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Cinéma : art, investigation et engagement

Numéro 11 Novembre 2013 par Paul Géradin

novembre 2013

« Le docu­men­taire est pour moi le genre le plus pur, le plus cris­tal­lin, le plus abso­lu du ciné­ma puisqu’il montre la réa­li­té vue par le prisme des cinéastes, c’est-à-dire des dra­ma­turges et des poètes. » C’est ce que disait Thier­ry Michel dans l’interview qu’il a don­née à La Revue nou­velle lors de la sor­tie de Katan­ga Busi­ness (2009), […]

Dossier

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« Le docu­men­taire est pour moi le genre le plus pur, le plus cris­tal­lin, le plus abso­lu du ciné­ma puisqu’il montre la réa­li­té vue par le prisme des cinéastes, c’est-à-dire des dra­ma­turges et des poètes. » C’est ce que disait Thier­ry Michel dans l’interview qu’il a don­née à La Revue nou­velle1 lors de la sor­tie de Katan­ga Busi­ness (2009), son film consa­cré au boom du cuivre. À pro­pos de L’irrésistible ascen­sion de Moïse Katum­bi (2013), nous remar­quions que, même si la réa­li­té du pou­voir est for­te­ment mise en scène, « le réa­li­sa­teur ne démontre pas une thèse. Il donne à voir et à pen­ser, tout en ren­voyant, dans ses com­men­taires, aux études uni­ver­si­taires sur le sujet2 ».

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Une démons­tra­tion est bien pré­sente dans Zam­bie, à qui pro­fite le cuivre (2012), réa­li­sé par Audrey Gal­let et Alice Odiot. Elle repose sur une enquête qui montre com­ment la Banque euro­péenne d’investissement (BEI) finance, pour une usine de trai­te­ment du cuivre à Mopa­ni en Zam­bie, le lea­deur mon­dial des matières pre­mières Glen­core, par ailleurs soup­çon­né d’évasion fis­cale. Les tra­vailleurs et les com­mu­nau­tés voi­sines sont mis en scène de façon sai­sis­sante, et on remonte la filière jusqu’à l’UE. Celle-ci a besoin d’investir dans les mines, car le cuivre s’épuise alors que dix kilos par an et par Euro­péen sont néces­saires, notam­ment pour les ordi­na­teurs et les voi­tures… Ici, le docu­men­taire, dra­ma­tique dans sa véri­té, mais aus­si dans sa beau­té (il a été récom­pen­sé par la fon­da­tion Albert Londres), débouche sur un enga­ge­ment ciblé. Les réa­li­sa­trices sont membres de l’ONG Les Amis de la Terre. Un mora­toire a été deman­dé à la BEI, cinq ONG euro­péennes ont enta­mé une action judi­ciaire contre Glen­core, une plainte pour pol­lu­tion a été dépo­sée en Zam­bie. Mais c’est David contre Goliath. Le film s’achève sur cet aver­tis­se­ment : « Ruine éco­no­mique et désastre éco­lo­gique, si rien n’entrave ce méca­nisme, alors la Zam­bie est notre futur. »

AvecLeVent.jpgLe quo­ti­dien des mineurs et de la popu­la­tion est aus­si inten­sé­ment pré­sent dans Avec le vent (2013), de pair avec une ana­lyse des pro­grès de l’industrie minière au Congo, des avan­tages concé­dés aux inves­tis­seurs et des effets éco­no­miques, sociaux et envi­ron­ne­men­taux pour le pays. Avec Greet Bau­wers, Raf Cus­ters avait déjà pro­duit Lithium, malé­dic­tion ou bien­fait pour la Boli­vie (2012), un film pri­mé par le Conseil fédé­ral du déve­lop­pe­ment durable.

Ici, la camé­ra appelle la plume, et réci­pro­que­ment, comme en témoigne la publi­ca­tion de Raf Cus­ters, Chas­seurs de matières pre­mières, 2013, ini­tia­le­ment paru en néer­lan­dais. Le prin­ci­pal édi­teur est le Groupe de recherche pour une stra­té­gie éco­no­mique alter­na­tive (Gre­sea), lieu de réflexion, d’analyse et de pro­po­si­tion, concer­nant les méca­nismes et les acteurs de l’économie inter­na­tio­nale, en par­ti­cu­lier la dimen­sion Nord-Sud. L’auteur mène une enquête dans dif­fé­rents lieux de pro­duc­tion, mais rend aus­si compte de négo­cia­tions et de pro­ces­sus de déci­sion, notam­ment les contrats miniers du Congo, aus­si fameux que mal connus. L’investigation est mise en connexion avec une thèse au sujet de la « malé­dic­tion des res­sources natu­relles ». Celle-ci est com­mu­né­ment pré­sen­tée comme une affec­tion congé­ni­tale de la gou­ver­nance des États du Sud, notam­ment afri­cains. Cus­ters dénonce les dis­cours sur la trans­pa­rence et la saine ges­tion, qui se foca­lisent sur la pas­si­vi­té et la cor­rup­tion des États afri­cains en ser­vant d’alibi pour l’emprise des trans­na­tio­nales — des big balls — et pour les manœuvres à tra­vers les­quelles l’Occident garan­tit ses inté­rêts. Il pense posi­ti­ve­ment que se des­sine en Afrique une « nette ten­dance à la sou­ve­rai­ne­té sur les matières pre­mières»… À dis­cu­ter, oui. Mais une des fonc­tions du ciné­ma, n’est-elle pas de pro­vo­quer un débat public qui fait ici cruel­le­ment défaut ?

  1. Katan­ga Busi­ness, mai-juin 2009. Dis­po­nible sur www.revuenouvelle.be/spip.php?page=art_list&id_rubrique=125.
  2. « En vis-à-vis. Thier­ry Michel, L’homme de sable, et Moïse Katum­bi, L’irréstible ascen­sion…», juin2013, p.18.

Paul Géradin


Auteur

Professeur émérite en sciences sociales de l'ICHEC