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Chili. Chronique d’une défaite et d’une victoire annoncées

Numéro 2 Février 2010 - Amériques Chili par François Reman

février 2010

La vic­toire de Sebas­tián Piñe­ra, can­di­dat de la droite aux élec­tions pré­si­den­tielles chi­liennes, a cer­tai­ne­ment éton­né plus d’un obser­va­teur, mais elle a sans doute moins sur­pris ceux qui scrutent de plus près la vie poli­tique chi­lienne depuis la fin de la dic­ta­ture et qui ne sont pas tom­bés dans les tra­vers opti­mistes par­fois trop pré­vi­sibles à la vue […]

La vic­toire de Sebas­tián Piñe­ra, can­di­dat de la droite aux élec­tions pré­si­den­tielles chi­liennes, a cer­tai­ne­ment éton­né plus d’un obser­va­teur, mais elle a sans doute moins sur­pris ceux qui scrutent de plus près la vie poli­tique chi­lienne depuis la fin de la dic­ta­ture et qui ne sont pas tom­bés dans les tra­vers opti­mistes par­fois trop pré­vi­sibles à la vue de la popu­la­ri­té phé­no­mé­nale de celle qui est encore pré­si­dente jusqu’au 11 mars pro­chain. Car il est évi­dem­ment para­doxal de voir Michelle Bache­let, dont le taux de popu­la­ri­té est de plus de 80%, ter­mi­ner son man­dat par la défaite de la coa­li­tion à laquelle elle appartient.

Le pre­mier tour lais­sait déjà pré­sa­ger la vic­toire du can­di­dat de la droite auquel il ne man­quait que 6% pour entrer à la Mone­da. Le résul­tat déplo­rable (29%) d’Eduardo Frei (Démo­cra­tie chré­tienne) obli­geait ce der­nier à conqué­rir qua­si­ment l’ensemble des voix des deux autres can­di­dats de gauche Mar­co Enrí­quez Omi­na­mi (indé­pen­dant) et Jorge Arrate (Jun­tos Pode­mos-Frente Amplio). Mis­sion impos­sible pour celui qui mena une cam­pagne terne inca­pable de capi­ta­li­ser des voix sur la popu­la­ri­té de Michelle Bachelet.

Com­prendre ce qui s’est joué le 17 jan­vier der­nier oblige à dres­ser le bilan gou­ver­ne­men­tal des vingt der­nières années. Les dif­fé­rents pré­si­dents qui se sont suc­cé­dé appar­tiennent tous à la Concer­ta­ción, cette alliance de par­tis de centre gauche qui a vu le jour avec le retour de la démo­cra­tie en 1989. La ges­tion concer­ta­tio­niste du pays s’est ins­crite dans un pro­ces­sus de tran­si­tion démo­cra­tique que d’autres pays d’Amérique latine ont aus­si connu, à ceci près qu’au Chi­li, c’est la junte mili­taire qui a fixé les balises poli­tiques et éco­no­miques du retour à la démo­cra­tie à la fin des années quatre-vingt. Cela s’est tra­duit par une ins­ti­tu­tion­na­li­sa­tion et même une conso­li­da­tion d’un modèle éco­no­mique ultra­li­bé­ral, le main­tien de la Consti­tu­tion héri­tée de la dic­ta­ture et une large immu­ni­té pour ceux qui ont vio­lé les prin­cipes démo­cra­tiques et bafoué les droits de l’homme sous le régime du géné­ral Pino­chet. Aucun des pré­si­dents en place depuis vingt ans n’a glo­ba­le­ment remis en ques­tion ses prin­cipes de gou­ver­na­bi­li­té limi­tée. Michelle Bache­let a bien mis en œuvre plu­sieurs réformes sociales auda­cieuses en matière de san­té publique, de pen­sions ou de la petite enfance, mais la fatigue poli­tique, les que­relles internes et un cer­tain népo­tisme au sein de la Concer­ta­ción ont été fatals à Eduar­do Frei. De plus à l’inverse de son adver­saire, il n’a pu comp­ter sur l’appui d’aucun grand organe de presse pour sa cam­pagne, ceux-ci appar­te­nant tous à des groupes éco­no­miques proches de la droite.

« C’est la pre­mière fois, depuis 1932, qu’une coa­li­tion de droite gagne la pré­si­dence avec une majo­ri­té abso­lue, écrit l’historien Gabriel Sala­zar, il s’agit là d’un fait inédit si l’on consi­dère que 68% des Chi­liens ont un contrat de tra­vail pré­caire, que 68% gagnent moins de 250 euros par mois, que 62% des enfants naissent dans des familles écla­tées, que 46% de la popu­la­tion souffrent de dépres­sion, que le taux de délin­quance se main­tient à un niveau éle­vé et que se pour­suit la mili­ta­ri­sa­tion “paci­fique de l’Araucanie”1. »

Essouf­flés poli­ti­que­ment, la sanc­tion est bru­tale pour les par­tis de la Concer­ta­ción au pou­voir depuis vingt ans. Comme le recon­nait le jour­na­liste Mau­ri­cio Becer­ra, « La fin du scé­na­rio était évi­dente : à don­ner tant de pou­voir au grand capi­tal, c’est le patro­nat qui a fini par prendre le contrôle de l’État […]. Très peu d’entreprises publiques sont encore à pri­va­ti­ser. La sub­jec­ti­vi­té indi­vi­dua­liste néo­li­bé­rale façonne les pro­to­types iden­ti­taires. La concen­tra­tion de toutes les craintes sur les délits contre la pro­prié­té, plu­tôt que face à l’insécurité sociale ou au manque de par­ti­ci­pa­tion, est ins­tal­lée dans l’imaginaire col­lec­tif2. »

Voi­là donc un mul­ti­mil­lion­naire issu du par­ti Reno­va­ción Nacio­nal (RN, droite libé­rale), mais en coa­li­tion avec l’Union démo­cra­tique indé­pen­dante (UDI), le par­ti ultra­con­ser­va­teur héri­té du régime de Pino­chet, qui entre à la Mone­da. Éco­no­miste ultra­li­bé­ral for­mé à Har­vard, Sébas­tián Piñe­ra dirige notam­ment une des prin­ci­pales chaines de télé­vi­sion — Chi­le­vi­sión —, un club de foot­ball et la com­pa­gnie aérienne Lan Chile. Sa for­tune, qu’il a construite en par­tie sous la dic­ta­ture, est éva­luée à 840 mil­lions d’euros.

Il a dépen­sé envi­ron 70 mil­lions d’euros pour une cam­pagne élec­to­rale à l’américaine qui a brillé par l’absence d’un pro­gramme poli­tique clair si ce n’est la lutte contre les tra­fi­quants de drogue. À l’image ce qui se passe actuel­le­ment en Europe, la droite chi­lienne a réus­si à conqué­rir le vote des classes popu­laires avec un dis­cours popu­liste et sécu­ri­taire sans mettre en dan­ger son assise au sein des milieux aisés. « Nous avons besoin d’un État fort et effi­cace avec beau­coup de muscles et peu de graisse qui aide les plus dému­nis, la classe moyenne et pro­meut l’innovation », a ain­si décla­ré Piñe­ra quelques jours après son élection.

Il a aus­si pu comp­ter sur le vote de pro­tes­ta­tion des classes moyennes qui se per­çoivent comme les grandes oubliées de ces vingt der­nières années. Il a pro­mis de cibler en prio­ri­té cette caté­go­rie sociale, mais il est fort peu pro­bable qu’il ques­tionne le modèle de consom­ma­tion basé sur le cré­dit qui per­met à de nom­breux Chi­liens de main­te­nir la tête hors de l’eau.

Reno­va­ción Nacio­nal, le par­ti auquel il appar­tient, est le conti­nuum his­to­rique de la droite chi­lienne clas­sique qui pré­exis­tait au coup d’État de 1973. Elle a tou­jours été divi­sée en deux ten­dances. L’une plu­tôt auto­ri­taire et conser­va­trice se rap­pro­chant for­te­ment des idées de l’UDI et l’autre plus libé­rale au sens phi­lo­so­phique du terme et plus pro­gres­siste. Piñe­ra appar­tient à cette seconde ten­dance. Il a sou­te­nu la dic­ta­ture avant de s’en dis­tan­cier et d’appeler à voter « non » au réfé­ren­dum de 1988 contre Augus­to Pino­chet. Cet affran­chis­se­ment par rap­port à la figure de l’ancien dic­ta­teur a sur­ement comp­té dans sa vic­toire. Il a néan­moins pui­sé idées et appuis per­son­nels au sein de trois centres d’études liés à la droite : l’Instituto Liber­tad, Liber­tad y Desar­rol­lo et la Fun­da­ción Jaime Guzmán du nom de celui qui a pen­sé la révo­lu­tion conser­va­trice et néo­li­bé­rale ins­ti­tuée par la dictature.

Dans un article assez com­plet, le jour­nal El Mer­cu­rio a décrit cette nou­velle géné­ra­tion de piñe­ris­tas — moins de qua­rante ans — qui va sans doute entrer dans les dif­fé­rents cabi­nets minis­té­riels. Il s’agit, d’une part, d’une droite en « pan­ta­lon beige et mocas­sins » conser­va­trice et liée au gré­mia­lisme3 et une autre repré­sen­tée par Hernán Lar­raín Matte et Cristó­bal Bel­lo­lio qui est plus libé­rale et plus ouverte en termes de valeurs, et dont les membres sont déjà appe­lés les Sebas­tián boys. Cette ten­dance admire le lea­deur de droite anglaise David Came­ron, Nico­las Sar­ko­zy et Barack Oba­ma. Elle est aus­si plus tech­no­cra­tique et ne porte pas le poids du pas­sé car elle était trop jeune pour voter lors du plé­bis­cite orga­ni­sé par Pino­chet en 1988.

D’un point de vue éco­no­mique, on devrait donc assis­ter à la conso­li­da­tion sans tabous d’un pro­jet de socié­té ultra­li­bé­rale où domine la figure de l’entrepreneur, mais la pro­bable entrée de membres de l’UDI au sein de son gou­ver­ne­ment empê­che­ra, sur le plan éthique, toutes réformes libé­rales comme une dépé­na­li­sa­tion de l’avortement.

Féli­ci­té dès l’annonce des résul­tats par deux figures emblé­ma­tiques de la droite conser­va­trice his­pa­no­phone José María Aznar et Álva­ro Uribe, c’est aux côtés du Pérou et de la Colom­bie que va main­te­nant plus que pro­ba­ble­ment se ran­ger le Chi­li, quit­tant de la sorte le club des pays du cône sud qui ont viré à gauche il y a quelques années.

L’alternance est néces­saire en démo­cra­tie, entend-on pour l’instant dans les rues de San­tia­go. Après avoir élu il y a quatre ans une femme de gauche, agnos­tique, divor­cée et vic­time de la dic­ta­ture, les Chi­liens ont confié la ges­tion de leur pays à un pré­sident de droite dont le slo­gan de cam­pagne était Súmate al cam­bio (« Rejoins le chan­ge­ment »). Cepen­dant, le soir de l’élection, par­mi les ban­de­roles et les cali­cots por­tés par les cen­taines de Chi­liens qui étaient des­cen­dus des quar­tiers nord de la capi­tale pour se rendre à la Pla­za Ita­lia et fêter la vic­toire de leur can­di­dat, on pou­vait aper­ce­voir la sinistre pho­to du vieux géné­ral qui fit connaitre au pays ses heures les plus sombres. Le chan­ge­ment dont se réclame Piñe­ra n’a déci­dé­ment pas la même signi­fi­ca­tion pour tout le monde.

  1. Gabriel Sala­zar, «¿Neo­li­be­ra­lis­mo recar­ga­do ? », Las Últi­mas Noti­cias, 18 jan­vier 2010.
  2. « Se van los capa­taces y vuelve el patrón ».
  3. Le gré­mia­lisme est un mou­ve­ment ultra­con­ser­va­teur fon­dé en 1966 par Jaime Guzmán Errá­zu­riz qui a défi­ni idéo­lo­gi­que­ment le pro­jet poli­tique, éco­no­mique et socié­tal de la dictature.

François Reman


Auteur

François Reman est licencié en journalisme et diplômé en relations internationales. Il entame sa carrière professionnelle en 2003 en tant que chargé de communication à la FUCID, l’ONG de coopération au développement de l’Université de Namur. Il y assumera rapidement le rôle de responsable des activités d’éducation au développement. En 2010, il s’envole pour le Chili où il travaillera comme journaliste correspondant pour La Libre Belgique et le Courrier. De retour en Belgique en 2013, il est engagé au MOC comme attaché de presse et journaliste pour la revue Démocratie. En 2014, il devient attaché de presse de la CSC. En dehors de ses articles pour la presse syndicale, la plupart de ses publications abordent la situation politique en Amérique latine.