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Chroniques de l’Insulinde. Dites-moi tout de suite combien

Numéro 4 Avril 2007 - Asie par Alex Vanherveland

avril 2007

Il faut vrai­ment ne rien com­prendre à rien pour faire rimer orien­tal et sen­ti­men­tal. Je le confirme à ceux qui en dou­taient encore : l’Ex­trême Orient est bien un extrême Occi­dent. La pre­mière fois que j’ai enten­du la chan­son de Gold­man Les choses, j’ai cru qu’il venait de séjour­ner à Jakar­ta. Sou­ve­nez-vous : « J’ai pris les choses et les choses […]

Il faut vrai­ment ne rien com­prendre à rien pour faire rimer orien­tal et sen­ti­men­tal. Je le confirme à ceux qui en dou­taient encore : l’Ex­trême Orient est bien un extrême Occi­dent. La pre­mière fois que j’ai enten­du la chan­son de Gold­man Les choses, j’ai cru qu’il venait de séjour­ner à Jakar­ta. Souvenez-vous :

« J’ai pris les choses

et les choses m’ont pris ;

elles me comblent,

elles me donnent un prix. »

À tout sujet, dans toute espèce d’é­change inter­per­son­nel, sous cette lon­gi­tude, c’est : dites-moi tout de suite com­bien. Seule la valeur pécu­niaire compte. Quel est ton salaire ? Com­bien, cette orange que tu manges ? Et ce bis­cuit que tu m’offres ? Gold­man encore :

« Le bon­heur est possession ;

les super­mar­chés, mes temples à moi.

Dans mes uniformes :

rien que des marques identifiées !

Les choses me donnent

une iden­ti­té. »

Cette mar­chan­di­sa­tion géné­ra­li­sée atteint des som­mets incon­nus chez nous, et par­fois cocasses. Ain­si, à l’en­trée des pis­cines publiques et des réserves natu­relles, un grand pan­neau décrit la police d’as­su­rance, com­prise dans le prix d’en­trée, et indique les tarifs sans ambages : acci­dent cau­sant la perte des jambes : 3 000 euros (à condi­tion que la vic­time soit père de famille) ; décès (par exemple à la suite d’une attaque par un ani­mal sau­vage ou une mor­sure de ser­pent) : 5 000 euros. Vous voi­là ras­su­ré : vous savez tout de suite com­bien vous valez !

Cout d’une chose ou valeur d’un homme : tout le monde ici connait le prix de tout ou à peu près, puisque le sujet occupe une place cen­trale dans les conver­sa­tions quo­ti­diennes. On sait aus­si, géné­ra­le­ment, com­ment faire bais­ser les prix et à quelles consé­quences. Par exemple : vous pou­vez ache­ter un thé gla­cé au prix écra­sé de 7 cen­times d’eu­ro au petit mar­chand ins­tal­lé devant la mos­quée Agoung ; mais c’est une mau­vaise idée parce que, pour pou­voir vous faire ce prix, il uti­lise pour ses gla­çons une eau non bouillie au préa­lable et il vaut donc beau­coup mieux, pour évi­ter des ennuis intes­ti­naux, ache­ter votre bois­son à 10 cen­times au mar­chand ambu­lant ins­tal­lé à l’im­passe des Lapins, deux pâtés de mai­sons plus loin.

Les femmes (et les enfants) mesurent l’a­mour conju­gal (et pater­nel) au mon­tant que le père de famille dépense pour les cadeaux de fin de carême. Quand ils m’en parlent (c’est l’u­nique conver­sa­tion pos­sible durant les jours qui suivent Id-Ul- Fitri), ils me montrent en vitesse les robes, les jouets, les nou­veaux appa­reils élec­tro­mé­na­gers, puis vont immé­dia­te­ment à l’es­sen­tiel et m’in­diquent « the bot­tom line » comme on dit en Amé­rique : la somme totale. — Votre mari vous aime com­bien, Madame ? — 85,30 euros ! (Ouf ! « Taux » inchan­gé par rap­port à la fin de carême de l’an pas­sé). « C’é­tait grave, deman­dais-je à mon cui­si­nier, la mala­die de votre neveu ? — Oui, l’hô­pi­tal a cou­té 500 euros ! » « Ça s’est bien pas­sé, le mariage de votre fille ? — Beau­coup, 250 invi­tés, une dépense de 3 000 euros ! »

La calculette pour seul étalon

Chez nous, quand on monte dans l’é­chelle sociale, les méthodes de dis­tinc­tion deviennent plus sophis­ti­quées : Richard Plan­tu­reux de For­tu­né se doit de mar­quer d’une manière plus dis­crète que Raoul Dupeuple la dif­fé­rence par rap­port à ceux qui sont un peu moins nan­tis que lui. Ici, par contre, il semble que le besoin de clas­se­ment et d’ordre hié­rar­chique ne s’embarrasse pas de fio­ri­tures : le seul éta­lon est la cal­cu­lette. Il est inutile d’es­sayer de vendre en Indo­né­sie un vin ou un sou­lier pour leur qua­li­té intrin­sèque si la marque ou le châ­teau ne sont pas connus (et très chers). Ce serait un peu comme si on nous deman­dait, à vous et à moi, quelle est la plus brillante par­mi ces cinq dan­seuses du bal­let Ramaya­na, répé­tant toutes, et toute la soi­rée, les mêmes figures imposées.

Consé­quence logique, mais néan­moins désar­çon­nante la pre­mière fois que ça vous arrive : elle ne convient pas du tout ici, notre habi­tude de décol­ler obli­ga­toi­re­ment l’é­ti­quette indi­quant le prix d’un objet si c’est pour l’of­frir. Quand mes amis indo­né­siens reçoivent un cadeau, ils n’au­ront de cesse que je les informe du prix. Pour témoi­gner à leurs voi­sins com­bien vous les esti­mez, ils diront non pas : « J’ai reçu des fruits exo­tiques déli­cieux », mais « le Blanc m’en a don­né pour 5,30 euros ! »

Industrie de la contrefaçon

Le prin­cipe du meilleur prix à tout prix, dans un pays (ou un conti­nent ? je n’ai guère eu le loi­sir de véri­fier ailleurs la valeur de mes obser­va­tions faites essen­tiel­le­ment sur l’ile de Java) où ni les lois ni les conven­tions inter­na­tio­nales n’empêchent aucun malan­drin de dor­mir, a son coro­laire bien connu : l’in­dus­trie de la contre­fa­çon. Ne deman­dez pas, d’ailleurs, que l’on res­pecte la pro­prié­té intel­lec­tuelle dans cet archi­pel où, à la suite de trente ans de qua­si-fas­cisme, on s’est habi­tué à mépri­ser les intel­lec­tuels. Nous, les expats, balan­çons entre aga­ce­ment et com­plai­sance. S’il s’a­git d’a­che­ter pour un demi-euro un CD ou le DVD d’un film pas encore sor­ti en Europe, de s’of­frir pour trois fois rien (le prix de la main-d’oeuvre locale) la pho­to­co­pie reliée d’un livre emprun­té, de mettre à son bras une Rolex plus vraie que nature : nous com­mu­nions à la tri­che­rie uni­ver­selle de l’O­rient (sauf bien sûr votre chro­ni­queur qui, il vous est inter­dit d’en dou­ter, résiste héroï­que­ment à la tentation).

Par contre, quelle exas­pé­ra­tion quand je découvre, après avoir écu­mé les maga­sins, que pour tel médi­ca­ment essen­tiel, tel pro­gramme infor­ma­tique ou tel ingré­dient pour sauce, il n’y a le choix qu’entre le demi-faux (copie sub­tile géné­ra­le­ment pro­duite en Malai­sie ou à Taï­wan) et l’i­mi­ta­tion gros­sière (impro­vi­sée sur place, iden­ti­fiable par les fautes d’or­tho­graphe dans le mode d’emploi et la mal­adresse de l’emballage). Bien sûr, vous avez com­pris le sys­tème : le gou­da mi-faux coute moins cher que le vrai, mais plus cher que l’i­mi­ta­tion mal­adroite. D’ailleurs, il y a de cela chez nous aus­si : n’a­vez-vous pas remar­qué que le gruyère autri­chien est meilleur que le fin­lan­dais ? Ici, la ver­sion ori­gi­nale n’est géné­ra­le­ment pas dis­po­nible, parce qu’elle n’in­té­resse pra­ti­que­ment per­sonne. Trop peu de gens ici connaissent le gout puis­sant du vrai cho­co­lat et on ne trouve donc dans les bou­tiques que ses infâmes suc­cé­da­nés anglo-saxons. Eux-mêmes vic­times à leur tour, c’est la loi du genre, de divers suc­cé­da­nés blan­châtres et huileux.

La créa­ti­vi­té des contre­fac­teurs semble infi­nie : vous pou­vez tout à fait avoir ici sur votre table un faux whis­ky, allon­gé d’un faux Per­rier, ser­vi dans un verre en faux cris­tal de Bohême.

Cer­tains étran­gers contractent eux aus­si — la ten­ta­tion est si forte dans un pays où on n’emprisonne que les voleurs de pommes — le virus contre­fac­teur. Je connais ain­si deux com­pa­triotes ins­tal­lés dans une ville spé­cia­li­sée dans le meuble, à Java cen­tral, et qui sont en pro­cès depuis plu­sieurs années devant les tri­bu­naux de Cour­trai, parce que l’un pré­tend que l’autre imite le des­sin de ses sièges en teck, pour les vendre en plus sur le même mar­ché belge, et que bien sûr les juri­dic­tions indo­né­siennes ne connaissent pas cette acti­vi­té comme délictueuse.

Il y a aus­si des Occi­den­taux ins­tal­lés sur place qui réus­sissent à exploi­ter à leur pro­fit la soif des classes diri­geantes et, à leur suite, des classes moyennes locales, de se dis­tin­guer en ache­tant des marques venues d’ailleurs. L’his­toire de Syl­vie Mou­lin est à cet égard édi­fiante. Arri­vée ici parce que son mari y était envoyé par une mul­ti­na­tio­nale, elle s’est mise, pour pas­ser le temps, à des­si­ner et à vendre de jolis sacs de cuir pour dames, à la mode de Paris. Dix ans, un peu d’in­gé­nio­si­té et beau­coup de mar­ke­ting plus tard, toute Indo­né­sienne qui n’a pas encore ache­té un sac « Syl­vie Mou­lin, Paris » rêve de le faire. Le mari a aban­don­né sa firme pour assu­rer le mar­ke­ting des pro­duits de sa femme, et les fameux sacs à main font l’ob­jet d’une indus­trie imi­ta­trice aus­si furieuse qu’i­nu­tile puisque, l’o­ri­gi­nal étant inté­gra­le­ment conçu et fabri­qué sur place, les copies ne par­viennent pas à le battre en matière de prix.

Un ami méde­cin a déve­lop­pé ici une théo­rie déli­cieu­se­ment cynique. Étant don­né que, d’une part, plus de la moi­tié des pilules et autres com­pri­més ven­dus dans les phar­ma­cies locales pour soi­gner tous nos maux ne contiennent en réa­li­té que de la farine, de la géla­tine et du sucre ; étant don­né que, d’autre part, ses patients ne lui semblent pas se por­ter plus mal qu’ailleurs dans le monde, mon thé­ra­peute a osé conclure ceci : Jakar­ta offre une démons­tra­tion gran­deur nature que tout est psy­cho­so­ma­tique et que le pla­ce­bo consti­tue la meilleure des méde­cines. Il m’a tou­te­fois deman­dé, pour des rai­sons cor­po­ra­tistes bien évi­dentes, de ne pas ébrui­ter la chose : je compte sur votre discrétion.

Mon royaume pour un bill et d’avion

Au fait, me rétor­que­rez-vous, c’est un peu facile de s’in­té­res­ser au sup­plé­ment d’âme, de railler les pro­duits au rabais, de mépri­ser le bou­lier comp­teur pour ne son­ger qu’à la qua­li­té de la vie… quand on a tous ses besoins maté­riels satis­faits. C’est vrai, et Nou­rha­ni me l’a encore rap­pe­lé dimanche pas­sé. Il a plus ou moins mon âge, et pour­tant sa barbe est bien grise, ses che­veux déjà rares, sa peau rata­ti­née par de trop longues expo­si­tions à un soleil infer­nal. Je m’as­sieds sou­vent avec lui, devant sa hutte en rotin, quand je grimpe vers le Gou­noung Hali­moun (« Mont des Brumes »). Il est géné­ra­le­ment pas­sé neuf heures du matin et, comme il s’est levé avant l’aube, il a déjà der­rière lui la moi­tié de sa jour­née de tra­vail rizi­cole : il peut s’as­soir un moment, fumer une ciga­rette au clou de girofle, et devi­ser avec l’é­ton­nant voya­geur à la peau pâle. Il s’en­quiert aujourd’­hui du prix du billet d’a­vion pour aller en Europe. Quand, en réponse, je lui indique le mon­tant, il le conver­tit dans l’u­ni­té de mesure qui lui est la plus fami­lière : « Il te faut donc vendre un buffle pour ren­trer embras­ser ta mère et en vendre un autre pour reve­nir ici. » Il a dit ça sans amer­tume, sans envie, avec un sou­rire rêveur. Nou­rha­ni n’a qu’un seul buffle, et c’est son unique bien.

Alex Vanherveland


Auteur

journaliste