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Chine 87. Les autres, un film de Violaine de Villers et Jean-Pierre Outers
« Nous voilà projetés en Chine, confrontés hors de toute perspective historienne et politique, à cet Autre de la culture chinoise. » Tels sont les termes qu’utilisent la réalisatrice et le réalisateur pour présenter leur film qui, effectivement, nous immerge sans commentaire ni explication dans la Chine de la fin des années 1980, une Chine rurale et urbaine qui nous sont peu familières.
« Nous voilà projetés en Chine, confrontés hors de toute perspective historienne et politique, à cet Autre de la culture chinoise.1 » Tels sont les termes qu’utilisent la réalisatrice et le réalisateur pour présenter leur film qui, effectivement, nous immerge sans commentaire ni explication dans la Chine de la fin des années 1980, une Chine rurale et urbaine qui nous sont peu familières. Nous y voyons des hommes, des femmes, des enfants se déplacer à vélo, en tricycle, en bus, en train, travailler sur des chantiers, fabriquer des objets, faire la fête sur l’eau avec des dragons, danser et chanter, s’amuser du caméraman qui les filme, admirer des paysages sublimes au coucher du soleil… Nous sommes embarqués dans une aventure dont nous ne saisissons pas tout de suite le fil rouge, mais quand nous nous laissons aller au gré des associations ou même brusquer par des ruptures, alors nous prenons un énorme plaisir. À ce moment, le film nous surprend, nous amuse et nous touche bien que nous nous sentions totalement démunis parce que, comme dit le dicton, c’est vraiment du chinois ! On n’y comprend rien ! Et s’il n’y avait que la langue… Ce sont encore certaines attitudes que nous n’arrivons pas à déchiffrer : l’éclat de rire soudain des jeunes chanteurs et chanteuses d’une chorale ou le curieux jeu de mains de deux hommes assis à une table.
L’étrange dans ce film nous paraît presque plus étrange que celui des clichés de la revue La Chine en construction ou des films de propagande des années 1960 et 1970. Nous voyageons dans une Chine où Mao semble ne pas avoir existé (à l’exception de la brève apparition d’une statue représentant un Grand Timonier peu reconnaissable), une Chine hors du temps, hors de la modernité, peuplée de personnes affables et tranquilles. Une Chine où la nature est sublime, la pollution absente, les gestes des artisans séculaires, les rites religieux vivaces et les traditions culturelles vivantes comme celle de l’opéra de Pékin dont les images ponctuent le film telles des leitmotivs. Une Chine non traumatisée par la Révolution culturelle, non industrialisée loin des « zones économiques spéciales ». Mais quelle Chine alors ? La Chine pittoresque des montagnes en pains de sucre et des minorités ethniques ? La Chine immuable où l’on continue de casser les pierres avec des pioches ? Une Chine exotique donc ! Eh bien, oui, aussi curieux que cela puisse paraitre, Violaine de Villers et Jean-Pierre Outers revendiquent ce concept d’exotisme, mais en lui donnant un sens différent du sens commun. L’exotisme, c’est « reconnaitre l’altérité, se découvrir autre que l’autre, et donc aussi “exotique” que lui »2. L’exotisme ne renvoie plus ici à cet Orient mythique fantasmé par la littérature et la peinture occidentales, mais à une véritable exigence éthique et à une approche éminemment politique qui donnent forme au film.
Chine 87. Les autres est une œuvre radicale au sens que lui donne Marie-José Mondzain dans son dernier ouvrage où, dénonçant la confiscation du terme radicalité dans le contexte actuel de lutte contre le terrorisme, elle rend au mot sa beauté et son énergie. La radicalité, c’est la « liberté inventive et généreuse » qui ne craint pas les ruptures, qui cultive l’imagination et possède une charge transformatrice. Cette liberté s’appréhende dans toute la série des choix opérés, de la première captation des images et des sons au montage final du film. La liberté d’abord d’un professeur de français en Chine qui filmait en amateur ce qui le fascinait sans se soucier d’être fidèle à une réalité politique ou sociologique. Amateur, sans doute, mais Jean-Pierre Outers ne filme pas n’importe quoi ni n’importe comment. Sa démarche est à la fois anthropologique et poétique. Il est clair qu’il tient à exposer les processus de travail en particulier quand il s’agit de techniques artisanales chez nous révolues. Dans l’étonnante séquence de la fabrication d’une couette, il nous montre en détail comment les artisans transforment le matériau brut en produit fini. Toujours la caméra au poing, Jean-Pierre Outers est sans cesse en mouvement : panoramique, zoom arrière, zoom avant… Ce n’est jamais gratuit ni esthétisant : le gros plan sur le coton, beau comme les merveilleux nuages, a une fonction car il introduit la matière première que les ouvriers vont travailler à l’aide d’outils archaïques à nos yeux. Le cinéaste choisit constamment ce qu’il va retenir, ce sur quoi il va insister car nécessaire à la compréhension. Mais il est tout aussi clair qu’à d’autres moments, il filme sans intention pédagogique, tout simplement ce qui le touche : l’eau des fleuves, la lumière du couchant, les enfants à l’arrière des vélos ou sur les bancs de l’école et les petites anecdotes émouvantes comme celle des deux jeunes femmes qui progressent difficilement sur des chemins boueux car elles transportent une lourde valise à l’aide d’un bâton passé dans la poignée. Un chien aboie. La caméra prend son temps, les suit tendrement comme si elle craignait que les porteuses puissent glisser… Jean-Pierre Outers a un rapport privilégié avec l’objet derrière sa caméra. Qu’il s’agisse d’un être humain, d’un animal ou d’une chose, il en prend soin et lui fait confiance.
Liberté ensuite de la réalisatrice et du réalisateur qui traitent le matériau filmique comme le matériau de base avec lequel on crée, comme les mots en poésie ou les notes en musique. Sans s’embarrasser des conventions et des règles du genre dit documentaire. Ainsi le choix a été fait de se passer de voix off, cette voix qui vient guider notre lecture, jeter des éclairages historiques ou politiques et finalement rendre compréhensible ce que nous voyons. À cela s’ajoute que les sons proviennent de la bande synchrone où les échanges se font dans une langue inintelligible pour nos oreilles : la langue chinoise, devenue aussi abstraite qu’une partition musicale. De même, aucun sous-titre ne nous indique en quel lieu de Chine et à quel moment les séquences ont été tournées. Les seuls textes sont les proverbes ou les maximes énigmatiques qui introduisent chacun des cinq chapitres du film. Mais cette division plus poétique que rationnelle loin de clarifier le propos, tend plutôt à l’obscurcir ou en tous les cas à le compliquer. Les images déterritorialisées résistent ainsi à une interprétation univoque. Elles invitent à la lecture active et plurielle proposée par l’aphorisme chinois qui introduit la quatrième partie du film : « On ne regarde pas un paysage, on le déchiffre, on le lit ».
En optant pour une structure non narrative, faite de juxtapositions et de répétitions, la réalisatrice et le réalisateur font reposer le montage sur les leitmotivs, les associations visuelles ou sonores, les affects que déclenchent, par exemple, les images d’enfants et d’animaux. Le plus remarquable c’est la temporalité que ce montage propose car, s’il laisse parfois aux images le temps de se poser, tranquilles, il ne craint pas pour autant les arrêts brusques, les ruptures. Et, comme le déroulement des séquences ne semble pas répondre à une logique rationnelle, il étonne, surprend, interloque par moments : pourquoi donc le film s’achève-t-il sur le geste gracieux d’une main de femme pratiquant le taïchi ?
Loin du documentaire traditionnel, Chine 87. Les autres ne prétend délivrer aucun message, il nous met en situation d’éprouver tant la distance incommensurable qui nous sépare des Chinois, des Chinoises et de leur culture que l’intérêt et la curiosité que suscite le film pour cette culture. C’est ce double mouvement d’écart et de rapprochement que nous opérons en regardant le film : tout se passe comme si nous étions en train d’évoluer au milieu de ces Autres sans recourir à nos habituels repères, mais simplement en cultivant notre attention, en accueillant l’image de leurs gestes, le son de leurs voix.
Dans notre monde illuminé, surexposé du spectacle où tout doit être exhibé, compris, absorbé, où aucun secret ne résiste à la pénétration, un monde verrouillé par les discours qui assignent et prescrivent, ce film apparait comme une petite lueur, une luciole, un espace de recueillement et d’attention dans le tourbillon du « plus vite, plus loin, plus fort ». En sécession par rapport à un mode de création et à un mode de perception, il constitue une pratique artistique dissidente qui oppose l’incompréhension à la maitrise intellectuelle, l’obscurité à la surexposition du visible, le temps de l’attente à la vitesse des découvertes, la patience au règne de l’immédiateté. S’ouvrant à des questions plutôt que donnant des réponses, perturbant au lieu de rassurer, il fait rupture dans le champ symbolique.
Au sein de la pléthore de productions visuelles et sonores qui nous submergent, le film de Violaine de Villers et Jean-Pierre Outers dit tranquillement stop, chut, écoutez, regardez l’étrangeté, l’altérité. Il prône la seule attitude féconde devant l’autre, la reconnaissance de l’incompréhension. Acter cette altérité qui, le film en est la preuve, mobilise empathie et ouverture à cet inconnu est un préalable au « vivre ensemble » dont on nous rebat les oreilles. Ici, nous sommes invités à nous décentrer de nos enracinements culturels pour accueillir ces autres dans l’idée que nous pourrions aussi être accueillis par eux.
Ce film, qui fait appel à l’intelligence (la compréhension) de toutes et tous, a une portée émancipatrice de par l’énergie qu’il déploie à transformer les choses tout de suite dans un art world dont il conteste les règles tout en se ménageant un espace pour y échapper. Un film finalement éthique et politique, qui recrée le perceptible et le pensable dans la mesure où il nous propose autre chose et nous force à être autrement. Un film qui à la fois nous donne toute liberté et nous met en demeure de l’exercer. Chine 87. Les autres, c’est un poème de tous les possibles. À chacune et à chacun de s’en nourrir, de le faire sien et même — pourquoi pas — de lui donner du sens.