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Chili, changement d’époque
Le 5 octobre 1988, le refus de la dictature, affirmé par la victoire du No, constituait pour le Chili la première étape d’un processus de transition démocratique chèrement obtenu par les partis de l’opposition au général Pinochet. La tâche s’avérait ardue tant étaient nombreux les verrous mis en place par la junte militaire pour garantir le […]
Le 5 octobre 1988, le refus de la dictature, affirmé par la victoire du No, constituait pour le Chili la première étape d’un processus de transition démocratique chèrement obtenu par les partis de l’opposition au général Pinochet. La tâche s’avérait ardue tant étaient nombreux les verrous mis en place par la junte militaire pour garantir le maintien de son héritage. C’est d’ailleurs dans ce contexte que les partis de la démocratie entamèrent un travail de mémoire difficile avec pour objectif d’éclaircir, de juger et de condamner les violations des droits de l’homme perpétrées pendant la dictature. « La conscience morale du Chili exige que la vérité soit clarifiée et que justice soit rendue, dans la mesure du possible », déclara le président démocrate-chrétien Patricio Aylwin en 1990. Cette déclaration, courageuse vu le contexte fragile de retour à la démocratie, reconnaissait cependant une forme d’(auto)limitation et de prudence qui préfigurait le Chili post-Pinochet.
Car au-delà de la question sensible de la violation des droits humains, cette prudence a bel et bien caractérisé d’autres aspects de la vie politique chilienne ces trente dernières années. Le pays a pourtant profondément évolué depuis les années 1990. Il s’est incontestablement modernisé. Il a drastiquement fait chuter la pauvreté. Il a diminué l’influence d’un conservatisme moral étouffant. Il s’est repositionné sur la scène internationale et s’est assuré que les forces armées respectent les institutions démocratiques. Par contre, la prudence est restée de mise quand il s’est agi de réformer le cadre de l’orthodoxie néolibérale imposé pendant la dictature.
Or, en 2006, une jeunesse née à la fin de la dictature va commencer à faire entendre le son de la contestation. Les mots égalité, solidarité, protection sociale, gratuité ont commencé à bousculer le narratif néolibéral chilien dont l’idéologie est marquée par l’individualisme, la méfiance envers l’État et la compétition. La prudence et « les limites du possible » exprimées par les gouvernements de la transition démocratique devenaient peu à peu des concepts inaudibles.
Plus encore, ces concepts étaient considérés comme les garants de la préservation des privilèges d’une élite économique et politique. Les quelques grandes affaires de corruption et de scandales financiers terminèrent d’entamer la légitimité des partis traditionnels au moment où émergeait un nouvel acteur politique (El Frente amplio) composé des leadeurs de la contestation estudiantine.
C’est ainsi que la remise en cause du modèle néolibéral s’est accompagnée ces dernières années de la critique des « élites ». Patricio Fernandez, ancien directeur du journal progressiste (et satirique) The Clinic résume judicieusement la conjonction de ces frustrations qui débouchèrent sur le soulèvement social du 19 octobre 20191.
« Peu de gens remettent en question le fait que l’orthodoxie néolibérale — celle qui a marqué le modèle de développement pendant quarante ans — est arrivée à son terme. La tonalité des conversations a changé. Aujourd’hui, personne ne pense que ce sont les forces du marché qui, sans régulation, vont résoudre cette crise. Le temps de la politique est de retour, au moment même où les hommes et femmes politiques sont profondément discrédités. Historiquement, pouvoir politique et secret ont été deux frères inséparables. On évaluait les résultats et non la manière de faire. L’environnement de délibération n’incluait pas les gouvernés. Peu de médias d’information existaient et ils étaient intégrés dans le cercle du pouvoir. Dans ces conditions, il n’était pas compliqué de contrôler l’information. Il y avait certaines choses que “les notables” ne diffusaient pas.
La technologie a maintenant permis que “n’importe qui” publie ce qu’il voit, sait, suspecte. Le respect pour les notables de la politique s’est effondré. Les Chiliens ont ainsi découvert que beaucoup de prêtres, prêchant la chasteté et encourageant l’homophobie, étaient eux-mêmes homosexuels, et que nombre d’entre eux abusaient sexuellement des enfants que les parents leur confiaient parce qu’ils leur faisaient confiance. Les Chiliens ont découvert que les lois étaient votées au congrès dans l’intérêt de ceux qui finançaient les campagnes électorales. Que les commandants en chef de l’armée vivaient dans un luxe inouï, que la police n’était pas l’institution incorruptible vantée devant le reste de l’Amérique latine, que les prix du poulet, du papier toilette et même des médicaments étaient fixés illégalement, en catimini, pendant que beaucoup de personnes âgées pauvres se suicidaient, fatiguées de devoir lutter pour les obtenir. Le pouvoir est dès lors devenu un synonyme d’abus2.
C’est pour cela que l’explosion sociale pointa en premier lieu la responsabilité des élites. Parce ce que ce qui était autrefois considéré comme de la primauté ou de la préséance est aujourd’hui considéré comme un privilège. Pour beaucoup, ce fut comme sortir d’un long sommeil. Le Chili s’est réveillé, ce fut le premier grand cri de l’explosion sociale3. »
Voilà pour le cadre général de ce dossier qui analyse plus profondément les ressorts du soulèvement social chilien et détaille la sortie de crise négociée entre partis politiques afin de doter le Chili d’une nouvelle constitution.
François Reman explique le long chemin entre les premières mobilisations de 2006 et l’élection de cette assemblée constituante en 2021. Car c’est bien, en partie, la réforme du modèle néolibéral qui va se jouer dans ce processus constitutionnel. Un modèle dont Fernando Alvear nous relate la longue trajectoire et la manière avec laquelle il a épuisé la société chilienne et généré, de la sorte, un nouveau clivage antiestablishment.
Paulina Pavez développe comment le mouvement féministe chilien — et singulièrement le collectif Las Tesis — a inscrit ses revendications et ses demandes de changement dans le soulèvement social. Pour l’autrice, l’impact global de cette mobilisation, comme celle de la « marea verde » en Argentine pour la dépénalisation de l’avortement et celle de « Ni una menos » contre le féminicide, a fait de l’Amérique latine et du Chili le lieu de naissance d’une « nouvelle vague féministe » disposant d’une capacité étendue et globale à lutter contre le féminicide et à défendre la liberté des femmes à disposer de leurs corps.
Jorge Magasich porte un regard d’historien sur les trois constitutions (1833, 1925 et 1980) que le Chili a connues en présentant les secteurs sociaux qui les ont portés, les méthodes qu’ils ont utilisées pour les imposer, ainsi que l’essentiel de leurs contenus. Il reconnait d’ailleurs que la constitution qui sera prochainement rédigée est la première qui procède d’un débat, avec une importante participation de la société.
Enfin, Xavier Dupret analyse les causes de la fracture sociale engendrée par le néolibéralisme chilien. C’est en raison d’orientations en matière de politiques économique et sociale que la pauvreté monétaire n’est, au Chili, contrebalancée par aucun mécanisme correcteur lié à la progressivité de l’impôt. Or, aucune politique sociale ne pourra se consolider sans une véritable réforme fiscale.
À la lecture de ce dossier, il y a lieu d’être optimiste quant au contenu de la nouvelle constitution, laquelle en tout état de cause va porter un projet de refondation de la société plus social, inclusif et solidaire. Mais il faut être attentif aux nombreuses incertitudes liées à la recomposition du paysage politique. Le changement d’époque est cependant à portée de main.
- Pour mieux cerner les évènements d’octobre 2019, voir Franssen A., « Chili : l’insurrection venue »; Stévenne P., « Chili : ce qui se passe là-bas », https://cutt.ly/VnXz40s et son reportage dans l’émission radio de la RTBF, Par ouï-dire, « Ce qui se passe là-bas : Chili », octobre 2020.
- Patricio Fernandez fait ici référence aux différents scandales politico-financiers qui ont émaillé l’actualité chilienne ces dernières années. L’ensemble de ces affaires a été abondement analysé sur le site d’investigation journaliste Ciper Chil.
- Fernandez P., Sobre la marcha. Notas acerca del estallido social en Chili, Penguin Ramdon House Grupo Editorial, 2020, p. 14 – 15.