur sala­rié que pen­dant six mois. Pas­sé ce délai, leur séjour est condi­tion­né par des preuves de recherche d’emploi et « de chances réelles d’être engagés ».

En mai 2013, la com­mis­sion de la Pro­tec­tion de la vie pri­vée a auto­ri­sé l’Office des étran­gers à obte­nir de l’Onem le numé­ro de sécu­ri­té sociale, la natio­na­li­té, la durée du chô­mage et la situa­tion fami­liale de ces chômeurs.

Inter­ro­gée en com­mis­sion de l’Intérieur de la Chambre, le 21 jan­vier der­nier4, la secré­taire d’État à l’Immigration s’est vou­lue ras­su­rante en décla­rant que ces échanges d’informations ne débouchent pas sur un contrôle sys­té­ma­tique des res­sor­tis­sants euro­péens au chô­mage. Réin­ter­ro­gée le 18 février sur le point de savoir si l’Office des étran­gers est bien le mieux pla­cé pour son­der l’état du mar­ché du tra­vail et appré­cier les « chances réelles d’être enga­gé », elle a répon­du laco­ni­que­ment que « l’Office peut déve­lop­per une com­pé­tence à tout moment »….

Quand on sait les dif­fi­cul­tés ren­con­trées par l’Onem, depuis 2004, pour orga­ni­ser une pro­cé­dure d’évaluation du com­por­te­ment de recherche d’emploi qui ne s’apparente pas à une chasse aux sor­cières, il est pour le moins sur­pre­nant d’entendre que l’Office des étran­gers, qui ne dis­pose d’aucune expé­rience en la matière, n’éprouvera aucune peine à s’ériger, en dehors de tout cadre pro­cé­du­ral ou métho­do­lo­gique, en ana­lyste éclai­ré du mar­ché du tra­vail et de ses varia­tions régio­nales et sous-régionales…

Les personnes mises au travail par les CPAS : pas des travailleurs…

Der­nier point d’étonnement : il concerne les mesures d’insertion sociale pré­vues par la loi orga­nique des CPAS.

L’article 605 de cette loi (pour être pré­cis, le para­graphe 7 de cet article) est un dis­po­si­tif bien connu de mise au tra­vail par les CPAS. Ses objec­tifs ont varié dans le temps.

Ini­tia­le­ment, la mise au tra­vail devait exclu­si­ve­ment per­mettre à son béné­fi­ciaire d’être réta­bli dans le cir­cuit de la sécu­ri­té sociale, le CPAS assu­mant le rôle d’employeur6, le temps néces­saire à l’admission au béné­fice des allo­ca­tions de chô­mage. L’article 60 pou­vait alors être qua­li­fié d’« ascen­seur vers le chômage ».

En 1999, les objec­tifs ont été élar­gis, la loi auto­ri­sant doré­na­vant le sub­ven­tion­ne­ment des mises à l’emploi réa­li­sées dans le but d’acquérir une expé­rience pro­fes­sion­nelle néces­saire à l’accès au mar­ché du tra­vail. Sans renon­cer à sa voca­tion ini­tiale, l’article 60 est aus­si deve­nu un « ascen­seur vers l’emploi ».

Dans la pra­tique, les résul­tats sont qua­li­fiés d’encourageants : selon plu­sieurs études, dans près d’un cas sur deux, les per­sonnes ayant ter­mi­né un article 60 depuis un an ont trou­vé du tra­vail (même si ce n’est pas fré­quem­ment dans un emploi stable)7.

On est donc par­ti­cu­liè­re­ment sur­pris d’apprendre que l’Office des étran­gers, fai­sant tota­le­ment abs­trac­tion de l’objectif de la mesure et de son uti­li­té avé­rée, inclut les titu­laires d’un article 60 par­mi les béné­fi­ciaires d’une aide sociale à qui il s’impose de noti­fier un ordre de quit­ter le ter­ri­toire en rai­son de ce qu’ils repré­sentent une charge dérai­son­nable pour notre sys­tème d’aide sociale.

L’argument de l’Office des étran­gers (sui­vi en cela par le Conseil du conten­tieux des étran­gers) est que le béné­fi­ciaire de l’article 60 n’est pas un véri­table tra­vailleur sala­rié et que son emploi, sub­si­dié, n’est pas un « emploi à valeur éco­no­mique ». En com­mis­sion de la Chambre, la secré­taire d’État a mar­te­lé en ce sens que l’article 60 n’est « qu’une forme d’extension de ser­vices sociaux ».

Pour­tant, c’est bien un contrat de tra­vail conforme à la loi sur les contrats de tra­vail que l’article 60 impose aux CPAS de conclure. De même, indé­pen­dam­ment de ce que comme d’autres sta­tuts, il donne lieu à une réduc­tion de coti­sa­tions sociales, il implique un assu­jet­tis­se­ment com­plet à la sécu­ri­té sociale des tra­vailleurs salariés.

La pré­ten­due absence de valeur éco­no­mique de l’emploi et son carac­tère sub­ven­tion­né devraient, quant à eux, res­ter tota­le­ment hors du débat. La juris­pru­dence euro­péenne est claire : la qua­li­té de tra­vailleur sala­rié ne dépend ni de « la nature juri­dique sui gene­ris de la rela­tion d’emploi », ni du niveau plus ou moins éle­vé de pro­duc­ti­vi­té du tra­vailleur, ni de « l’origine des res­sources » per­met­tant de payer la rému­né­ra­tion, ni du niveau de celle-ci… Seul compte le carac­tère effec­tif et réel des pres­ta­tions. Or, il paraît dif­fi­cile de dénier ce carac­tère aux acti­vi­tés déployées dans le cadre de l’article 60, au pro­fit de dif­fé­rents acteurs du sec­teur public ou de l’économie sociale.

Bref, les péti­tions de prin­cipe et autres rac­cour­cis qui carac­té­risent l’approche de l’Office des étran­gers semblent lar­ge­ment faire fi tant du droit euro­péen que de la loi orga­nique des CPAS.

  1. Cir­cu­laire du 29 juin 2011 rela­tive au citoyen de l’UE. Ana­lyse de la rela­tion entre son droit de séjour et l’ouverture du droit à l’aide sociale ou au reve­nu d’intégration et de l’influence éven­tuelle de son recours à l’aide du CPAS sur son droit de séjour : http://bit.ly/1nFm2mq.
  2. En pra­tique, il sem­ble­rait que l’Office des étran­gers convoque l’intéressé avant de prendre sa décision.
  3. http://bit.ly/1dLUDMz.
  4. CRIV 53-COM 0901, p. 28.
  5. Dans le lan­gage cou­rant, les titu­laires de ces emplois sont fré­quem­ment appe­lés les « articles 60 » : cette appel­la­tion nous paraît mal­heu­reuse dans la mesure où elle accré­dite l’idée qu’ils ne sont pas de véri­tables travailleurs.
  6. Depuis 1995, tout en res­tant l’employeur, le CPAS est auto­ri­sé à mettre les béné­fi­ciaires à dis­po­si­tion d’une série d’utilisateurs publics ou pri­vés rele­vant de l’économie sociale.
  7. Voy. http://bit.ly/1ngddTz, p. 4.

Jean-François Neven


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