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Chroniques sibériennes d’automne

Numéro 4 Avril 2012 par Aude Merlin

avril 2012

Dans le cadre d’un accord inter­uni­ver­si­taire, voyage en Sibé­rie occi­den­tale, dans la ville de Tom­sk. Rêve­rie éveillée au hasard des déam­bu­la­tions et des ren­contres, où viennent réson­ner d’autres expé­riences de Rus­sie. Une Rus­sie impres­sion­niste où l’his­toire pas­sée vient lar­ge­ment irri­guer le temps pré­sent, dans une ville qui fut « ville fer­mée » à l’é­poque soviétique.

La scène se passe dans les années sep­tante. Un avion en pro­ve­nance de Mos­cou et à des­ti­na­tion de Novos­si­birsk est contraint de se poser à l’aérodrome de Tom­sk, pour cause d’intempérie. Nepo­go­da en russe : au sens lit­té­ral, c’est quand le temps (cli­ma­tique) « n’est pas ». À bord, l’ambassadeur du Royaume-Uni à Mos­cou, en pleine Union sovié­tique de la « stag­na­tion » bre­j­né­vienne, dans un cli­mat poli­tique mar­qué par le ther­mo­mètre de la guerre froide. Et Tom­sk se trouve être une ville fer­mée, c’est-à-dire lit­té­ra­le­ment inter­dite aux étran­gers. On ne plai­sante pas avec ça : des com­plexes mili­ta­ro-indus­triels y éla­borent de nou­velles tech­no­lo­gies dans le domaine du nucléaire. « Que faire ? » Telle est la ques­tion. Panique à bord et… au dehors. Lais­ser l’ambassadeur gre­lo­ter dans son avion, comp­tant sur un flegme répu­té bri­tan­nique ? Ou venir l’extraire de son cou­cou ? Dans les sphères du pou­voir, du comi­té régio­nal du PCUS à l’antenne du KGB, ça dis­cute avec fré­né­sie. Il est fina­le­ment déci­dé de réchauf­fer l’ambassadeur devant a cup of tea : un membre de l’université dont l’anglais est fluent est alors dépê­ché à l’aérodrome pour le recueillir, l’amener au cam­pus, avant de remettre sur le droit che­min aérien cet ambas­sa­deur éga­ré cher­chant à s’échapper de Tom­sk, ville fermée.

La scène au cours de laquelle cette his­toire nous est racon­tée se passe en octobre 2011, lors de l’ouverture d’une confé­rence à l’université d’État de Tom­sk1, inti­tu­lée « Union euro­péenne et Rus­sie : les voies de la moder­ni­sa­tion ». Vas­si­li Timo­chen­ko, direc­teur de la chaire de rela­tions inter­na­tio­nales, ne boude pas le plai­sir d’un tel récit, guet­tant l’attention du public. Située à 4.000 km de Mos­cou, Tom­sk doit son nom à la Tom, le fleuve qui la berce. À cinq heures de déca­lage horaire de Bruxelles, nous sommes dans une des plus anciennes villes de Sibé­rie, fon­dée en 1604 par le tsar Boris Godou­nov, et actuel­le­ment le pôle uni­ver­si­taire le plus dyna­mique de Sibé­rie occi­den­tale : sur 500.000 habi­tants, 100.000 sont étu­diants. Le poids de ce pas­sé de ville fer­mée n’en finit pas de pas­ser : pour accé­der à la ville de Seversk, il faut un laisser-passer.

« Souris à ton prochain »

Ce dimanche 23 octobre 2011, l’avion a atter­ri à 6 heures du matin, heure de Tom­sk : avec le déca­lage horaire, la nuit fut minus­cule. Elle fabrique des voya­geurs hagards en attente de bagages ; une fillette habillée de rose, tout emmi­tou­flée et les yeux mi-clos, patiente sans mot dire, entou­rée de ses parents. Quelques quarts d’heure plus tard, nous entrons dans la ville, l’obscurité est encore noire de nuit. Peu à peu, je vois se déta­cher les magni­fiques mai­sons en bois de la fin du XIXe et du début du XXe siècle, aux contours de fenêtres fine­ment cise­lés. Regard hagard, nuit brève, me revoi­là pour une énième entrée en matière, cette « matière » russe à la fois si fami­lière et étrang(èr)e. Sans tran­si­tion, on passe du XIXe à l’antichambre du 4 décembre 2011 : se des­sinent en effet dans le blanc du ciel nais­sant d’immenses affiches publi­ci­taires, sur les­quelles des visages sou­rient au pas­sant, pro­met­tant à l’encan « une bonne équipe pour la Dou­ma d’État ».

Dans quelques semaines, en effet, auront lieu les élec­tions légis­la­tives fédé­rales, dont l’enjeu n’en est pas un dans les dis­cus­sions du moment, alors qu’elles vont s’avérer être le point de départ d’une mobi­li­sa­tion sans pré­cé­dent contre les fraudes lors du scru­tin. Les affiches élec­to­rales n’attirent que peu l’attention, d’autant que les slo­gans ne sont pas vrai­ment poli­tiques… c’est ain­si que Rus­sie unie, le « par­ti du pou­voir », incite à tous les coins de rue, sur les auto­bus, ou dans les maga­sins, au sou­rire : « Sou­ris à ton pro­chain, et la Rus­sie sera ton amie…» Pour­tant, quelque chose « ne passe pas » et ce sou­rire fait l’objet de sar­casmes le soir au diner, dans un com­plexe de l’administration de l’oblast (région), diri­gée par le gou­ver­neur V. Kres. Au moment où l’on dépose les man­teaux à la gar­de­rob, un col­lègue, tom­bant nez à nez avec l’affiche du sou­rire, quelle que soit la direc­tion dans laquelle il regarde, ne peut se rete­nir : « Des sou­rires, des sou­rires, encore des sou­rires. C’est la seule chose dont ils sont capables, à Rus­sie unie2 ! »

Sibérie… m’était contée

Je retrouve Ser­gueï. Visage asia­tique, voix douce, che­veu noir, œil bien­veillant. Je le connais depuis 2007, mais au début nos contacts étaient assez réser­vés. Ser­gueï m’a cueillie à mon arri­vée, et nous voi­là en train de sou­per dans ce lieu que j’aime beau­coup, la « biblio­te­ka », une cave magni­fi­que­ment amé­na­gée. Au milieu de vieux livres, on mange du borchtch (déli­cieuse soupe ukrai­nienne de bet­te­raves et viande avec les incon­tour­nables aneth et crème aigre, la sme­ta­na) dans du pain noir « sculp­té » et des cham­pi­gnons sibé­riens. La musique qui flotte dans l’air est celle d’Amé­lie, comme on dit en Rus­sie pour dési­gner Le fabu­leux des­tin d’Amélie Pou­lain.

Au détour d’une dis­cus­sion sur la pro­chaine venue à Bruxelles de Ser­gueï, je m’inquiète des délais admi­nis­tra­tifs aux­quels nous sommes régu­liè­re­ment confron­tés, de part et d’autre, pour nos invi­ta­tions et visas. Et là, tout à trac, Ser­gueï m’annonce qu’il est « citoyen euro­péen ». J’ouvre des yeux ronds et entre deux cuillères de borchtch, Ser­gueï m’explique que, depuis peu, il a un pas­se­port litua­nien ! Je savais que Ser­gueï était né à Maga­dan, où ses parents étaient étu­diants et que, dans le cadre des affec­ta­tions des jeunes diplô­més sovié­tiques, ils avaient été envoyés tra­vailler dans un vil­lage en Tchou­kot­ka (en haut à droite sur la carte…), près de la tris­te­ment célèbre Koly­ma. C’est là que Ser­gueï a gran­di. Je savais qu’il avait des ancêtres coréens, dont l’histoire s’inscrit dans celle des vagues de migra­tions suc­ces­sives vers l’Empire tsa­riste, à par­tir du milieu du XIXe siècle, lorsque les Coréens, très pauvres, furent auto­ri­sés à venir s’installer dans l’Empire. Après l’occupation de la Corée par le Japon, en 1910, une nou­velle vague de Coréens a rejoint l’Extrême Orient russe : ce fut le cas des arrière-grands-parents de Ser­gueï. En 1937, les Coréens sovié­tiques de l’extrême Orient russe ont été dépor­tés par Sta­line en Asie cen­trale : ce fut le cas du père de Ser­gueï, qui s’est ain­si retrou­vé en Ouz­bé­kis­tan. Le père de Ser­gueï, Miron, par­lait un peu le coréen, mais ne l’écrivait pas. Ser­gueï, non.

Voi­là, pour le visage « asiate ». Mais le pas­se­port litua­nien ? C’est tout simple, me dit Ser­gueï, qui me raconte l’histoire de ses autres grands-parents : sa grand-mère Bro­ni­sla­va est née en 1927 dans un vil­lage en Litua­nie, où elle aidait ses parents à la ferme. En 1946, elle avait dix-neuf ans, lorsque son père et elle, par­tis recher­cher à tra­vers bois une de leurs vaches qui s’était échap­pée, ont été arrê­tés par des sol­dats sovié­tiques qui tra­quaient les « frères de la forêt3 ». Des témoins ayant assu­ré qu’ils avaient bien per­du leur vache, Bro­ni­sla­va et son père ont été relâ­chés au bout de trois jours. En juin 1947, une per­qui­si­tion menée par le pou­voir sovié­tique a trou­vé chez sa sœur et son beau-frère, chez qui vivait Bro­ni­sla­va, de la « lit­té­ra­ture anti­so­vié­tique4 ». Bro­ni­sla­va a alors pas­sé plus d’un an en pri­son en Litua­nie, où elle a été sou­mise à des pas­sages à tabac et humi­lia­tions. Refu­sant de « recon­naitre », elle a été condam­née à huit ans pour acti­vi­té contre­ré­vo­lu­tion­naire (ce qui, à l’époque, n’était pas une peine très longue, pré­cise Ser­gueï) et a été envoyée en octobre 1948 d’abord en Mor­do­vie, puis en mai 1950 à Magadan.

Quand je demande à Ser­gueï de quels tra­vaux elle était char­gée au camp, il passe la main à l’horizontale à hau­teur de la poi­trine : elle cou­pait du bois, elle avait de la neige « jusque-là ». Quand il n’y avait plus de neige, place à la fenai­son, ou alors elle s’occupait des che­vaux. Après la mort de Sta­line, son régime de déten­tion a été assou­pli et le 14 aout 1954, elle a été libérée.

Elle a ren­con­tré son mari, Pro­nas, à Maga­dan, envoyé au camp éga­le­ment, mais assi­gné ensuite à rési­dence dans la région, après sa libé­ra­tion. Le pas­se­port litua­nien, m’explique Ser­gueï, vient d’une déci­sion du gou­ver­ne­ment litua­nien d’octroyer aux per­sonnes qui ont connu un tel des­tin, ain­si qu’à leurs enfants et leurs petits-enfants, la citoyen­ne­té litua­nienne. Ser­gueï est un « tel petit-enfant ».

Latence et exaspération, à six semaines des élections

L’obscurité des­cend dou­ce­ment sur la Tom, lorsque le bus passe le pont. Ma voi­sine s’appelle Anna. Alors que le bus s’enfonce au milieu des bois, son récit s’accélère dans la confiance que la nuit dis­pense. Pour elle, le 24 sep­tembre a fait débor­der le vase, si l’on peut dire. C’était il y a un mois. La roki­rov­ka comme on dit en russe et aux échecs, lorsque la tour et le roi échangent leur place. Le roi Pou­tine et la tour Med­ve­dev ? Anna ne déco­lère pas. Et comme de nom­breux Russes, elle laisse trans­pa­raitre que, mal­gré tout, elle pla­çait des espoirs en Med­ve­dev, dont elle pense qu’il aurait pu conduire la Rus­sie à être un pays « nor­mal ». En enten­dant ce mot de « nor­mal », je me demande si nous, en Europe, occi­den­tale, sommes des pays « nor­maux », et je repense à cette vague du début des années nonante où faire de la Rus­sie un pays « nor­mal » était deve­nu une sorte de vœu répé­té à l’envi, par une par­tie de l’élite poli­tique et de la popu­la­tion. Alors que dans le même temps, on est tou­jours sai­si, en Rus­sie, par le ton et la cou­leur que recouvre ce mot normal’no, à la réponse « Com­ment ça va ? ». Quand nos amis russes répondent que ça va normal’no, j’y res­sens une mélan­co­lie inouïe et… quelque chose qui ne va pas si bien que ça.

Vingt ans après, le retour de l’aspiration à cette nor­ma­li­té que j’entends dans la parole d’Anna me fait pen­ser à un bas­cu­le­ment. Lent, dif­fus, dif­fi­cile à iden­ti­fier, mais pro­fond. Comme une exas­pé­ra­tion. Et c’est cette expres­sion de « pays nor­mal » qui revien­dra si sou­vent dans les mani­fes­ta­tions contre les fraudes et les ras­sem­ble­ments de sou­tien orga­ni­sés aus­si à dis­tance, dans nos capi­tales ouest-euro­péennes, où ce sont de jeunes étu­diants russes en échange Eras­mus qui tiennent le haut du pavé et le micro. Quand j’évoque les élec­tions à venir, mon autre voi­sine dans le bus, Gali­na, inter­vient : « Je vote­rai com­mu­niste ; j’ai tou­jours voté pour les com­mu­nistes, parce que c’est la seule oppo­si­tion. Même si je pense que Ziou­ga­nov aurait dû lais­ser la place aux jeunes depuis long­temps. » Et d’enchainer sur les jeunes et d’ajouter que ces étu­diants rêvent, pour 70% d’entre eux, de par­tir. 70%? Je m’étonne du chiffre, je le trouve immense. Elle le revoit un peu à la baisse, mais main­tient. Et ce n’est pas pour des rai­sons éco­no­miques. Mais pour res­pi­rer. Voir ailleurs. Être « là où les choses se passent. Ici c’est la stag­na­tion ». Aller en Aus­tra­lie, aux États-Unis.

La stag­na­tion. On n’avait plus enten­du ce mot depuis le zas­toï de la période de Bre­j­nev. En un tour de pas­se­passe ce 24 sep­tembre, le sacro­saint « man­tra » de sta­bi­li­té a été subi­te­ment dégra­dé en stag­na­tion… et Pou­tine s’est retrou­vé sur les sites inter­net cari­ca­tu­ré en Bre­j­nev, la poi­trine cou­verte de médailles5, comme si d’un coup, le contrat social glo­ba­le­ment accep­té par une par­tie de la popu­la­tion durant la décen­nie 2000 (« Nous abdi­quons d’une par­tie de nos droits démo­cra­tiques et de nos liber­tés civiques, en échange d’un bien-être maté­riel garan­ti par la redis­tri­bu­tion de la rente pétro­lière ») se fis­su­rait. L’étourdissement dans la consom­ma­tion, des cui­sines Ikea à la construc­tion de « cot­tages » en pas­sant par l’usage d’internet, de voyages « clé en main » en Égypte, Tuni­sie ou Tur­quie, lais­se­rait-il tout à coup la place à un éveil « post­ma­té­ria­liste » ? Il faut dire aus­si, comme me le dit une voi­sine, que la cor­rup­tion est endé­mique et elle me raconte le cas d’une connais­sance qui a, au volant d’une voi­ture, per­cu­té un pié­ton. Le mon­tant des sommes ver­sées au tri­bu­nal pour ten­ter d’acheter le juge est renversant.

sous chaque aubier…

Le musée Memo­rial se trouve sur l’avenue Lénine, artère cen­trale de la ville, à deux pas de l’université et de deux mater­ni­tés qui se narguent avec leurs sculp­tures res­pec­tives : un chou pour l’une, avec un bébé qui se fond dans un marbre mauve un peu mièvre et frotte son œil gauche avec sa main micro­sco­pique, et une sculp­ture en fer repré­sen­tant le corps qua­drillé d’une femme enceinte, avec, comme en cage der­rière les tiges de fer courbes qui des­sinent son ventre, le nour­ris­son à venir.

Le musée Memo­rial est ins­tal­lé dans les cel­lules du NKVD où avaient lieu les inter­ro­ga­toires des per­sonnes accu­sées d’opérations contre­ré­vo­lu­tion­naires, entre 1923 et 1944. Autant dire qu’elles ont vu pas­ser des hommes, des femmes, en par­ti­cu­lier pen­dant la ter­reur de 1937 – 1938 où là, on était, si l’on peut dire, dans le « très haut débit », comme l’explique Boris Tre­nine, res­pon­sable de l’antenne de Memo­rial de Tom­sk, et ancien doyen de la facul­té d’Histoire de la TGU. « Il fal­lait faire du chiffre. » Et de mon­trer une lettre signée de Sta­line, ordon­nant subi­te­ment de faire arrê­ter 6.600 per­sonnes de plus dans la région de Kras­noïarsk. Les pho­tos au mur impres­sionnent, de même que les bio­gra­phies : mathé­ma­ti­ciens, popes, cher­cheurs, biblio­thé­caires, écri­vains, phi­lo­sophes. Des ado­les­centes passent d’une cel­lule à l’autre, se pho­to­gra­phiant devant les por­traits des répri­més. En glous­sant, sou­vent, effet de groupe et de voyage sco­laire obligent. Vas­si­li Kha­ne­vitch, direc­teur du musée, me dit : « Je ne demande pas aux visi­teurs qui ils sont. Mais au fil des visites, par­fois je com­prends qu’un tel est des­cen­dant de répri­més, ou tel autre des­cen­dant de ène­ka­vé­dech­ni­ki (per­sonnes tra­vaillant pour le NKVD).»

Gali­na me raconte son his­toire. Elle est d’origine ukrai­nienne, a gran­di à Askiz, en Kha­kas­sie (au sud de la région de Tom­sk). En kha­kasse, askiz veut dire « la jeune fille de l’eau ». Ses ancêtres sont arri­vés en Sibé­rie à la suite des réformes lan­cées par Sto­ly­pine au tout début du XXe siècle, pour culti­ver la terre. Chi­che­ment. Pour­tant, en 1930, la grand-mère de Gali­na est vic­time de la répress­sion pour appar­te­nance à la classe des kou­laks : son mari et cinq autres vil­la­geois ont en effet pris l’initiative de construire un mou­lin col­lec­tif pour moudre le blé de tout le vil­lage. Ils sont dénon­cés. Des per­sonnes, infor­mées de cette dénon­cia­tion, viennent pré­ve­nir le grand-père de Gali­na qui s’enfuit, pen­sant que c’est lui qui est visé par la répres­sion et qu’il n’arrivera rien à sa femme. Erreur. La jeune femme est dépor­tée dans la région de Tom­sk. Elle envoie alors une de ses filles, âgée de huit ans (la mère de Gali­na), « comme colis » sur une char­rette qui se rend dans un vil­lage où elle vivra chez une femme, que Gali­na appelle la « mar­raine ». Plus tard, la mère de Gali­na et une amie font venir un homme du vil­lage qui a des for­mu­laires pour faire des pas­se­ports, au moment de la paspor­ti­zat­sia ; elles le font boire et obtiennent ain­si des papiers.

Je me dis, en Sibé­rie, à force d’entendre ce type de récit… Je me dis en Sibé­rie, « sous chaque aubier, un des­cen­dant de réprimé»… 

Triangle de papier

Dans le café Klaus, près de la rue Tvers­kaïa, au milieu de barres d’immeubles sur­mon­tées de publi­ci­tés gigan­tesques, un soir de pluie abon­dante, par­mi quelques citrouilles qui semblent annon­cer Hal­lo­ween et à côté d’une tablée fami­liale venue fêter un évè­ne­ment toutes géné­ra­tions confon­dues, Olga, soixante ans, œil vif der­rière ses lunettes et rouge à lèvres impec­cable redes­si­né en fin de jour­née, la tête coif­fée d’un béret, prend déli­ca­te­ment entre ses doigts une ser­viette blanche en papier du pré­sen­toir où elles sont dis­po­sées en éven­tail (en alter­nance, une blanche, une rouge, une blanche, une rouge). Elle plie la ser­viette en deux en joi­gnant deux coins oppo­sés, obtient un tri­angle ; puis à nou­veau, encore un tri­angle. Tri­angle de papier. « Voi­ci com­ment se pré­sen­taient les lettres que ma grand-mère rece­vait de mon grand-père lorsqu’il était au front, près de Lenin­grad en 1942 et 1943. Avec un tam­pon : “visé par la cen­sure militaire”.»

« Il racon­tait com­ment il tuait, com­ment il tuait des Alle­mands, com­ment s’était pas­sé son pre­mier com­bat, il racon­tait que cela avait été dur, très dur, qu’il avait eu peur. Puis un jour, en 1944, c’est une pokho­ron­ka qui est arri­vée, un avis de décès au front, mais jamais on n’a su où était son corps. Pas de sépul­ture. Nous gar­dons ses lettres pré­cieu­se­ment, nous les trans­met­trons de géné­ra­tion en géné­ra­tion. Elles sont écrites au crayon, c’est dif­fi­cile de les lire, mais nous connais­sons très bien leur contenu. »

Cette dis­cus­sion a com­men­cé car, à bâtons rom­pus, nous évo­quions la situa­tion poli­tique en Rus­sie, puis le métier d’Olga, pro­fes­seure d’histoire. « 1917 : par­lez-vous de révo­lu­tion ou de coup d’État ? » « De coup d’État, répond Olga. Et plus j’analyse cette période, plus je me rends à l’évidence : il est pos­sible de construire une machine de vio­lence en un laps de temps très court. »

J’ai tou­jours été fas­ci­née par cette pro­pen­sion et ce talent de très nom­breux Russes à ana­ly­ser, pas­ser en revue sous toutes les cou­tures l’évènement 1917. Le moment ori­gi­nel. Pour­quoi en sommes-nous arri­vées à par­ler des tri­angles de papier ? En par­lant de ses élèves, de ce qu’ils attendent de la vie, en par­lant de leur rap­port à l’histoire. À deux pas de l’université, sur­plom­bant la Tom, le monu­ment impres­sion­nant à la mémoire des héros de la « Grande Guerre patrio­tique » de 1941 – 1945. Devant l’université, des pan­neaux sou­hai­tant une bonne fête du 9 mai, fête de la vic­toire, alors que nous sommes pour­tant en octobre. À la télé­vi­sion, des docu­men­taires qui passent en conti­nu sur cette période, en par­ti­cu­lier sur la chaine Zvez­da consa­crée prin­ci­pa­le­ment aux thé­ma­tiques tou­chant l’Armée rouge. L’impression que cette période, si cen­trale dans l’histoire sovié­tique, est d’autant plus mobi­li­sée que les sur­vi­vants et der­niers témoins encore en mesure de par­ler vont bien­tôt dis­pa­raitre. Et là, Olga est défi­ni­tive : l’expression Grande Guerre patrio­tique est gra­vée dans le marbre, « tous mes élèves ont quelqu’un qui est mort durant cette guerre, nous ne pou­vons tou­cher au sacré. Mon grand-père, d’ailleurs… Et ma fille main­te­nant vit en Alle­magne, avec un Alle­mand… dont le grand-père s’est bat­tu sur le front de l’Est. C’est l’ironie de l’histoire ! »

L’autre grand-père d’Olga ? Fusillé en 1937. Accu­sé d’être un enne­mi du peuple, contre­ré­vo­lu­tion­naire, le fameux article 58 du Code pénal sovié­tique. Que fai­sait-il ? Il avait de l’argent, il fai­sait du com­merce avec la Chine.

« V piat­nit­sou — v baniou ! » Ven­dre­di au bain !

Tous les ven­dre­dis à 19 heures 45, Laris­sa pousse la porte du com­plexe spor­tif qui se trouve sur le cam­pus, petit sac à dos « North Face » vert kaki der­nier cri sur l’épaule et bon­net rond vis­sé sur les oreilles ; ses che­veux blonds très lisses qui tombent comme des baguettes sur ses épaules et son petit nez bien des­si­né nous montrent l’horizon. « Tu ne retrou­ve­ras pas le che­min toute seule », m’a‑t-elle répé­té. Et elle a rai­son, j’ai oublié depuis 2008, ce laby­rinthe pour ini­tiés : mon­ter plu­sieurs volées d’escalier, prendre un cou­loir qui fait plu­sieurs angles droits, retrou­ver là un esca­lier qui des­cend, atten­tion le nombre de volées à des­cendre est supé­rieur à celui de volées que nous avons mon­tées. Et, enfin, au bout d’un cou­loir, nous pous­sons la porte, nous nous retrou­vons nez à nez avec une femme embal­lée dans un drap qui embrasse très cha­leu­reu­se­ment Laris­sa et lui dit qu’elle l’aime. Laris­sa sort la zavar­ka (les feuilles de thé); nous nous ren­dons au ves­tiaire, munies du drap et coif­fées d’un bon­net de laine.

Car nous allons au bania, le sau­na de vapeur humide, une tra­di­tion qui prend sa source dans la nuit des temps (très pré­ci­sé­ment!), et que toute izba russe qui se res­pecte a obser­vée au fil des siècles. Il s’agit à l’origine d’un chau­dron posé au-des­sus du feu ali­men­té de ron­dins de bois (de bou­leau sou­vent). On jette régu­liè­re­ment de l’eau sur ce chau­dron, cela fait de la vapeur humide. Nous sommes entre femmes, des corps nus de toutes tailles. Corps de femmes quin­qua­gé­naires, fati­gués par la vie en Sibé­rie ; corps de fillettes à la fri­mousse canaille, onze et douze ans, qui viennent avec leur grand-mère, Tania, chaque ven­dre­di. Nous nous endui­sons de gros sel mélan­gé à de l’huile d’olive. Puis Liou­za me frappe avec les rameaux d’eucalyptus que son mari lui a rap­por­tés de Sot­chi, où il assis­tait à une confé­rence. Ça brule un peu. Je garde le silence. Il faut cou­vrir les « endroits impor­tants », comme dit Liou­za, avec les mains, pour ne pas les expo­ser aux gifles du rameau. Je plane. Et tout à coup j’entends, du plus loin­tain des rêves dans les­quels je m’étais assou­pie : « Tu es fran­çaise, oh là là, un pré­sident qui enfante à son âge, alors là, on ne peut que res­pec­ter son pays. » Je des­saoule d’un coup. Ah oui, elle parle de Sar­ko­zy. Dans la vapeur du bania, tout s’emmêle dans une valse virile des pou­voirs : pou­ti­ni­sa­tion de la France, sar­ko­zi­sa­tion, ber­lus­co­ni­sa­tion, Rus­sie, France, Ita­lie, ça tourne dans tous les sens. Et l’émancipation ? La libé­ra­tion ? L’imagination ? Après la par­tie sau­na, on va à la douche, puis dans une pis­cine froide. Et on recom­mence. Mais il faut se « repo­ser », ce qui veut dire aller boire le thé, un alcool de plantes, ou encore de la vod­ka. La com­pa­gnie des femmes reprend de plus belle. L’une remer­cie l’humanité d’avoir inven­té la machine à laver le linge, qui lui a chan­gé la vie. On fête l’anniversaire de Vera. Les cadeaux : de jolies ser­viettes en éponge jaune pous­sin pour venir au bain. On mange, on déguste, on plai­sante. Des baies sibé­riennes, rouges, oranges, de minus­cules rai­nettes confites, et des sortes de hari­cots, un ail sau­vage vert fon­cé que les Chi­nois viennent cher­cher jusqu’ici pour les cui­si­ner. Il y aus­si des dra­niks : un plat sibé­rien, des pommes de terre à la crème aigre et aux cham­pi­gnons. On parle de la Chine, et de Macao. Deux « filles » (de cin­quante ans envi­ron, mais qui s’interpellent « dié­vou­ch­ki », jeunes filles) disent à quel point elles adorent l’ail et le mangent mari­nés dans la sau­mure en regar­dant la télé.

Après le thé, on « y » retourne : sau­na, douche, puis on se passe du marc de café sur le corps, sur le visage. « Pour évi­ter les rides », nous explique Tania. Ses petites-filles se bar­bouillent le visage de café, sait-on jamais, si d’aventure quelques ridules com­men­çaient à lézar­der leur visage rebon­di. Ces bouilles blondes déli­cieuses dégui­sées en gueules noires tout droit remon­tées du « fond » sont hila­rantes, dans leurs corps fili­formes. Je demande à Oulia si elle a bien tra­vaillé à la mine aujourd’hui, elle me répond avec humour et natu­rel que oui. Un immense sou­rire découpe son visage en deux. Tout à coup, en voyant ces mines de mineurs en herbe, à côté du corps fati­gué de leur grand-mère, une pen­sée me vient, un flash tra­verse mon écran inté­rieur. Ces bébés russes de l’an 2000, venus au monde en même temps que Vla­di­mir Pou­tine arri­vait lui au pou­voir, mène­ront peut-être au bania, le ven­dre­di, leurs petites-filles blondes dégui­sées en gueules noires au marc de café dans une cin­quan­taine d’années. Com­ment sera la Rus­sie en 2060 ?

Tania qui ne cesse de ser­rer ses petites-filles sur son cœur, leur dit « mes beau­tés ». Elle les amène au bania depuis qu’elles ont trois et quatre ans et les filles adorent ça. À la fin, quand on se rha­bille, une chan­son fuse, « vino­va­ta li ia, vino­va­ta li ia ; vino­va­ta li ia chto liou­bliou ? » (« Suis-je cou­pable, suis-je cou­pable, d’être amou­reuse ? ») On éclate de rire, on danse, on s’embrasse. C’est ven­dre­di. V piat­nit­sou – v baniou. Ven­dre­di, au bain !

Perpetuum mobile ?

Par la fenêtre, les bulbes bien dorés de l’église Alexandre Nevs­ki, au coin de l’avenue Lénine et de la rue Her­zen, des croix ortho­doxes bien asti­quées qui brillent sur fond de ciel.

Entre deux croix, un mou­ve­ment inin­ter­rom­pu : c’est la grande roue du parc, qui défile très len­te­ment sui­vant le mou­ve­ment de son cercle, de son cycle. De haut en bas, de bas en haut, cadence lente. Les cabines sont désertes pour la plu­part ; l’automne est déjà là, le parc d’attractions du jar­din public se pré­pare, semble-t-il, à hiver­ner. Sur l’une pour­tant, on dis­tingue par­fois des sil­houettes humaines, pas­sa­gers qui pro­fitent de leur dimanche pour « prendre de la hau­teur » sur leur ville, sur leur vie.

Me revient, en voyant cette roue, une his­toire drôle que l’on racon­tait à l’époque sovié­tique : un ter­ro­riste prend en otage le métro de la ligne cir­cu­laire (la kolt­se­vaia linia) à Mos­cou et exige du chauf­feur qu’il l’amène à Copen­hague. Tout usa­ger du métro à Mos­cou connait par cœur la ren­gaine, chaque fois que les portes vont se fer­mer et le métro redé­mar­rer. Une voix dans le haut­par­leur, alerte le voya­geur « Atten­tion, les portes vont fer­mer. Pro­chaine sta­tion : Octobre », et ain­si de suite, « Parc Gor­ki », Kiev, Kom­so­mol… « Je veux aller à Copen­hague, emme­nez-moi à Copen­hague », ordonne le ter­ro­riste. Le chauf­feur du métro explique que ce n’est pas pos­sible, que le métro est « sur des rails », que la voie est tra­cée, que c’est un cercle qui n’en finit jamais et qu’il y a des pas­sa­gers qui veulent aller à la sta­tion Kom­so­mol ou ave­nue de la Paix, etc. Le ter­ro­riste le menace, encore et encore, empê­chant le chauf­feur de redé­mar­rer. Las, le chauf­feur, dans le haut­par­leur : « Atten­tion, les portes vont fer­mer. Pro­chaine sta­tion : Copenhague. »

Tomsk, ville ouverte…

Des visages attirent mon atten­tion, dans le hall de l’université. Je tourne la tête : ce sont ceux d’Anna Polit­kovs­kaïa et de Nata­lia Este­mi­ro­va, assas­si­nées res­pec­ti­ve­ment en 2006 et 2009. Une affiche annonce l’ouverture le soir même d’un fes­ti­val de ciné­ma, « Le gout amer de la liber­té », orga­ni­sé par un groupe d’étudiants. Y sont pro­je­tés plu­sieurs films dont Anna, sept ans sur la ligne de front et Qui a tué Natacha ?

Je finis par trou­ver l’endroit. Dans l’entrée, des affiches de Rus­sie unie, « Sou­ris à ton pro­chain ». Il faut dépas­ser le hall. J’entre dans la salle. Elle est comble. La pro­jec­tion est en cours. Des spec­ta­teurs se tiennent debout. Per­sonne ne dit mot, aucun télé­phone por­table ne sonne, l’attention est à son acmé.

Ensuite, il y aura un débat.

Tom­sk, ville ouverte.

  1. L’ULB et la TGU (uni­ver­si­té d’État de Tom­sk) coopèrent depuis plus de dix ans dans le cadre d’échanges d’étudiants et de pro­fes­seurs. Depuis 2008, un accord bila­té­ral de coopé­ra­tion entre les deux uni­ver­si­tés béné­fi­cie de l’aide de Wal­lo­nie-Bruxelles International.
  2. La mul­ti­pli­ca­tion des signes exté­rieurs de loyau­té four­nis par le gou­ver­neur V. Kres et l’étalage des sou­rires n’auront cepen­dant pas suf­fi. Au len­de­main des élec­tions de décembre 2011, le gou­ver­neur est démis…
  3. Les com­bat­tants du maquis anti­so­vié­tique étaient encore nom­breux dans cette région dans l’après-guerre.
  4. Selon Bro­ni­sla­va, cette lit­té­ra­ture aurait été dépo­sée par les agents mêmes de la per­qui­si­tion, son beau-frère ayant une place impor­tante qui sus­ci­tait des jalousies.
  5. Je ne peux m’empêcher de pen­ser à cette blague de l’époque sovié­tique : « Que se pas­se­rait-il si Bre­j­nev était man­gé par un cro­co­dile ? Il ch… des médailles pen­dant trois semaines. »

Aude Merlin


Auteur

Aude Merlin est docteur en sciences politiques, chargée de cours à l'[Université libre de Bruxelles-> http://www.ulb.ac.be].