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Cinémas de Bruxelles, d’Isabel Biver et Marie-Françoise Plissart
Quand Isabel Biver et Marie-Françoise Plissart donnent leur manuscrit à l’imprimeur, elles envisagent le premier confinement comme une expérience unique, définitivement révolue. Elles imaginent que les salles de cinéma vont retrouver leurs spectateurs et ceux-ci l’émotion collective liée à l’acte de regarder ensemble un film. Elles ne peuvent pas envisager que leur livre sortira, quelques jours avant […]
Quand Isabel Biver et Marie-Françoise Plissart donnent leur manuscrit à l’imprimeur, elles envisagent le premier confinement comme une expérience unique, définitivement révolue. Elles imaginent que les salles de cinéma vont retrouver leurs spectateurs et ceux-ci l’émotion collective liée à l’acte de regarder ensemble un film. Elles ne peuvent pas envisager que leur livre1 sortira, quelques jours avant le confinement de l’hiver 2020. Comme elles l’ont souhaité, ce panel des cinémas bruxellois nous offre des moments d’un passé que nous n’avons pas pu connaitre, mais il nous rappelle également la saveur d’instants dont nous n’imaginions pas la disparition si aisée.
Pour aller à la rencontre de ces salles de cinéma, Isabel Biver a tracé un scénario. Elle a souhaité commencer par les salles de cinéma encore en activités pour rejoindre celles qui ont fait l’objet d’un projet de réaffectation, en passant par les salles emblématiques du passé.
À l’instar des films, où souvent les destins se croisent et se décroisent, le livre est construit autour de trois histoires qui ne cessent de s’entremêler : l’histoire des salles bruxelloises, l’histoire du cinéma, et les expériences que le spectateur a pu vivre de l’extérieur du cinéma jusqu’à ses recoins les plus mystérieux. Cette construction permet d’éviter que le livre soit un livre d’histoire, statique ; les souvenirs des spectateurs sont comme les voix off, multiples, d’un plan fixe.
Les recherches menées par l’autrice lui ont permis de réaliser avec quelle créativité le cinéma n’a eu de cesse de se réinventer depuis la première projection des frères Lumière le 28 décembre 1895 à Paris et la fascination qu’eut très tôt Bruxelles pour cet art. Une projection eut lieu le 1er mars 1896 au n°7 de la galerie du Roi. Isabel Biver relate ces premiers instants comme les avancées que la technologie et l’industrie cinématographique ont par la suite permises et la manière dont les spectateurs ont si favorablement répondu à l’invitation. Aujourd’hui, le gout pour l’ultramodernisme amène ainsi une grande part du public bruxellois au mégaplexe Kinépolis qui dispose des systèmes Imax, de l’immersif 4DX et des projections 3D.
L’autrice a aussi voulu imaginer ce que seront les cinémas de demain, elle est allée à la rencontre de ceux qui, en Europe, tentent déjà de les dessiner. Ils les voient souvent, à l’instar du cinéma Nova, comme des lieux valorisant l’expérience sociale, artistique et participative, et mettant en place des nouveaux modèles de coopération avec des quartiers.
Isabel Biver est historienne du cinéma et « cinématrice », comme lui a un jour dit un enfant afin de joliment décrire les animations qu’elle réalise dans des cinémas et autres lieux du patrimoine. Une double qualité qui imprègne sa démarche. Le gout pour les anecdotes glanées au fil des parcours qu’elle organise rejoint sa quête d’historienne. Ainsi, après avoir explicité l’évolution des temples du cinéma « de genre », elle narre comment elle a pu apprendre, lors d’une animation d’un de ses habitués que l’endroit ressemblait à une charmante bonbonnière, avec un balcon de cinq-cents places. Son épouse, également présente à la visite, ignorait tout des connaissances de son mari et était assez courroucée qu’il ose en faire étalage en public.
Pour la conception de sa première version du livre sur les salles de cinéma bruxelloises, déjà publié par les éditions CFC en 2009, Isabel Biver avait rencontré de nombreux artisans et des vétérans du Septième art bruxellois tel Edmond Jamoulle, peintre de cinéma.
En charge de changer le calicot — défini comme « a Seven Days Art » — dans une trentaine de salles de l’agglomération Bruxelloise, il s’était autoproclamé le peintre le plus vu de Belgique et a expliqué sa technique. À l’aide d’un épidiascope, il projetait l’affiche du film sur la toile du calicot et en dupliquait les contours et les motifs. L’exercice exigeait endurance et dextérité puisqu’Edmond Jamoulle ne disposait que de deux jours pour réaliser ces toiles et les fixer. La taille des toiles de chaque cinéma différait. Et quatre à cinq heures étaient nécessaires pour finaliser l’accrochage de certaines, telle celles de l’Eldorado.
Si un film marchait, cela ne faisait pas l’affaire du décorateur : l’affiche n’était alors pas renouvelée pendant plusieurs semaines. Edmond Jarmoulle se souvenait encore, avec amertume, du succès de la Cage aux folles, qui l’avait empêché de facturer de nouveaux panneaux aux cinémas qui l’avaient programmé pendant de longues semaines. Le peintre se souvenait aussi des exigences de Catherine Deneuve qui avait demandé qu’on lui peigne une robe jusqu’aux reins pour l’affiche du film Belle du seigneur de Luis Bunuel. Autant de ces récits qui nous permettent de réaliser le nombre de métiers qui existaient et de l’interdépendance qui existait entre eux.
Quand j’indiquais à ma mère avoir vu un film à l’UGC Brouckère, elle me reprenait en disant à l’ancien Eldorado, comme si prononcer le nom permettait de réveiller cette époque dorée. Grâce au travail d’Isabel Biver et de Marie-Françoise Plissart, j’ai pu faire un peu mieux connaissance avec cette salle et son faste. J’ai découvert que l’unique salle de ce cinéma pouvait accueillir deux-mille-sept-cent-cinq spectateurs, qu’il y avait des vestiaires et, bien sûr, un rideau comme dans toutes les salles de cette époque. J’ai également découvert combien l’histoire de ce lieu était liée aux colonies.
En 1931, la rivalité entre les salles est âpre, dans une ville qui en comptera jusqu’à deux-cent-cinquante. L’exploitant, Charles Marland, demande alors à un ingénieur et à un architecte de réaliser les travaux pour agrandir l’ancien Cinéma des Princes, place de Brouckère. Il souhaite concurrencer le cinéma Métropole qui disposait d’une salle d’une capacité de trois-mille places, celle-ci étant alors la plus grande de Belgique. Mais il ne pense pas uniquement à la structure de la salle, il le sait, le cinéma, c’est aussi l’art de recevoir. Il veut faire entrer le spectateur, le faire sortir et revenir comme l’a résumé Réginald Ford, fondateur du réseau de salles Cinéac et il tient à le faire avec faste et avec les codes de l’époque. Charles Marland souhaite créer une ambiance art-déco, son décorateur s’inspire d’une fresque ornant le Musée des Colonies à l’Exposition universelle de 1931 à Paris et on retrouvera donc dans la salle, le cuivre, les éléphants et des palmiers. Celle-ci sera inaugurée en 1933 en présence du Roi Albert et du bourgmestre de la ville, Adolphe Max. En 1982, ce cinéma est repris par l’Union générale des cinémas, et la grande salle est divisée en huit salles.
Ces histoires de cinéma ne pouvaient se concevoir sans images et de nombreux clichés d’archives émaillent les récits. La cinéaste et photographe Marie-Françoise Plissart, tel le photographe mandaté sur une scène de crime, a identifié et immortalisé chacun des cinémas de la ville. Certains sont moribonds, d’autres en compagnie de leurs propriétaires et de leur mélancolie. Nombre de ces images ont surpris un mouvement, comme si raconter le Septième art ne pouvait en être dissocié.
Marie-Françoise Plissart a le gout prononcé et fervent du cinéma et du travail en binôme. Elle a notamment publié, en 1985, Droits de regard, avec Benoît Peeters, aux Éditions de Minuit, ou Kinshasa, récit d’une ville imaginaire avec l’anthropologue Filip de Boek, qui leur a valeur le Lion d’or de la Biennale d’architecture de Venise en 2004. Si le rapport au collectif est indissociable de son œuvre, il est également indissociable du cinéma, la complémentarité ne pouvait pas mieux se jouer.
Parcourir ce livre, c’est approcher au plus près, par l’image et le texte, le plaisir qu’a tout spectateur dans une salle de cinéma, à Bruxelles. Cela ne signifie pas qu’il touchera uniquement les fidèles pratiquants de ces salles. Ce plaisir est disséqué, analysé, on découvre son anamnèse. Au fil des pages, Il devient plus subtil. Le lecteur novice apprend à discerner les fantômes des salles disparues et à distinguer aussi les contours du cinéma d’antan dans les nouveaux complexes. Il redécouvre certains métiers et admire la faculté du cinéma de se réinventer à chaque évolution. Et soudain, il a moins peur de ces salles fermées qui pourraient ne jamais se rouvrir ou qui verraient leurs spectateurs absorbés par leur canapé.
Il y a une magie dans le cinéma, et ce n’est pas uniquement le film projeté. Ce sont les salles, qui ont toutes eu une âme. Celle qu’Isabel Biver et Marie-Françoise Plissart nous offrent, celle qu’elles nous racontent. Et, parce qu’il s’agit de cinéma, en nous laissant bien évidemment un gout de trop peu. Celui d’y revenir, d’y retourner, encore et toujours. S’il y a une réponse au cinéma, elle reste blottie dans les salles obscures.