Ce site utilise des cookies afin que nous puissions vous fournir la meilleure expérience utilisateur possible. Les informations sur les cookies sont stockées dans votre navigateur et remplissent des fonctions telles que vous reconnaître lorsque vous revenez sur notre site Web et aider notre équipe à comprendre les sections du site que vous trouvez les plus intéressantes et utiles.
Chroniques sibériennes d’automne
Dans le cadre d’un accord interuniversitaire, voyage en Sibérie occidentale, dans la ville de Tomsk. Rêverie éveillée au hasard des déambulations et des rencontres, où viennent résonner d’autres expériences de Russie. Une Russie impressionniste où l’histoire passée vient largement irriguer le temps présent, dans une ville qui fut « ville fermée » à l’époque soviétique.
La scène se passe dans les années septante. Un avion en provenance de Moscou et à destination de Novossibirsk est contraint de se poser à l’aérodrome de Tomsk, pour cause d’intempérie. Nepogoda en russe : au sens littéral, c’est quand le temps (climatique) « n’est pas ». À bord, l’ambassadeur du Royaume-Uni à Moscou, en pleine Union soviétique de la « stagnation » brejnévienne, dans un climat politique marqué par le thermomètre de la guerre froide. Et Tomsk se trouve être une ville fermée, c’est-à-dire littéralement interdite aux étrangers. On ne plaisante pas avec ça : des complexes militaro-industriels y élaborent de nouvelles technologies dans le domaine du nucléaire. « Que faire ? » Telle est la question. Panique à bord et… au dehors. Laisser l’ambassadeur greloter dans son avion, comptant sur un flegme réputé britannique ? Ou venir l’extraire de son coucou ? Dans les sphères du pouvoir, du comité régional du PCUS à l’antenne du KGB, ça discute avec frénésie. Il est finalement décidé de réchauffer l’ambassadeur devant a cup of tea : un membre de l’université dont l’anglais est fluent est alors dépêché à l’aérodrome pour le recueillir, l’amener au campus, avant de remettre sur le droit chemin aérien cet ambassadeur égaré cherchant à s’échapper de Tomsk, ville fermée.
La scène au cours de laquelle cette histoire nous est racontée se passe en octobre 2011, lors de l’ouverture d’une conférence à l’université d’État de Tomsk1, intitulée « Union européenne et Russie : les voies de la modernisation ». Vassili Timochenko, directeur de la chaire de relations internationales, ne boude pas le plaisir d’un tel récit, guettant l’attention du public. Située à 4.000 km de Moscou, Tomsk doit son nom à la Tom, le fleuve qui la berce. À cinq heures de décalage horaire de Bruxelles, nous sommes dans une des plus anciennes villes de Sibérie, fondée en 1604 par le tsar Boris Godounov, et actuellement le pôle universitaire le plus dynamique de Sibérie occidentale : sur 500.000 habitants, 100.000 sont étudiants. Le poids de ce passé de ville fermée n’en finit pas de passer : pour accéder à la ville de Seversk, il faut un laisser-passer.
« Souris à ton prochain »
Ce dimanche 23 octobre 2011, l’avion a atterri à 6 heures du matin, heure de Tomsk : avec le décalage horaire, la nuit fut minuscule. Elle fabrique des voyageurs hagards en attente de bagages ; une fillette habillée de rose, tout emmitouflée et les yeux mi-clos, patiente sans mot dire, entourée de ses parents. Quelques quarts d’heure plus tard, nous entrons dans la ville, l’obscurité est encore noire de nuit. Peu à peu, je vois se détacher les magnifiques maisons en bois de la fin du XIXe et du début du XXe siècle, aux contours de fenêtres finement ciselés. Regard hagard, nuit brève, me revoilà pour une énième entrée en matière, cette « matière » russe à la fois si familière et étrang(èr)e. Sans transition, on passe du XIXe à l’antichambre du 4 décembre 2011 : se dessinent en effet dans le blanc du ciel naissant d’immenses affiches publicitaires, sur lesquelles des visages sourient au passant, promettant à l’encan « une bonne équipe pour la Douma d’État ».
Dans quelques semaines, en effet, auront lieu les élections législatives fédérales, dont l’enjeu n’en est pas un dans les discussions du moment, alors qu’elles vont s’avérer être le point de départ d’une mobilisation sans précédent contre les fraudes lors du scrutin. Les affiches électorales n’attirent que peu l’attention, d’autant que les slogans ne sont pas vraiment politiques… c’est ainsi que Russie unie, le « parti du pouvoir », incite à tous les coins de rue, sur les autobus, ou dans les magasins, au sourire : « Souris à ton prochain, et la Russie sera ton amie…» Pourtant, quelque chose « ne passe pas » et ce sourire fait l’objet de sarcasmes le soir au diner, dans un complexe de l’administration de l’oblast (région), dirigée par le gouverneur V. Kres. Au moment où l’on dépose les manteaux à la garderob, un collègue, tombant nez à nez avec l’affiche du sourire, quelle que soit la direction dans laquelle il regarde, ne peut se retenir : « Des sourires, des sourires, encore des sourires. C’est la seule chose dont ils sont capables, à Russie unie2 ! »
Sibérie… m’était contée
Je retrouve Sergueï. Visage asiatique, voix douce, cheveu noir, œil bienveillant. Je le connais depuis 2007, mais au début nos contacts étaient assez réservés. Sergueï m’a cueillie à mon arrivée, et nous voilà en train de souper dans ce lieu que j’aime beaucoup, la « biblioteka », une cave magnifiquement aménagée. Au milieu de vieux livres, on mange du borchtch (délicieuse soupe ukrainienne de betteraves et viande avec les incontournables aneth et crème aigre, la smetana) dans du pain noir « sculpté » et des champignons sibériens. La musique qui flotte dans l’air est celle d’Amélie, comme on dit en Russie pour désigner Le fabuleux destin d’Amélie Poulain.
Au détour d’une discussion sur la prochaine venue à Bruxelles de Sergueï, je m’inquiète des délais administratifs auxquels nous sommes régulièrement confrontés, de part et d’autre, pour nos invitations et visas. Et là, tout à trac, Sergueï m’annonce qu’il est « citoyen européen ». J’ouvre des yeux ronds et entre deux cuillères de borchtch, Sergueï m’explique que, depuis peu, il a un passeport lituanien ! Je savais que Sergueï était né à Magadan, où ses parents étaient étudiants et que, dans le cadre des affectations des jeunes diplômés soviétiques, ils avaient été envoyés travailler dans un village en Tchoukotka (en haut à droite sur la carte…), près de la tristement célèbre Kolyma. C’est là que Sergueï a grandi. Je savais qu’il avait des ancêtres coréens, dont l’histoire s’inscrit dans celle des vagues de migrations successives vers l’Empire tsariste, à partir du milieu du XIXe siècle, lorsque les Coréens, très pauvres, furent autorisés à venir s’installer dans l’Empire. Après l’occupation de la Corée par le Japon, en 1910, une nouvelle vague de Coréens a rejoint l’Extrême Orient russe : ce fut le cas des arrière-grands-parents de Sergueï. En 1937, les Coréens soviétiques de l’extrême Orient russe ont été déportés par Staline en Asie centrale : ce fut le cas du père de Sergueï, qui s’est ainsi retrouvé en Ouzbékistan. Le père de Sergueï, Miron, parlait un peu le coréen, mais ne l’écrivait pas. Sergueï, non.
Voilà, pour le visage « asiate ». Mais le passeport lituanien ? C’est tout simple, me dit Sergueï, qui me raconte l’histoire de ses autres grands-parents : sa grand-mère Bronislava est née en 1927 dans un village en Lituanie, où elle aidait ses parents à la ferme. En 1946, elle avait dix-neuf ans, lorsque son père et elle, partis rechercher à travers bois une de leurs vaches qui s’était échappée, ont été arrêtés par des soldats soviétiques qui traquaient les « frères de la forêt3 ». Des témoins ayant assuré qu’ils avaient bien perdu leur vache, Bronislava et son père ont été relâchés au bout de trois jours. En juin 1947, une perquisition menée par le pouvoir soviétique a trouvé chez sa sœur et son beau-frère, chez qui vivait Bronislava, de la « littérature antisoviétique4 ». Bronislava a alors passé plus d’un an en prison en Lituanie, où elle a été soumise à des passages à tabac et humiliations. Refusant de « reconnaitre », elle a été condamnée à huit ans pour activité contrerévolutionnaire (ce qui, à l’époque, n’était pas une peine très longue, précise Sergueï) et a été envoyée en octobre 1948 d’abord en Mordovie, puis en mai 1950 à Magadan.
Quand je demande à Sergueï de quels travaux elle était chargée au camp, il passe la main à l’horizontale à hauteur de la poitrine : elle coupait du bois, elle avait de la neige « jusque-là ». Quand il n’y avait plus de neige, place à la fenaison, ou alors elle s’occupait des chevaux. Après la mort de Staline, son régime de détention a été assoupli et le 14 aout 1954, elle a été libérée.
Elle a rencontré son mari, Pronas, à Magadan, envoyé au camp également, mais assigné ensuite à résidence dans la région, après sa libération. Le passeport lituanien, m’explique Sergueï, vient d’une décision du gouvernement lituanien d’octroyer aux personnes qui ont connu un tel destin, ainsi qu’à leurs enfants et leurs petits-enfants, la citoyenneté lituanienne. Sergueï est un « tel petit-enfant ».
Latence et exaspération, à six semaines des élections
L’obscurité descend doucement sur la Tom, lorsque le bus passe le pont. Ma voisine s’appelle Anna. Alors que le bus s’enfonce au milieu des bois, son récit s’accélère dans la confiance que la nuit dispense. Pour elle, le 24 septembre a fait déborder le vase, si l’on peut dire. C’était il y a un mois. La rokirovka comme on dit en russe et aux échecs, lorsque la tour et le roi échangent leur place. Le roi Poutine et la tour Medvedev ? Anna ne décolère pas. Et comme de nombreux Russes, elle laisse transparaitre que, malgré tout, elle plaçait des espoirs en Medvedev, dont elle pense qu’il aurait pu conduire la Russie à être un pays « normal ». En entendant ce mot de « normal », je me demande si nous, en Europe, occidentale, sommes des pays « normaux », et je repense à cette vague du début des années nonante où faire de la Russie un pays « normal » était devenu une sorte de vœu répété à l’envi, par une partie de l’élite politique et de la population. Alors que dans le même temps, on est toujours saisi, en Russie, par le ton et la couleur que recouvre ce mot normal’no, à la réponse « Comment ça va ? ». Quand nos amis russes répondent que ça va normal’no, j’y ressens une mélancolie inouïe et… quelque chose qui ne va pas si bien que ça.
Vingt ans après, le retour de l’aspiration à cette normalité que j’entends dans la parole d’Anna me fait penser à un basculement. Lent, diffus, difficile à identifier, mais profond. Comme une exaspération. Et c’est cette expression de « pays normal » qui reviendra si souvent dans les manifestations contre les fraudes et les rassemblements de soutien organisés aussi à distance, dans nos capitales ouest-européennes, où ce sont de jeunes étudiants russes en échange Erasmus qui tiennent le haut du pavé et le micro. Quand j’évoque les élections à venir, mon autre voisine dans le bus, Galina, intervient : « Je voterai communiste ; j’ai toujours voté pour les communistes, parce que c’est la seule opposition. Même si je pense que Ziouganov aurait dû laisser la place aux jeunes depuis longtemps. » Et d’enchainer sur les jeunes et d’ajouter que ces étudiants rêvent, pour 70% d’entre eux, de partir. 70%? Je m’étonne du chiffre, je le trouve immense. Elle le revoit un peu à la baisse, mais maintient. Et ce n’est pas pour des raisons économiques. Mais pour respirer. Voir ailleurs. Être « là où les choses se passent. Ici c’est la stagnation ». Aller en Australie, aux États-Unis.
La stagnation. On n’avait plus entendu ce mot depuis le zastoï de la période de Brejnev. En un tour de passepasse ce 24 septembre, le sacrosaint « mantra » de stabilité a été subitement dégradé en stagnation… et Poutine s’est retrouvé sur les sites internet caricaturé en Brejnev, la poitrine couverte de médailles5, comme si d’un coup, le contrat social globalement accepté par une partie de la population durant la décennie 2000 (« Nous abdiquons d’une partie de nos droits démocratiques et de nos libertés civiques, en échange d’un bien-être matériel garanti par la redistribution de la rente pétrolière ») se fissurait. L’étourdissement dans la consommation, des cuisines Ikea à la construction de « cottages » en passant par l’usage d’internet, de voyages « clé en main » en Égypte, Tunisie ou Turquie, laisserait-il tout à coup la place à un éveil « postmatérialiste » ? Il faut dire aussi, comme me le dit une voisine, que la corruption est endémique et elle me raconte le cas d’une connaissance qui a, au volant d’une voiture, percuté un piéton. Le montant des sommes versées au tribunal pour tenter d’acheter le juge est renversant.
sous chaque aubier…
Le musée Memorial se trouve sur l’avenue Lénine, artère centrale de la ville, à deux pas de l’université et de deux maternités qui se narguent avec leurs sculptures respectives : un chou pour l’une, avec un bébé qui se fond dans un marbre mauve un peu mièvre et frotte son œil gauche avec sa main microscopique, et une sculpture en fer représentant le corps quadrillé d’une femme enceinte, avec, comme en cage derrière les tiges de fer courbes qui dessinent son ventre, le nourrisson à venir.
Le musée Memorial est installé dans les cellules du NKVD où avaient lieu les interrogatoires des personnes accusées d’opérations contrerévolutionnaires, entre 1923 et 1944. Autant dire qu’elles ont vu passer des hommes, des femmes, en particulier pendant la terreur de 1937 – 1938 où là, on était, si l’on peut dire, dans le « très haut débit », comme l’explique Boris Trenine, responsable de l’antenne de Memorial de Tomsk, et ancien doyen de la faculté d’Histoire de la TGU. « Il fallait faire du chiffre. » Et de montrer une lettre signée de Staline, ordonnant subitement de faire arrêter 6.600 personnes de plus dans la région de Krasnoïarsk. Les photos au mur impressionnent, de même que les biographies : mathématiciens, popes, chercheurs, bibliothécaires, écrivains, philosophes. Des adolescentes passent d’une cellule à l’autre, se photographiant devant les portraits des réprimés. En gloussant, souvent, effet de groupe et de voyage scolaire obligent. Vassili Khanevitch, directeur du musée, me dit : « Je ne demande pas aux visiteurs qui ils sont. Mais au fil des visites, parfois je comprends qu’un tel est descendant de réprimés, ou tel autre descendant de ènekavédechniki (personnes travaillant pour le NKVD).»
Galina me raconte son histoire. Elle est d’origine ukrainienne, a grandi à Askiz, en Khakassie (au sud de la région de Tomsk). En khakasse, askiz veut dire « la jeune fille de l’eau ». Ses ancêtres sont arrivés en Sibérie à la suite des réformes lancées par Stolypine au tout début du XXe siècle, pour cultiver la terre. Chichement. Pourtant, en 1930, la grand-mère de Galina est victime de la répresssion pour appartenance à la classe des koulaks : son mari et cinq autres villageois ont en effet pris l’initiative de construire un moulin collectif pour moudre le blé de tout le village. Ils sont dénoncés. Des personnes, informées de cette dénonciation, viennent prévenir le grand-père de Galina qui s’enfuit, pensant que c’est lui qui est visé par la répression et qu’il n’arrivera rien à sa femme. Erreur. La jeune femme est déportée dans la région de Tomsk. Elle envoie alors une de ses filles, âgée de huit ans (la mère de Galina), « comme colis » sur une charrette qui se rend dans un village où elle vivra chez une femme, que Galina appelle la « marraine ». Plus tard, la mère de Galina et une amie font venir un homme du village qui a des formulaires pour faire des passeports, au moment de la pasportizatsia ; elles le font boire et obtiennent ainsi des papiers.
Je me dis, en Sibérie, à force d’entendre ce type de récit… Je me dis en Sibérie, « sous chaque aubier, un descendant de réprimé»…
Triangle de papier
Dans le café Klaus, près de la rue Tverskaïa, au milieu de barres d’immeubles surmontées de publicités gigantesques, un soir de pluie abondante, parmi quelques citrouilles qui semblent annoncer Halloween et à côté d’une tablée familiale venue fêter un évènement toutes générations confondues, Olga, soixante ans, œil vif derrière ses lunettes et rouge à lèvres impeccable redessiné en fin de journée, la tête coiffée d’un béret, prend délicatement entre ses doigts une serviette blanche en papier du présentoir où elles sont disposées en éventail (en alternance, une blanche, une rouge, une blanche, une rouge). Elle plie la serviette en deux en joignant deux coins opposés, obtient un triangle ; puis à nouveau, encore un triangle. Triangle de papier. « Voici comment se présentaient les lettres que ma grand-mère recevait de mon grand-père lorsqu’il était au front, près de Leningrad en 1942 et 1943. Avec un tampon : “visé par la censure militaire”.»
« Il racontait comment il tuait, comment il tuait des Allemands, comment s’était passé son premier combat, il racontait que cela avait été dur, très dur, qu’il avait eu peur. Puis un jour, en 1944, c’est une pokhoronka qui est arrivée, un avis de décès au front, mais jamais on n’a su où était son corps. Pas de sépulture. Nous gardons ses lettres précieusement, nous les transmettrons de génération en génération. Elles sont écrites au crayon, c’est difficile de les lire, mais nous connaissons très bien leur contenu. »
Cette discussion a commencé car, à bâtons rompus, nous évoquions la situation politique en Russie, puis le métier d’Olga, professeure d’histoire. « 1917 : parlez-vous de révolution ou de coup d’État ? » « De coup d’État, répond Olga. Et plus j’analyse cette période, plus je me rends à l’évidence : il est possible de construire une machine de violence en un laps de temps très court. »
J’ai toujours été fascinée par cette propension et ce talent de très nombreux Russes à analyser, passer en revue sous toutes les coutures l’évènement 1917. Le moment originel. Pourquoi en sommes-nous arrivées à parler des triangles de papier ? En parlant de ses élèves, de ce qu’ils attendent de la vie, en parlant de leur rapport à l’histoire. À deux pas de l’université, surplombant la Tom, le monument impressionnant à la mémoire des héros de la « Grande Guerre patriotique » de 1941 – 1945. Devant l’université, des panneaux souhaitant une bonne fête du 9 mai, fête de la victoire, alors que nous sommes pourtant en octobre. À la télévision, des documentaires qui passent en continu sur cette période, en particulier sur la chaine Zvezda consacrée principalement aux thématiques touchant l’Armée rouge. L’impression que cette période, si centrale dans l’histoire soviétique, est d’autant plus mobilisée que les survivants et derniers témoins encore en mesure de parler vont bientôt disparaitre. Et là, Olga est définitive : l’expression Grande Guerre patriotique est gravée dans le marbre, « tous mes élèves ont quelqu’un qui est mort durant cette guerre, nous ne pouvons toucher au sacré. Mon grand-père, d’ailleurs… Et ma fille maintenant vit en Allemagne, avec un Allemand… dont le grand-père s’est battu sur le front de l’Est. C’est l’ironie de l’histoire ! »
L’autre grand-père d’Olga ? Fusillé en 1937. Accusé d’être un ennemi du peuple, contrerévolutionnaire, le fameux article 58 du Code pénal soviétique. Que faisait-il ? Il avait de l’argent, il faisait du commerce avec la Chine.
« V piatnitsou — v baniou ! » Vendredi au bain !
Tous les vendredis à 19 heures 45, Larissa pousse la porte du complexe sportif qui se trouve sur le campus, petit sac à dos « North Face » vert kaki dernier cri sur l’épaule et bonnet rond vissé sur les oreilles ; ses cheveux blonds très lisses qui tombent comme des baguettes sur ses épaules et son petit nez bien dessiné nous montrent l’horizon. « Tu ne retrouveras pas le chemin toute seule », m’a‑t-elle répété. Et elle a raison, j’ai oublié depuis 2008, ce labyrinthe pour initiés : monter plusieurs volées d’escalier, prendre un couloir qui fait plusieurs angles droits, retrouver là un escalier qui descend, attention le nombre de volées à descendre est supérieur à celui de volées que nous avons montées. Et, enfin, au bout d’un couloir, nous poussons la porte, nous nous retrouvons nez à nez avec une femme emballée dans un drap qui embrasse très chaleureusement Larissa et lui dit qu’elle l’aime. Larissa sort la zavarka (les feuilles de thé); nous nous rendons au vestiaire, munies du drap et coiffées d’un bonnet de laine.
Car nous allons au bania, le sauna de vapeur humide, une tradition qui prend sa source dans la nuit des temps (très précisément!), et que toute izba russe qui se respecte a observée au fil des siècles. Il s’agit à l’origine d’un chaudron posé au-dessus du feu alimenté de rondins de bois (de bouleau souvent). On jette régulièrement de l’eau sur ce chaudron, cela fait de la vapeur humide. Nous sommes entre femmes, des corps nus de toutes tailles. Corps de femmes quinquagénaires, fatigués par la vie en Sibérie ; corps de fillettes à la frimousse canaille, onze et douze ans, qui viennent avec leur grand-mère, Tania, chaque vendredi. Nous nous enduisons de gros sel mélangé à de l’huile d’olive. Puis Liouza me frappe avec les rameaux d’eucalyptus que son mari lui a rapportés de Sotchi, où il assistait à une conférence. Ça brule un peu. Je garde le silence. Il faut couvrir les « endroits importants », comme dit Liouza, avec les mains, pour ne pas les exposer aux gifles du rameau. Je plane. Et tout à coup j’entends, du plus lointain des rêves dans lesquels je m’étais assoupie : « Tu es française, oh là là, un président qui enfante à son âge, alors là, on ne peut que respecter son pays. » Je dessaoule d’un coup. Ah oui, elle parle de Sarkozy. Dans la vapeur du bania, tout s’emmêle dans une valse virile des pouvoirs : poutinisation de la France, sarkozisation, berlusconisation, Russie, France, Italie, ça tourne dans tous les sens. Et l’émancipation ? La libération ? L’imagination ? Après la partie sauna, on va à la douche, puis dans une piscine froide. Et on recommence. Mais il faut se « reposer », ce qui veut dire aller boire le thé, un alcool de plantes, ou encore de la vodka. La compagnie des femmes reprend de plus belle. L’une remercie l’humanité d’avoir inventé la machine à laver le linge, qui lui a changé la vie. On fête l’anniversaire de Vera. Les cadeaux : de jolies serviettes en éponge jaune poussin pour venir au bain. On mange, on déguste, on plaisante. Des baies sibériennes, rouges, oranges, de minuscules rainettes confites, et des sortes de haricots, un ail sauvage vert foncé que les Chinois viennent chercher jusqu’ici pour les cuisiner. Il y aussi des draniks : un plat sibérien, des pommes de terre à la crème aigre et aux champignons. On parle de la Chine, et de Macao. Deux « filles » (de cinquante ans environ, mais qui s’interpellent « diévouchki », jeunes filles) disent à quel point elles adorent l’ail et le mangent marinés dans la saumure en regardant la télé.
Après le thé, on « y » retourne : sauna, douche, puis on se passe du marc de café sur le corps, sur le visage. « Pour éviter les rides », nous explique Tania. Ses petites-filles se barbouillent le visage de café, sait-on jamais, si d’aventure quelques ridules commençaient à lézarder leur visage rebondi. Ces bouilles blondes délicieuses déguisées en gueules noires tout droit remontées du « fond » sont hilarantes, dans leurs corps filiformes. Je demande à Oulia si elle a bien travaillé à la mine aujourd’hui, elle me répond avec humour et naturel que oui. Un immense sourire découpe son visage en deux. Tout à coup, en voyant ces mines de mineurs en herbe, à côté du corps fatigué de leur grand-mère, une pensée me vient, un flash traverse mon écran intérieur. Ces bébés russes de l’an 2000, venus au monde en même temps que Vladimir Poutine arrivait lui au pouvoir, mèneront peut-être au bania, le vendredi, leurs petites-filles blondes déguisées en gueules noires au marc de café dans une cinquantaine d’années. Comment sera la Russie en 2060 ?
Tania qui ne cesse de serrer ses petites-filles sur son cœur, leur dit « mes beautés ». Elle les amène au bania depuis qu’elles ont trois et quatre ans et les filles adorent ça. À la fin, quand on se rhabille, une chanson fuse, « vinovata li ia, vinovata li ia ; vinovata li ia chto lioubliou ? » (« Suis-je coupable, suis-je coupable, d’être amoureuse ? ») On éclate de rire, on danse, on s’embrasse. C’est vendredi. V piatnitsou – v baniou. Vendredi, au bain !
Perpetuum mobile ?
Par la fenêtre, les bulbes bien dorés de l’église Alexandre Nevski, au coin de l’avenue Lénine et de la rue Herzen, des croix orthodoxes bien astiquées qui brillent sur fond de ciel.
Entre deux croix, un mouvement ininterrompu : c’est la grande roue du parc, qui défile très lentement suivant le mouvement de son cercle, de son cycle. De haut en bas, de bas en haut, cadence lente. Les cabines sont désertes pour la plupart ; l’automne est déjà là, le parc d’attractions du jardin public se prépare, semble-t-il, à hiverner. Sur l’une pourtant, on distingue parfois des silhouettes humaines, passagers qui profitent de leur dimanche pour « prendre de la hauteur » sur leur ville, sur leur vie.
Me revient, en voyant cette roue, une histoire drôle que l’on racontait à l’époque soviétique : un terroriste prend en otage le métro de la ligne circulaire (la koltsevaia linia) à Moscou et exige du chauffeur qu’il l’amène à Copenhague. Tout usager du métro à Moscou connait par cœur la rengaine, chaque fois que les portes vont se fermer et le métro redémarrer. Une voix dans le hautparleur, alerte le voyageur « Attention, les portes vont fermer. Prochaine station : Octobre », et ainsi de suite, « Parc Gorki », Kiev, Komsomol… « Je veux aller à Copenhague, emmenez-moi à Copenhague », ordonne le terroriste. Le chauffeur du métro explique que ce n’est pas possible, que le métro est « sur des rails », que la voie est tracée, que c’est un cercle qui n’en finit jamais et qu’il y a des passagers qui veulent aller à la station Komsomol ou avenue de la Paix, etc. Le terroriste le menace, encore et encore, empêchant le chauffeur de redémarrer. Las, le chauffeur, dans le hautparleur : « Attention, les portes vont fermer. Prochaine station : Copenhague. »
Tomsk, ville ouverte…
Des visages attirent mon attention, dans le hall de l’université. Je tourne la tête : ce sont ceux d’Anna Politkovskaïa et de Natalia Estemirova, assassinées respectivement en 2006 et 2009. Une affiche annonce l’ouverture le soir même d’un festival de cinéma, « Le gout amer de la liberté », organisé par un groupe d’étudiants. Y sont projetés plusieurs films dont Anna, sept ans sur la ligne de front et Qui a tué Natacha ?
Je finis par trouver l’endroit. Dans l’entrée, des affiches de Russie unie, « Souris à ton prochain ». Il faut dépasser le hall. J’entre dans la salle. Elle est comble. La projection est en cours. Des spectateurs se tiennent debout. Personne ne dit mot, aucun téléphone portable ne sonne, l’attention est à son acmé.
Ensuite, il y aura un débat.
Tomsk, ville ouverte.
- L’ULB et la TGU (université d’État de Tomsk) coopèrent depuis plus de dix ans dans le cadre d’échanges d’étudiants et de professeurs. Depuis 2008, un accord bilatéral de coopération entre les deux universités bénéficie de l’aide de Wallonie-Bruxelles International.
- La multiplication des signes extérieurs de loyauté fournis par le gouverneur V. Kres et l’étalage des sourires n’auront cependant pas suffi. Au lendemain des élections de décembre 2011, le gouverneur est démis…
- Les combattants du maquis antisoviétique étaient encore nombreux dans cette région dans l’après-guerre.
- Selon Bronislava, cette littérature aurait été déposée par les agents mêmes de la perquisition, son beau-frère ayant une place importante qui suscitait des jalousies.
- Je ne peux m’empêcher de penser à cette blague de l’époque soviétique : « Que se passerait-il si Brejnev était mangé par un crocodile ? Il ch… des médailles pendant trois semaines. »