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Cinéma. Vincere, de Bellochio

Numéro 05/6 Mai-Juin 2010 par Santoliquido

mai 2010

Com­ment mieux per­ce­voir ce que fut l’adhésion pleine et entière, à de rares excep­tions près, du peuple ita­lien au fas­cisme sinon à tra­vers l’étonnant par­cours d’Ida Dal­ser ? C’est ce que nous donne à com­prendre Mar­co Bel­lo­chio dans ce pro­di­gieux film qu’est Vin­cere. Ida Dal­ser (excel­lente Gio­van­na Mez­zo­gior­no) est cette jeune femme, qui, par amour, sacri­fia sa for­tune à la […]

Com­ment mieux per­ce­voir ce que fut l’adhésion pleine et entière, à de rares excep­tions près, du peuple ita­lien au fas­cisme sinon à tra­vers l’étonnant par­cours d’Ida Dal­ser ? C’est ce que nous donne à com­prendre Mar­co Bel­lo­chio dans ce pro­di­gieux film qu’est Vin­cere.

Ida Dal­ser (excel­lente Gio­van­na Mez­zo­gior­no) est cette jeune femme, qui, par amour, sacri­fia sa for­tune à la mise sur orbite de la car­rière poli­tique du jeune Beni­to Mus­so­li­ni. Elle ven­dra tous ses biens pour finan­cer le lan­ce­ment, en 1914, du Popo­lo d’Italia, l’organe de presse des inter­ven­tion­nistes socia­listes, qui devien­dra ensuite le jour­nal offi­ciel du par­ti fasciste.

Résu­mé des faits : Ida et Beni­to vont s’aimer pas­sion­né­ment. Se marie­ront. De leur rela­tion nai­tra un fils, Beni­to Albi­no, en novembre 1915. Seule­ment voi­là, à cette époque, le futur duce est déjà le père d’Edda, la fille que lui a don­née cinq plus tôt Don­na Rachele, qu’il épou­se­ra à son tour en décembre 1915. Il part au front, sort bru­ta­le­ment Ida de son exis­tence. Mais elle s’obstine : elle est l’épouse légi­time, la mère de Beni­to Albi­no Mus­so­li­ni. Le temps qu’il lui reste à vivre, elle le pas­se­ra à cla­mer sa véri­té, sa digni­té. En vain. Elle sera enfer­mée en asile psy­chia­trique, tout comme son fils. Ils y mour­ront. Leurs corps seront jetés dans une fosse com­mune. Deve­nu duce, Mus­so­li­ni fera détruire toutes les preuves de leur union.

Le film de Mar­co Bel­lo­chio est une œuvre ciné­ma­to­gra­phique remar­quable. Sty­lis­ti­que­ment par­fait. Doté d’une bande-son (Car­lo Cri­vel­li) aux accents lyriques qui trans­cende mer­veilleu­se­ment les bas­cu­le­ments du récit (à cet égard, on ne peut s’empêcher de pen­ser au Divo, de Sor­ren­ti­no). Mais il consti­tue aus­si un tra­vail d’analyse poli­tique de tout pre­mier ordre : à l’instar de ce que vécut Ida Dal­ser, la rela­tion entre l’Italie et Beni­to Mus­so­li­ni fut avant tout une pas­sion fusion­nelle, char­nelle. Voi­là sa thèse. Nous la par­ta­geons. La plu­part des his­to­riens parlent d’ailleurs aujourd’hui de mus­so­li­nisme (et non plus de fas­cisme) pour carac­té­ri­ser la période 1922 – 1943.

Le film s’ouvre sur une réunion poli­tique. La pièce est sombre. L’assistance gra­ba­taire, grise, triste comme une plante sans soleil. Mani­fes­te­ment réfrac­taire aux idées nou­velles et auda­cieuses d’un jeune ora­teur plein de fougue et de pas­sion. Nous sommes à Trente, en 1907. Les scènes sui­vantes montrent une atmo­sphère de désar­roi, de confu­sion, comme si le pays tout entier était recou­vert d’un voile gris, annon­cia­teur de cata­clysme. Cette époque marque la fin de l’État libé­ral ita­lien, sclé­ro­sé, tra­ver­sé par ses divi­sions, ses hési­ta­tions. Par­tout en Europe, le cli­mat est au posi­ti­visme poli­tique, à l’affirmation des nations, à l’expansion des empires. Le monde est aux abois, le temps est mûr pour une offre nou­velle de reconstruction.

C’est l’heure de Beni­to Mus­so­li­ni. On le retrouve à Milan. Il harangue les foules, mani­feste, brave l’autorité monar­chique, défie phy­si­que­ment les sol­dats en tête des mani­fes­ta­tions. Il a une ambi­tion per­son­nelle (je n’accepterai jamais d’être un médiocre, lui fait dire Bel­loc­chio). Et une ambi­tion pour son pays : don­ner à l’Italie un poids égal à celui des autres grandes nations. Les socia­listes ne le suivent pas, il les quitte, l’idéologie n’est qu’encombrement. Il croit en son infailli­bi­li­té, en cette loi fon­da­men­tale qu’est sa propre volonté.

Ida assiste aux mee­tings du jeune ins­ti­tu­teur. À Trente, puis à Milan. Elle est sub­ju­guée, fas­ci­née, trans­por­tée, conquise cœur et âme comme le seront ses com­pa­triotes quelques mois plus tard. Enfin une pers­pec­tive, une pas­sion, une volon­té dans le marasme ambiant. Or rien ne fait une impres­sion plus forte que la déter­mi­na­tion d’un guide en deve­nir. Ils deviennent amants. Elle vend tout ce qu’elle pos­sède pour qu’il puisse créer un jour­nal, pré­sen­ter ses idées au pays tout entier. Elle est tran­sie d’amour. Les scènes où l’on voit Ida, ivre de désir, se lais­ser char­nel­le­ment pos­sé­der par un Mus­so­li­ni aux yeux pleins d’une ardeur presque démo­niaque sont remar­quables. C’est la conjonc­tion suprê­me­ment éro­tique d’une attente et d’une ascen­dance. D’un rêve col­lec­tif et d’une pro­messe de gran­deur. Conjonc­tion qui ren­dra d’ailleurs invi­sibles aux yeux de la jeune femme (comme à ceux de la jeune nation qu’est l’Italie d’alors) les pre­miers signaux d’alarme, poé­ti­que­ment ren­dus par le réa­li­sa­teur — un défi­lé silen­cieux d’aveugles dans la nuit, une scène de duel sous un ciel plom­bé, un filet de sang sur le crâne de l’amant lors d’un bai­ser fougueux.

Lorsque Mus­so­li­ni quitte Ida, l’acteur inter­pré­tant son rôle (Filip­po Timi, par­fait) dis­pa­rait de l’écran. Le duce montre son vrai visage, cari­ca­tu­ral, bouf­fo­nesque. Il n’apparaitra plus qu’au tra­vers d’images d’archives. La trou­vaille géniale de Bel­lo­chio accen­tue la dis­tance entre les per­son­nages prin­ci­paux tout en four­nis­sant un témoi­gnage his­to­rique de l’entichement fré­né­tique de la pénin­sule pour son chef. C’est à ce stade que le film bas­cule. Que les sen­ti­ments du spec­ta­teur à l’égard d’Ida se font plus nuan­cés. Et que, méta­pho­ri­que­ment, la recons­ti­tu­tion his­to­rique se fait la plus per­cu­tante, la plus courageuse.

Car si l’on peut com­prendre, dans un pre­mier temps, que l’amante reniée cherche à faire triom­pher la véri­té, à faire faire valoir ses droits d’épouse légi­time, on admet moins, alors que s’annonce clai­re­ment la tra­gé­die finale, son obs­ti­na­tion, son entê­te­ment, son aveu­gle­ment. Jusqu’au bout, Ida cla­me­ra son amour pour cet être ren­du inac­ces­sible par les ailes du pou­voir ; jusqu’à la fin elle refu­se­ra d’admettre qu’il est res­pon­sable de son enfer­me­ment, de son iso­le­ment en asile psy­chia­trique (quelle méta­phore!); mille fois elle ten­te­ra d’escalader les grilles insur­mon­tables de sa geôle pour lan­cer des lettres d’amour à son duce tant aimé. En vain. Jamais il ne l’entendra.

On ne peut s’empêcher de consta­ter que, comme l’Italie, Ida fut une vic­time consen­tante de Beni­to Mus­so­li­ni. Sa véné­ra­tion sera sans fin. Tout comme sa dam­na­tion amou­reuse. Insen­sible à ses excès, elle cau­tion­ne­ra ses igno­mi­nies. On ne peut donc l’exonérer de ses res­pon­sa­bi­li­tés : si la mala­die s’est immis­cée en elle, c’est consciem­ment qu’elle lui a offert son âme en sacrifice.

Vin­cere (Vaincre, une des devises du fas­cisme) se conclut par le retour à l’écran de Filip­po Timi, prê­tant ses traits à Beni­to Albi­no, le fils d’Ida Dal­ser et de Beni­to Mus­so­li­ni, par­ve­nu à l’âge adulte. On le voit par­mi d’autres étu­diants hilares, puis à l’asile psy­chia­trique où il fini­ra par mou­rir, se prê­tant à de piteuses imi­ta­tions de son père. C’est l’apparition pitoyable et pathé­tique d’une cari­ca­ture de la cari­ca­ture, d’un per­son­nage clow­nesque usant des mêmes ficelles de boni­men­teur pour ravir un audi­toire de nou­veau prêt à se lais­ser séduire. Mes­sage subliminal ?

Santoliquido


Auteur

Giuseppe Santoliquido est licencié en sciences politiques et administration publique.