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Cinémas de Bruxelles, d’Isabel Biver et Marie-Françoise Plissart

Numéro 1 – 2021 - Cinéma confinement pandémie par Béatrice Chapaux

février 2021

Quand Isa­bel Biver et Marie-Fran­­çoise Plis­sart donnent leur manus­crit à l’imprimeur, elles envi­sagent le pre­mier confi­ne­ment comme une expé­rience unique, défi­ni­ti­ve­ment révo­lue. Elles ima­ginent que les salles de ciné­ma vont retrou­ver leurs spec­ta­teurs et ceux-ci l’émotion col­lec­tive liée à l’acte de regar­der ensemble un film. Elles ne peuvent pas envi­sa­ger que leur livre sor­ti­ra, quelques jours avant […]

Un livre

Quand Isa­bel Biver et Marie-Fran­çoise Plis­sart donnent leur manus­crit à l’imprimeur, elles envi­sagent le pre­mier confi­ne­ment comme une expé­rience unique, défi­ni­ti­ve­ment révo­lue. Elles ima­ginent que les salles de ciné­ma vont retrou­ver leurs spec­ta­teurs et ceux-ci l’émotion col­lec­tive liée à l’acte de regar­der ensemble un film. Elles ne peuvent pas envi­sa­ger que leur livre1 sor­ti­ra, quelques jours avant le confi­ne­ment de l’hiver 2020. Comme elles l’ont sou­hai­té, ce panel des ciné­mas bruxel­lois nous offre des moments d’un pas­sé que nous n’avons pas pu connaitre, mais il nous rap­pelle éga­le­ment la saveur d’instants dont nous n’imaginions pas la dis­pa­ri­tion si aisée.

Pour aller à la ren­contre de ces salles de ciné­ma, Isa­bel Biver a tra­cé un scé­na­rio. Elle a sou­hai­té com­men­cer par les salles de ciné­ma encore en acti­vi­tés pour rejoindre celles qui ont fait l’objet d’un pro­jet de réaf­fec­ta­tion, en pas­sant par les salles emblé­ma­tiques du passé.

À l’instar des films, où sou­vent les des­tins se croisent et se décroisent, le livre est construit autour de trois his­toires qui ne cessent de s’entremêler : l’histoire des salles bruxel­loises, l’histoire du ciné­ma, et les expé­riences que le spec­ta­teur a pu vivre de l’extérieur du ciné­ma jusqu’à ses recoins les plus mys­té­rieux. Cette construc­tion per­met d’éviter que le livre soit un livre d’histoire, sta­tique ; les sou­ve­nirs des spec­ta­teurs sont comme les voix off, mul­tiples, d’un plan fixe.

Les recherches menées par l’autrice lui ont per­mis de réa­li­ser avec quelle créa­ti­vi­té le ciné­ma n’a eu de cesse de se réin­ven­ter depuis la pre­mière pro­jec­tion des frères Lumière le 28 décembre 1895 à Paris et la fas­ci­na­tion qu’eut très tôt Bruxelles pour cet art. Une pro­jec­tion eut lieu le 1er mars 1896 au n°7 de la gale­rie du Roi. Isa­bel Biver relate ces pre­miers ins­tants comme les avan­cées que la tech­no­lo­gie et l’industrie ciné­ma­to­gra­phique ont par la suite per­mises et la manière dont les spec­ta­teurs ont si favo­ra­ble­ment répon­du à l’invitation. Aujourd’hui, le gout pour l’ultramodernisme amène ain­si une grande part du public bruxel­lois au méga­plexe Kiné­po­lis qui dis­pose des sys­tèmes Imax, de l’immersif 4DX et des pro­jec­tions 3D.

L’autrice a aus­si vou­lu ima­gi­ner ce que seront les ciné­mas de demain, elle est allée à la ren­contre de ceux qui, en Europe, tentent déjà de les des­si­ner. Ils les voient sou­vent, à l’instar du ciné­ma Nova, comme des lieux valo­ri­sant l’expérience sociale, artis­tique et par­ti­ci­pa­tive, et met­tant en place des nou­veaux modèles de coopé­ra­tion avec des quartiers.

Isa­bel Biver est his­to­rienne du ciné­ma et « ciné­ma­trice », comme lui a un jour dit un enfant afin de joli­ment décrire les ani­ma­tions qu’elle réa­lise dans des ciné­mas et autres lieux du patri­moine. Une double qua­li­té qui imprègne sa démarche. Le gout pour les anec­dotes gla­nées au fil des par­cours qu’elle orga­nise rejoint sa quête d’historienne. Ain­si, après avoir expli­ci­té l’évolution des temples du ciné­ma « de genre », elle narre com­ment elle a pu apprendre, lors d’une ani­ma­tion d’un de ses habi­tués que l’endroit res­sem­blait à une char­mante bon­bon­nière, avec un bal­con de cinq-cents places. Son épouse, éga­le­ment pré­sente à la visite, igno­rait tout des connais­sances de son mari et était assez cour­rou­cée qu’il ose en faire éta­lage en public.

Pour la concep­tion de sa pre­mière ver­sion du livre sur les salles de ciné­ma bruxel­loises, déjà publié par les édi­tions CFC en 2009, Isa­bel Biver avait ren­con­tré de nom­breux arti­sans et des vété­rans du Sep­tième art bruxel­lois tel Edmond Jamoulle, peintre de cinéma.

En charge de chan­ger le cali­cot — défi­ni comme « a Seven Days Art » — dans une tren­taine de salles de l’agglomération Bruxel­loise, il s’était auto­pro­cla­mé le peintre le plus vu de Bel­gique et a expli­qué sa tech­nique. À l’aide d’un épi­dia­scope, il pro­je­tait l’affiche du film sur la toile du cali­cot et en dupli­quait les contours et les motifs. L’exercice exi­geait endu­rance et dex­té­ri­té puisqu’Edmond Jamoulle ne dis­po­sait que de deux jours pour réa­li­ser ces toiles et les fixer. La taille des toiles de chaque ciné­ma dif­fé­rait. Et quatre à cinq heures étaient néces­saires pour fina­li­ser l’accrochage de cer­taines, telle celles de l’Eldorado.

Si un film mar­chait, cela ne fai­sait pas l’affaire du déco­ra­teur : l’affiche n’était alors pas renou­ve­lée pen­dant plu­sieurs semaines. Edmond Jar­moulle se sou­ve­nait encore, avec amer­tume, du suc­cès de la Cage aux folles, qui l’avait empê­ché de fac­tu­rer de nou­veaux pan­neaux aux ciné­mas qui l’avaient pro­gram­mé pen­dant de longues semaines. Le peintre se sou­ve­nait aus­si des exi­gences de Cathe­rine Deneuve qui avait deman­dé qu’on lui peigne une robe jusqu’aux reins pour l’affiche du film Belle du sei­gneur de Luis Bunuel. Autant de ces récits qui nous per­mettent de réa­li­ser le nombre de métiers qui exis­taient et de l’interdépendance qui exis­tait entre eux.

Quand j’indiquais à ma mère avoir vu un film à l’UGC Brou­ckère, elle me repre­nait en disant à l’ancien Eldo­ra­do, comme si pro­non­cer le nom per­met­tait de réveiller cette époque dorée. Grâce au tra­vail d’Isabel Biver et de Marie-Fran­çoise Plis­sart, j’ai pu faire un peu mieux connais­sance avec cette salle et son faste. J’ai décou­vert que l’unique salle de ce ciné­ma pou­vait accueillir deux-mille-sept-cent-cinq spec­ta­teurs, qu’il y avait des ves­tiaires et, bien sûr, un rideau comme dans toutes les salles de cette époque. J’ai éga­le­ment décou­vert com­bien l’histoire de ce lieu était liée aux colonies.

En 1931, la riva­li­té entre les salles est âpre, dans une ville qui en comp­te­ra jusqu’à deux-cent-cin­quante. L’exploitant, Charles Mar­land, demande alors à un ingé­nieur et à un archi­tecte de réa­li­ser les tra­vaux pour agran­dir l’ancien Ciné­ma des Princes, place de Brou­ckère. Il sou­haite concur­ren­cer le ciné­ma Métro­pole qui dis­po­sait d’une salle d’une capa­ci­té de trois-mille places, celle-ci étant alors la plus grande de Bel­gique. Mais il ne pense pas uni­que­ment à la struc­ture de la salle, il le sait, le ciné­ma, c’est aus­si l’art de rece­voir. Il veut faire entrer le spec­ta­teur, le faire sor­tir et reve­nir comme l’a résu­mé Régi­nald Ford, fon­da­teur du réseau de salles Cinéac et il tient à le faire avec faste et avec les codes de l’époque. Charles Mar­land sou­haite créer une ambiance art-déco, son déco­ra­teur s’inspire d’une fresque ornant le Musée des Colo­nies à l’Exposition uni­ver­selle de 1931 à Paris et on retrou­ve­ra donc dans la salle, le cuivre, les élé­phants et des pal­miers. Celle-ci sera inau­gu­rée en 1933 en pré­sence du Roi Albert et du bourg­mestre de la ville, Adolphe Max. En 1982, ce ciné­ma est repris par l’Union géné­rale des ciné­mas, et la grande salle est divi­sée en huit salles.

Ces his­toires de ciné­ma ne pou­vaient se conce­voir sans images et de nom­breux cli­chés d’archives émaillent les récits. La cinéaste et pho­to­graphe Marie-Fran­çoise Plis­sart, tel le pho­to­graphe man­da­té sur une scène de crime, a iden­ti­fié et immor­ta­li­sé cha­cun des ciné­mas de la ville. Cer­tains sont mori­bonds, d’autres en com­pa­gnie de leurs pro­prié­taires et de leur mélan­co­lie. Nombre de ces images ont sur­pris un mou­ve­ment, comme si racon­ter le Sep­tième art ne pou­vait en être dissocié.

Marie-Fran­çoise Plis­sart a le gout pro­non­cé et fervent du ciné­ma et du tra­vail en binôme. Elle a notam­ment publié, en 1985, Droits de regard, avec Benoît Pee­ters, aux Édi­tions de Minuit, ou Kin­sha­sa, récit d’une ville ima­gi­naire avec l’anthropologue Filip de Boek, qui leur a valeur le Lion d’or de la Bien­nale d’architecture de Venise en 2004. Si le rap­port au col­lec­tif est indis­so­ciable de son œuvre, il est éga­le­ment indis­so­ciable du ciné­ma, la com­plé­men­ta­ri­té ne pou­vait pas mieux se jouer.

Par­cou­rir ce livre, c’est appro­cher au plus près, par l’image et le texte, le plai­sir qu’a tout spec­ta­teur dans une salle de ciné­ma, à Bruxelles. Cela ne signi­fie pas qu’il tou­che­ra uni­que­ment les fidèles pra­ti­quants de ces salles. Ce plai­sir est dis­sé­qué, ana­ly­sé, on découvre son ana­mnèse. Au fil des pages, Il devient plus sub­til. Le lec­teur novice apprend à dis­cer­ner les fan­tômes des salles dis­pa­rues et à dis­tin­guer aus­si les contours du ciné­ma d’antan dans les nou­veaux com­plexes. Il redé­couvre cer­tains métiers et admire la facul­té du ciné­ma de se réin­ven­ter à chaque évo­lu­tion. Et sou­dain, il a moins peur de ces salles fer­mées qui pour­raient ne jamais se rou­vrir ou qui ver­raient leurs spec­ta­teurs absor­bés par leur canapé.

Il y a une magie dans le ciné­ma, et ce n’est pas uni­que­ment le film pro­je­té. Ce sont les salles, qui ont toutes eu une âme. Celle qu’Isabel Biver et Marie-Fran­çoise Plis­sart nous offrent, celle qu’elles nous racontent. Et, parce qu’il s’agit de ciné­ma, en nous lais­sant bien évi­dem­ment un gout de trop peu. Celui d’y reve­nir, d’y retour­ner, encore et tou­jours. S’il y a une réponse au ciné­ma, elle reste blot­tie dans les salles obscures.

  1. Ciné­mas de Bruxelles, Édi­tions CFC, octobre 2020.

Béatrice Chapaux


Auteur

Magistrate et écrivaine. Elle a également une expérience dans l’humanitaire et dans nombre de pays en transition démocratique. Elle a notamment travaillé au Rwanda et pour le TPIR, Tribunal pénal international pour le Rwanda.