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Chili. Plus qu’un mouvement étudiant

Numéro 11 Novembre 2011 - Amérique latine par François Reman

octobre 2011

Ils n’étaient au début du mois de mai qu’une cen­taine d’étudiants à s’être ras­sem­blés dans le centre de la capi­tale. Le mot d’ordre : un ensei­gne­ment gra­tuit, de qua­li­té et la fin du pro­fit (el lucro) géné­ré par les uni­ver­si­tés pri­vées. Et puis en quelques jours, le mou­ve­ment de contes­ta­tion s’est ampli­fié débou­chant sur la para­ly­sie des […]

Ils n’étaient au début du mois de mai qu’une cen­taine d’étudiants à s’être ras­sem­blés dans le centre de la capi­tale. Le mot d’ordre : un ensei­gne­ment gra­tuit, de qua­li­té et la fin du pro­fit (el lucro) géné­ré par les uni­ver­si­tés pri­vées. Et puis en quelques jours, le mou­ve­ment de contes­ta­tion s’est ampli­fié débou­chant sur la para­ly­sie des uni­ver­si­tés, des écoles publiques et sur des mani­fes­ta­tions monstres le long d’Alameda, la grande ave­nue du centre de San­tia­go. Le mou­ve­ment étu­diant qui fait vibrer le Chi­li depuis plus de quatre mois est lit­té­ra­le­ment en train de sor­tir le pays d’une tor­peur — cer­tains pré­fè­re­ront le terme de sta­bi­li­té poli­tique — plu­tôt excep­tion­nelle au sein d’un conti­nent qui s’est pour­tant for­te­ment agi­té poli­ti­que­ment ces der­nières années. En effet, ce qui n’était au départ qu’une simple contes­ta­tion étu­diante s’est peu à peu trans­for­mé en un mou­ve­ment social à la pug­na­ci­té inédite depuis le retour de la démo­cra­tie en 1990.

Nous ne revien­drons pas ici en détail sur les reven­di­ca­tions du mou­ve­ment étu­diant qui sont assez clas­siques pour un pays cham­pion des inéga­li­tés sociales qui a libé­ra­li­sé le sec­teur de l’éducation en 1981 : gra­tui­té et éga­li­té d’accès à l’enseignement, fin de l’enrichissement abu­sif des uni­ver­si­tés pri­vées et ins­crip­tion dans la Consti­tu­tion du droit à une édu­ca­tion de qua­li­té. Les étu­diants demandent à l’État de réin­ves­tir dans un sec­teur qu’il a lui-même libé­ra­li­sé pour des rai­sons idéo­lo­giques. Ce qui nous inté­resse dans le cadre de cet article, ce sont les élé­ments de la crise que l’on retrouve der­rière les dra­peaux, les pan­cartes et les slo­gans récla­mant une édu­ca­tion gra­tuite et de qua­li­té. En quoi ce mou­ve­ment nous per­met-il de jeter un regard cri­tique sur le modèle poli­tique, éco­no­mique et social chi­lien dont on aime tant van­ter les mérites ? Quels sont les ensei­gne­ments que l’on peut tirer de cette mobi­li­sa­tion à l’issue encore incer­taine à l’heure où ces lignes sont écrites ?

Pour com­prendre ce mou­ve­ment, il faut tout d’abord reve­nir cinq ans en arrière. En 2006, sous le gou­ver­ne­ment de Michelle Bache­let, les étu­diants des écoles secon­daires publiques se mobi­lisent, deman­dant notam­ment l’amélioration de la qua­li­té de l’enseignement admi­nis­tré par les com­munes — donc sous-finan­cé — et la gra­tui­té de l’abonnement sco­laire. Le mou­ve­ment per­sis­te­ra quelques semaines avant qu’une grande table ronde ne finisse par accou­cher d’un pro­jet mini­ma­liste de refi­nan­ce­ment. Dans un article paru à l’époque dans La Revue nou­velle, les socio­logues Fer­nan­do Alvear et Car­los Miran­da avaient décrit brillam­ment ce mou­ve­ment qui, selon eux, por­tait les symp­tômes d’une crise du modèle néo­li­bé­ral chi­lien1. Ils y voyaient les pre­miers signes d’usure de cette matrice néo­li­bé­rale impo­sée par la force sous la dic­ta­ture mili­taire qui avait livré des pans entiers de l’économie, dont les sec­teurs clés de l’éducation, de la san­té et des pen­sions, aux règles du marché.

Cinq ans plus tard, l’enseignement secon­daire est encore frac­tu­ré entre écoles publiques sous-finan­cées et col­lèges pri­vés chers et de qua­li­té sou­vent dou­teuse. Il n’existe aucune uni­ver­si­té publique gra­tuite. Les uni­ver­si­tés tra­di­tion­nelles sont de plus en plus concur­ren­cées par des éta­blis­se­ments pri­vés dont l’objectif pre­mier est de géné­rer du pro­fit. Le cout des études qui repose pour l’essentiel sur l’étudiant est exor­bi­tant — on dépasse sou­vent les 15.000 euros pour un cur­sus de cinq ans — et oblige les familles à s’endetter auprès de l’État ou auprès des banques ravies de leur offrir des cré­dits à des taux d’intérêt pro­hi­bi­tifs. Peu de pro­fes­seurs d’université sont atta­chés à un éta­blis­se­ment et leurs émo­lu­ments sont ver­sés selon la logique des hono­raires. L’ocde a d’ailleurs publié un rap­port décri­vant le Chi­li comme pos­sé­dant le sys­tème édu­ca­tif le plus cher de la pla­nète et le plus frag­men­té socia­le­ment. De plus, ce sombre pano­ra­ma s’inscrit au sein d’une socié­té for­te­ment seg­men­tée socia­le­ment où la mobi­li­té sociale peine à se géné­ra­li­ser ; le réseau de socia­li­sa­tion pri­maire — famille, amis, appar­te­nance à un grou­pe­ment reli­gieux, etc. — jouant un rôle sou­vent bien plus déter­mi­nant que le diplôme quand il s’agit d’entrer sur le mar­ché du travail.

Une nouvelle génération

Rien n’aurait donc chan­gé depuis 2006 ? Sur le ter­rain sans doute. Par contre, les acteurs de la contes­ta­tion ont évo­lué. Les étu­diants de 2006 ont main­te­nant vingt-trois ans, ils ont aban­don­né leur uni­forme de col­lé­gien et sont deve­nus de jeunes uni­ver­si­taires aux dis­cours poli­tiques acé­rés, membres de fédé­ra­tions étu­diantes for­te­ment mar­quées à gauche et avant tout issus d’une géné­ra­tion post-dic­ta­ture qui n’hésite pas à remettre en ques­tion la ges­tion poli­tique « pru­dente » de la Concer­ta­ción2 durant ces vingt der­nières années. Le cadre de la mobi­li­sa­tion reste la démo­cra­ti­sa­tion du sys­tème édu­ca­tif, mais en posant cette exi­gence les étu­diants forcent la socié­té à regar­der en arrière et à se poser la ques­tion de la légi­ti­mi­té — ou de la non-légi­ti­mi­té — poli­tique du modèle édu­ca­tif3, des rai­sons de sa per­pé­tua­tion et en quoi il ne reflète pas sim­ple­ment les inéga­li­tés sociales, mais en est un vec­teur. Cette dimen­sion rétros­pec­tive était absente des mobi­li­sa­tions de 2006, mais imprime for­te­ment le mou­ve­ment actuel.

Jetons donc un regard vingt ans en arrière. En 1990, débute la tran­si­tion démo­cra­tique inau­gu­rée par la vic­toire du « Non » au plé­bis­cite orga­ni­sé par Augus­to Pino­chet. Mais dans les faits, les par­tis de centre gauche qui arrivent au pou­voir ont négo­cié le main­tien du modèle socioé­co­no­mique mis en place sous la dic­ta­ture en échange du retour des liber­tés démo­cra­tiques. Par ailleurs, toute ten­ta­tive de réforme se voit blo­quée par une machi­ne­rie ins­ti­tu­tion­nelle redou­table béton­née dans la Consti­tu­tion de 1980 — tou­jours en vigueur — par­ve­nant à main­te­nir inamo­vible durant vingt ans, le socle du modèle poli­tique et éco­no­mique chi­lien, repo­sant sur l’idéologie néo­li­bé­rale de Mil­ton Fried­man et le néo­con­ser­va­tisme de Jaime Guzmán, le maitre à pen­ser intel­lec­tuel de la junte mili­taire4.

La peur d’un nou­vel épi­sode auto­ri­taire, l’idée que l’essentiel avait été acquis avec le retour de la démo­cra­tie, le suc­cès de la Concer­ta­ción pour « domes­ti­quer » les mou­ve­ments sociaux qui se per­met­traient de ques­tion­ner un sys­tème éco­no­mique impo­sé par l’ancien régime et enfin l’ovation par les orga­nismes inter­na­tio­naux du modèle éco­no­mique chi­lien ont d’une cer­taine manière anes­thé­sié une socié­té civile por­tant encore les bles­sures infli­gées par la dictature.

Les étu­diants qui défilent depuis quatre mois ne sont pas du tout vic­times de la même « schi­zo­phré­nie » que leurs parents — assu­mer un pou­voir de gauche dans une socié­té ultra­li­bé­rale. Ils savent très bien qu’ils sont face à un gou­ver­ne­ment de droite qui ne cache pas son admi­ra­tion pour le modèle éco­no­mique chi­lien et ne sou­haite que sa per­pé­tua­tion, ils n’hésitent pas non plus à repo­ser la ques­tion des droits uni­ver­sels et fon­da­men­taux en balayant l’excuse de la ges­tion des sacro­saints équi­libres macroé­co­no­miques et ils ne s’estiment pas rede­vables vis-à-vis de la Concer­ta­ción qu’ils décrivent comme poli­ti­que­ment apa­thique. Mais avant tout, et à l’inverse de la géné­ra­tion anté­rieure, ils ne sont pas gagnés par la peur ou le malaise d’exprimer une opi­nion poli­tique. Les faux consen­sus, les silences gênés, l’habileté des mamans chi­liennes à dévier la conver­sa­tion dès qu’un sujet sen­sible arrive sur la table ou le rôle de la presse refu­sant de ques­tion­ner la légi­ti­mi­té du modèle éco­no­mique, tous ces élé­ments, au lieu de cal­mer les ardeurs mili­tantes, ont impli­ci­te­ment for­gé une conscience poli­tique à toute une nou­velle géné­ra­tion de jeunes étu­diants. Cette affir­ma­tion et ce sou­hait de repo­li­ti­ser au sens noble du terme la socié­té a aus­si pris racine dans les der­niers bas­tions de résis­tance au modèle néo­li­bé­ral : les uni­ver­si­tés tra­di­tion­nelles dont les deux plus emblé­ma­tiques sont l’université du Chi­li et l’université de San­tia­go. Si, sur la forme, ces ins­ti­tu­tions ont dû s’adapter au modèle domi­nant, dans leurs enceintes, les étu­diants regrou­pés en assem­blées ou en fédé­ra­tions pro­po­saient un dis­cours poli­tique de gauche nova­teur et dyna­mique qua­si­ment inau­dible dans le reste de la socié­té, excep­té dans des cercles très fer­més et de confiance.

Dans un dos­sier que La Revue nou­velle consa­crait au retour de la démo­cra­tie chi­lienne en 1988, le socio­logue Manuel Anto­nio Gar­retón écri­vait : « Nous ne savons pas quelle part des peurs créées par les régimes mili­taires sub­siste et sub­sis­te­ra chez les indi­vi­dus et dans les mémoires col­lec­tives. Mais, dans tous les cas et bien que la peur ne puisse jamais être éli­mi­née entiè­re­ment, la socié­té démo­cra­tique devra affron­ter l’héritage pro­bable de cette peur trans­mise par les dic­ta­tures mili­taires, si elle ne veut pas vivre en per­ma­nence déchi­rée par les trau­ma­tismes et les fan­tasmes qui se pré­sen­te­ront de l’une ou de l’autre manière. » Il aura donc fal­lu vingt longues années pour qu’une géné­ra­tion se mobi­lise enfin pour vaincre les trau­ma­tismes et les fan­tasmes d’une grande par­tie de la socié­té et sans doute signer par la même occa­sion la fin de la tran­si­tion démocratique.

San­tia­go du Chi­li, le 3 octobre 2011

  1. Fer­nan­do Alvear Atla­gich et Car­los Miran­da Rozas, « Chi­li. La révo­lu­tion des pin­gouins, symp­tôme d’une crise néo­li­bé­rale », La Revue nou­velle, jan­vier-février 2007.
  2. Coa­li­tion des par­tis de centre gauche au pou­voir de 1990 à 2010 for­mée prin­ci­pa­le­ment par la Démo­cra­tie chré­tienne et le Par­ti socia­liste. Son can­di­dat perd les élec­tions pré­si­den­tielles en 2010 face au can­di­dat de la droite Sebas­tián Piñera.
  3. Les textes de loi qui régissent l’éducation ont tous été pro­mul­gués pen­dant la dic­ta­ture. Cer­tains textes ont été légè­re­ment amen­dés sous les gou­ver­ne­ments de la Concer­ta­ción, mais aucune modi­fi­ca­tion struc­tu­relle n’a été instaurée.
  4. Sur la révo­lu­tion idéo­lo­gique orches­trée pen­dant la dic­ta­ture mili­taire, lire Rodri­go Contre­ras Oso­rio, La dic­ta­ture de Pino­chet en pers­pec­tive. Socio­lo­gie d’une révo­lu­tion capi­ta­liste et néo­con­se­va­trice, L’Harmattan, 2007.

François Reman


Auteur

François Reman est licencié en journalisme et diplômé en relations internationales. Il entame sa carrière professionnelle en 2003 en tant que chargé de communication à la FUCID, l’ONG de coopération au développement de l’Université de Namur. Il y assumera rapidement le rôle de responsable des activités d’éducation au développement. En 2010, il s’envole pour le Chili où il travaillera comme journaliste correspondant pour La Libre Belgique et le Courrier. De retour en Belgique en 2013, il est engagé au MOC comme attaché de presse et journaliste pour la revue Démocratie. En 2014, il devient attaché de presse de la CSC. En dehors de ses articles pour la presse syndicale, la plupart de ses publications abordent la situation politique en Amérique latine.