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Chine 87. Les autres, un film de Violaine de Villers et Jean-Pierre Outers

Numéro 1 - 2018 par Nadine Plateau

février 2018

« Nous voi­là pro­je­tés en Chine, confron­tés hors de toute pers­pec­tive his­to­rienne et poli­tique, à cet Autre de la culture chi­noise. » Tels sont les termes qu’utilisent la réa­li­sa­trice et le réa­li­sa­teur pour pré­sen­ter leur film qui, effec­ti­ve­ment, nous immerge sans com­men­taire ni expli­ca­tion dans la Chine de la fin des années 1980, une Chine rurale et urbaine qui nous sont peu familières.

Le Mois

« Nous voi­là pro­je­tés en Chine, confron­tés hors de toute pers­pec­tive his­to­rienne et poli­tique, à cet Autre de la culture chi­noise.1 » Tels sont les termes qu’utilisent la réa­li­sa­trice et le réa­li­sa­teur pour pré­sen­ter leur film qui, effec­ti­ve­ment, nous immerge sans com­men­taire ni expli­ca­tion dans la Chine de la fin des années 1980, une Chine rurale et urbaine qui nous sont peu fami­lières. Nous y voyons des hommes, des femmes, des enfants se dépla­cer à vélo, en tri­cycle, en bus, en train, tra­vailler sur des chan­tiers, fabri­quer des objets, faire la fête sur l’eau avec des dra­gons, dan­ser et chan­ter, s’amuser du camé­ra­man qui les filme, admi­rer des pay­sages sublimes au cou­cher du soleil… Nous sommes embar­qués dans une aven­ture dont nous ne sai­sis­sons pas tout de suite le fil rouge, mais quand nous nous lais­sons aller au gré des asso­cia­tions ou même brus­quer par des rup­tures, alors nous pre­nons un énorme plai­sir. À ce moment, le film nous sur­prend, nous amuse et nous touche bien que nous nous sen­tions tota­le­ment dému­nis parce que, comme dit le dic­ton, c’est vrai­ment du chi­nois ! On n’y com­prend rien ! Et s’il n’y avait que la langue… Ce sont encore cer­taines atti­tudes que nous n’arrivons pas à déchif­frer : l’éclat de rire sou­dain des jeunes chan­teurs et chan­teuses d’une cho­rale ou le curieux jeu de mains de deux hommes assis à une table.

L’étrange dans ce film nous paraît presque plus étrange que celui des cli­chés de la revue La Chine en construc­tion ou des films de pro­pa­gande des années 1960 et 1970. Nous voya­geons dans une Chine où Mao semble ne pas avoir exis­té (à l’exception de la brève appa­ri­tion d’une sta­tue repré­sen­tant un Grand Timo­nier peu recon­nais­sable), une Chine hors du temps, hors de la moder­ni­té, peu­plée de per­sonnes affables et tran­quilles. Une Chine où la nature est sublime, la pol­lu­tion absente, les gestes des arti­sans sécu­laires, les rites reli­gieux vivaces et les tra­di­tions cultu­relles vivantes comme celle de l’opéra de Pékin dont les images ponc­tuent le film telles des leit­mo­tivs. Une Chine non trau­ma­ti­sée par la Révo­lu­tion cultu­relle, non indus­tria­li­sée loin des « zones éco­no­miques spé­ciales ». Mais quelle Chine alors ? La Chine pit­to­resque des mon­tagnes en pains de sucre et des mino­ri­tés eth­niques ? La Chine immuable où l’on conti­nue de cas­ser les pierres avec des pioches ? Une Chine exo­tique donc ! Eh bien, oui, aus­si curieux que cela puisse paraitre, Vio­laine de Vil­lers et Jean-Pierre Outers reven­diquent ce concept d’exotisme, mais en lui don­nant un sens dif­fé­rent du sens com­mun. L’exotisme, c’est « recon­naitre l’altérité, se décou­vrir autre que l’autre, et donc aus­si “exo­tique” que lui »2. L’exotisme ne ren­voie plus ici à cet Orient mythique fan­tas­mé par la lit­té­ra­ture et la pein­ture occi­den­tales, mais à une véri­table exi­gence éthique et à une approche émi­nem­ment poli­tique qui donnent forme au film.

Chine 87. Les autres est une œuvre radi­cale au sens que lui donne Marie-José Mond­zain dans son der­nier ouvrage où, dénon­çant la confis­ca­tion du terme radi­ca­li­té dans le contexte actuel de lutte contre le ter­ro­risme, elle rend au mot sa beau­té et son éner­gie. La radi­ca­li­té, c’est la « liber­té inven­tive et géné­reuse » qui ne craint pas les rup­tures, qui cultive l’imagination et pos­sède une charge trans­for­ma­trice. Cette liber­té s’appréhende dans toute la série des choix opé­rés, de la pre­mière cap­ta­tion des images et des sons au mon­tage final du film. La liber­té d’abord d’un pro­fes­seur de fran­çais en Chine qui fil­mait en ama­teur ce qui le fas­ci­nait sans se sou­cier d’être fidèle à une réa­li­té poli­tique ou socio­lo­gique. Ama­teur, sans doute, mais Jean-Pierre Outers ne filme pas n’importe quoi ni n’importe com­ment. Sa démarche est à la fois anthro­po­lo­gique et poé­tique. Il est clair qu’il tient à expo­ser les pro­ces­sus de tra­vail en par­ti­cu­lier quand il s’agit de tech­niques arti­sa­nales chez nous révo­lues. Dans l’étonnante séquence de la fabri­ca­tion d’une couette, il nous montre en détail com­ment les arti­sans trans­forment le maté­riau brut en pro­duit fini. Tou­jours la camé­ra au poing, Jean-Pierre Outers est sans cesse en mou­ve­ment : pano­ra­mique, zoom arrière, zoom avant… Ce n’est jamais gra­tuit ni esthé­ti­sant : le gros plan sur le coton, beau comme les mer­veilleux nuages, a une fonc­tion car il intro­duit la matière pre­mière que les ouvriers vont tra­vailler à l’aide d’outils archaïques à nos yeux. Le cinéaste choi­sit constam­ment ce qu’il va rete­nir, ce sur quoi il va insis­ter car néces­saire à la com­pré­hen­sion. Mais il est tout aus­si clair qu’à d’autres moments, il filme sans inten­tion péda­go­gique, tout sim­ple­ment ce qui le touche : l’eau des fleuves, la lumière du cou­chant, les enfants à l’arrière des vélos ou sur les bancs de l’école et les petites anec­dotes émou­vantes comme celle des deux jeunes femmes qui pro­gressent dif­fi­ci­le­ment sur des che­mins boueux car elles trans­portent une lourde valise à l’aide d’un bâton pas­sé dans la poi­gnée. Un chien aboie. La camé­ra prend son temps, les suit ten­dre­ment comme si elle crai­gnait que les por­teuses puissent glis­ser… Jean-Pierre Outers a un rap­port pri­vi­lé­gié avec l’objet der­rière sa camé­ra. Qu’il s’agisse d’un être humain, d’un ani­mal ou d’une chose, il en prend soin et lui fait confiance.

Liber­té ensuite de la réa­li­sa­trice et du réa­li­sa­teur qui traitent le maté­riau fil­mique comme le maté­riau de base avec lequel on crée, comme les mots en poé­sie ou les notes en musique. Sans s’embarrasser des conven­tions et des règles du genre dit docu­men­taire. Ain­si le choix a été fait de se pas­ser de voix off, cette voix qui vient gui­der notre lec­ture, jeter des éclai­rages his­to­riques ou poli­tiques et fina­le­ment rendre com­pré­hen­sible ce que nous voyons. À cela s’ajoute que les sons pro­viennent de la bande syn­chrone où les échanges se font dans une langue inin­tel­li­gible pour nos oreilles : la langue chi­noise, deve­nue aus­si abs­traite qu’une par­ti­tion musi­cale. De même, aucun sous-titre ne nous indique en quel lieu de Chine et à quel moment les séquences ont été tour­nées. Les seuls textes sont les pro­verbes ou les maximes énig­ma­tiques qui intro­duisent cha­cun des cinq cha­pitres du film. Mais cette divi­sion plus poé­tique que ration­nelle loin de cla­ri­fier le pro­pos, tend plu­tôt à l’obscurcir ou en tous les cas à le com­pli­quer. Les images déter­ri­to­ria­li­sées résistent ain­si à une inter­pré­ta­tion uni­voque. Elles invitent à la lec­ture active et plu­rielle pro­po­sée par l’aphorisme chi­nois qui intro­duit la qua­trième par­tie du film : « On ne regarde pas un pay­sage, on le déchiffre, on le lit ».

En optant pour une struc­ture non nar­ra­tive, faite de jux­ta­po­si­tions et de répé­ti­tions, la réa­li­sa­trice et le réa­li­sa­teur font repo­ser le mon­tage sur les leit­mo­tivs, les asso­cia­tions visuelles ou sonores, les affects que déclenchent, par exemple, les images d’enfants et d’animaux. Le plus remar­quable c’est la tem­po­ra­li­té que ce mon­tage pro­pose car, s’il laisse par­fois aux images le temps de se poser, tran­quilles, il ne craint pas pour autant les arrêts brusques, les rup­tures. Et, comme le dérou­le­ment des séquences ne semble pas répondre à une logique ration­nelle, il étonne, sur­prend, inter­loque par moments : pour­quoi donc le film s’achève-t-il sur le geste gra­cieux d’une main de femme pra­ti­quant le taïchi ?

Loin du docu­men­taire tra­di­tion­nel, Chine 87. Les autres ne pré­tend déli­vrer aucun mes­sage, il nous met en situa­tion d’éprouver tant la dis­tance incom­men­su­rable qui nous sépare des Chi­nois, des Chi­noises et de leur culture que l’intérêt et la curio­si­té que sus­cite le film pour cette culture. C’est ce double mou­ve­ment d’écart et de rap­pro­che­ment que nous opé­rons en regar­dant le film : tout se passe comme si nous étions en train d’évoluer au milieu de ces Autres sans recou­rir à nos habi­tuels repères, mais sim­ple­ment en culti­vant notre atten­tion, en accueillant l’image de leurs gestes, le son de leurs voix.

Dans notre monde illu­mi­né, sur­ex­po­sé du spec­tacle où tout doit être exhi­bé, com­pris, absor­bé, où aucun secret ne résiste à la péné­tra­tion, un monde ver­rouillé par les dis­cours qui assignent et pres­crivent, ce film appa­rait comme une petite lueur, une luciole, un espace de recueille­ment et d’attention dans le tour­billon du « plus vite, plus loin, plus fort ». En séces­sion par rap­port à un mode de créa­tion et à un mode de per­cep­tion, il consti­tue une pra­tique artis­tique dis­si­dente qui oppose l’incompréhension à la mai­trise intel­lec­tuelle, l’obscurité à la sur­ex­po­si­tion du visible, le temps de l’attente à la vitesse des décou­vertes, la patience au règne de l’immédiateté. S’ouvrant à des ques­tions plu­tôt que don­nant des réponses, per­tur­bant au lieu de ras­su­rer, il fait rup­ture dans le champ symbolique.

Au sein de la plé­thore de pro­duc­tions visuelles et sonores qui nous sub­mergent, le film de Vio­laine de Vil­lers et Jean-Pierre Outers dit tran­quille­ment stop, chut, écou­tez, regar­dez l’étrangeté, l’altérité. Il prône la seule atti­tude féconde devant l’autre, la recon­nais­sance de l’incompréhension. Acter cette alté­ri­té qui, le film en est la preuve, mobi­lise empa­thie et ouver­ture à cet incon­nu est un préa­lable au « vivre ensemble » dont on nous rebat les oreilles. Ici, nous sommes invi­tés à nous décen­trer de nos enra­ci­ne­ments cultu­rels pour accueillir ces autres dans l’idée que nous pour­rions aus­si être accueillis par eux.

Ce film, qui fait appel à l’intelligence (la com­pré­hen­sion) de toutes et tous, a une por­tée éman­ci­pa­trice de par l’énergie qu’il déploie à trans­for­mer les choses tout de suite dans un art world dont il conteste les règles tout en se ména­geant un espace pour y échap­per. Un film fina­le­ment éthique et poli­tique, qui recrée le per­cep­tible et le pen­sable dans la mesure où il nous pro­pose autre chose et nous force à être autre­ment. Un film qui à la fois nous donne toute liber­té et nous met en demeure de l’exercer. Chine 87. Les autres, c’est un poème de tous les pos­sibles. À cha­cune et à cha­cun de s’en nour­rir, de le faire sien et même — pour­quoi pas — de lui don­ner du sens.

  1. Chine 87. Les autres, synop­sis, Dérives, 2017.
  2. Ibi­dem.

Nadine Plateau


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