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Chili, changement d’époque

Numéro 5 – 2021 - Chili droits humains inégalité par François Reman

juillet 2021

Le 5 octobre 1988, le refus de la dic­ta­ture, affir­mé par la vic­toire du No, consti­tuait pour le Chi­li la pre­mière étape d’un pro­ces­sus de tran­si­tion démo­cra­tique chè­re­ment obte­nu par les par­tis de l’opposition au géné­ral Pino­chet. La tâche s’avérait ardue tant étaient nom­breux les ver­rous mis en place par la junte mili­taire pour garan­tir le […]

Dossier

Le 5 octobre 1988, le refus de la dic­ta­ture, affir­mé par la vic­toire du No, consti­tuait pour le Chi­li la pre­mière étape d’un pro­ces­sus de tran­si­tion démo­cra­tique chè­re­ment obte­nu par les par­tis de l’opposition au géné­ral Pino­chet. La tâche s’avérait ardue tant étaient nom­breux les ver­rous mis en place par la junte mili­taire pour garan­tir le main­tien de son héri­tage. C’est d’ailleurs dans ce contexte que les par­tis de la démo­cra­tie enta­mèrent un tra­vail de mémoire dif­fi­cile avec pour objec­tif d’éclaircir, de juger et de condam­ner les vio­la­tions des droits de l’homme per­pé­trées pen­dant la dic­ta­ture. « La conscience morale du Chi­li exige que la véri­té soit cla­ri­fiée et que jus­tice soit ren­due, dans la mesure du pos­sible », décla­ra le pré­sident démo­crate-chré­tien Patri­cio Ayl­win en 1990. Cette décla­ra­tion, cou­ra­geuse vu le contexte fra­gile de retour à la démo­cra­tie, recon­nais­sait cepen­dant une forme d’(auto)limitation et de pru­dence qui pré­fi­gu­rait le Chi­li post-Pinochet.

Car au-delà de la ques­tion sen­sible de la vio­la­tion des droits humains, cette pru­dence a bel et bien carac­té­ri­sé d’autres aspects de la vie poli­tique chi­lienne ces trente der­nières années. Le pays a pour­tant pro­fon­dé­ment évo­lué depuis les années 1990. Il s’est incon­tes­ta­ble­ment moder­ni­sé. Il a dras­ti­que­ment fait chu­ter la pau­vre­té. Il a dimi­nué l’influence d’un conser­va­tisme moral étouf­fant. Il s’est repo­si­tion­né sur la scène inter­na­tio­nale et s’est assu­ré que les forces armées res­pectent les ins­ti­tu­tions démo­cra­tiques. Par contre, la pru­dence est res­tée de mise quand il s’est agi de réfor­mer le cadre de l’orthodoxie néo­li­bé­rale impo­sé pen­dant la dictature.

Or, en 2006, une jeu­nesse née à la fin de la dic­ta­ture va com­men­cer à faire entendre le son de la contes­ta­tion. Les mots éga­li­té, soli­da­ri­té, pro­tec­tion sociale, gra­tui­té ont com­men­cé à bous­cu­ler le nar­ra­tif néo­li­bé­ral chi­lien dont l’idéologie est mar­quée par l’individualisme, la méfiance envers l’État et la com­pé­ti­tion. La pru­dence et « les limites du pos­sible » expri­mées par les gou­ver­ne­ments de la tran­si­tion démo­cra­tique deve­naient peu à peu des concepts inaudibles.

Plus encore, ces concepts étaient consi­dé­rés comme les garants de la pré­ser­va­tion des pri­vi­lèges d’une élite éco­no­mique et poli­tique. Les quelques grandes affaires de cor­rup­tion et de scan­dales finan­ciers ter­mi­nèrent d’entamer la légi­ti­mi­té des par­tis tra­di­tion­nels au moment où émer­geait un nou­vel acteur poli­tique (El Frente amplio) com­po­sé des lea­deurs de la contes­ta­tion estudiantine.

C’est ain­si que la remise en cause du modèle néo­li­bé­ral s’est accom­pa­gnée ces der­nières années de la cri­tique des « élites ». Patri­cio Fer­nan­dez, ancien direc­teur du jour­nal pro­gres­siste (et sati­rique) The Cli­nic résume judi­cieu­se­ment la conjonc­tion de ces frus­tra­tions qui débou­chèrent sur le sou­lè­ve­ment social du 19 octobre 20191.

« Peu de gens remettent en ques­tion le fait que l’orthodoxie néo­li­bé­rale — celle qui a mar­qué le modèle de déve­lop­pe­ment pen­dant qua­rante ans — est arri­vée à son terme. La tona­li­té des conver­sa­tions a chan­gé. Aujourd’hui, per­sonne ne pense que ce sont les forces du mar­ché qui, sans régu­la­tion, vont résoudre cette crise. Le temps de la poli­tique est de retour, au moment même où les hommes et femmes poli­tiques sont pro­fon­dé­ment dis­cré­di­tés. His­to­ri­que­ment, pou­voir poli­tique et secret ont été deux frères insé­pa­rables. On éva­luait les résul­tats et non la manière de faire. L’environnement de déli­bé­ra­tion n’incluait pas les gou­ver­nés. Peu de médias d’information exis­taient et ils étaient inté­grés dans le cercle du pou­voir. Dans ces condi­tions, il n’était pas com­pli­qué de contrô­ler l’information. Il y avait cer­taines choses que “les notables” ne dif­fu­saient pas.

La tech­no­lo­gie a main­te­nant per­mis que “n’importe qui” publie ce qu’il voit, sait, sus­pecte. Le res­pect pour les notables de la poli­tique s’est effon­dré. Les Chi­liens ont ain­si décou­vert que beau­coup de prêtres, prê­chant la chas­te­té et encou­ra­geant l’homophobie, étaient eux-mêmes homo­sexuels, et que nombre d’entre eux abu­saient sexuel­le­ment des enfants que les parents leur confiaient parce qu’ils leur fai­saient confiance. Les Chi­liens ont décou­vert que les lois étaient votées au congrès dans l’intérêt de ceux qui finan­çaient les cam­pagnes élec­to­rales. Que les com­man­dants en chef de l’armée vivaient dans un luxe inouï, que la police n’était pas l’institution incor­rup­tible van­tée devant le reste de l’Amérique latine, que les prix du pou­let, du papier toi­lette et même des médi­ca­ments étaient fixés illé­ga­le­ment, en cati­mi­ni, pen­dant que beau­coup de per­sonnes âgées pauvres se sui­ci­daient, fati­guées de devoir lut­ter pour les obte­nir. Le pou­voir est dès lors deve­nu un syno­nyme d’abus2.

C’est pour cela que l’explosion sociale poin­ta en pre­mier lieu la res­pon­sa­bi­li­té des élites. Parce ce que ce qui était autre­fois consi­dé­ré comme de la pri­mau­té ou de la pré­séance est aujourd’hui consi­dé­ré comme un pri­vi­lège. Pour beau­coup, ce fut comme sor­tir d’un long som­meil. Le Chi­li s’est réveillé, ce fut le pre­mier grand cri de l’explosion sociale3. »

Voi­là pour le cadre géné­ral de ce dos­sier qui ana­lyse plus pro­fon­dé­ment les res­sorts du sou­lè­ve­ment social chi­lien et détaille la sor­tie de crise négo­ciée entre par­tis poli­tiques afin de doter le Chi­li d’une nou­velle constitution.

Fran­çois Reman explique le long che­min entre les pre­mières mobi­li­sa­tions de 2006 et l’élection de cette assem­blée consti­tuante en 2021. Car c’est bien, en par­tie, la réforme du modèle néo­li­bé­ral qui va se jouer dans ce pro­ces­sus consti­tu­tion­nel. Un modèle dont Fer­nan­do Alvear nous relate la longue tra­jec­toire et la manière avec laquelle il a épui­sé la socié­té chi­lienne et géné­ré, de la sorte, un nou­veau cli­vage antiestablishment.

Pau­li­na Pavez déve­loppe com­ment le mou­ve­ment fémi­niste chi­lien — et sin­gu­liè­re­ment le col­lec­tif Las Tesis — a ins­crit ses reven­di­ca­tions et ses demandes de chan­ge­ment dans le sou­lè­ve­ment social. Pour l’autrice, l’impact glo­bal de cette mobi­li­sa­tion, comme celle de la « marea verde » en Argen­tine pour la dépé­na­li­sa­tion de l’avortement et celle de « Ni una menos » contre le fémi­ni­cide, a fait de l’Amérique latine et du Chi­li le lieu de nais­sance d’une « nou­velle vague fémi­niste » dis­po­sant d’une capa­ci­té éten­due et glo­bale à lut­ter contre le fémi­ni­cide et à défendre la liber­té des femmes à dis­po­ser de leurs corps.

Jorge Maga­sich porte un regard d’historien sur les trois consti­tu­tions (1833, 1925 et 1980) que le Chi­li a connues en pré­sen­tant les sec­teurs sociaux qui les ont por­tés, les méthodes qu’ils ont uti­li­sées pour les impo­ser, ain­si que l’essentiel de leurs conte­nus. Il recon­nait d’ailleurs que la consti­tu­tion qui sera pro­chai­ne­ment rédi­gée est la pre­mière qui pro­cède d’un débat, avec une impor­tante par­ti­ci­pa­tion de la société.

Enfin, Xavier Dupret ana­lyse les causes de la frac­ture sociale engen­drée par le néo­li­bé­ra­lisme chi­lien. C’est en rai­son d’orientations en matière de poli­tiques éco­no­mique et sociale que la pau­vre­té moné­taire n’est, au Chi­li, contre­ba­lan­cée par aucun méca­nisme cor­rec­teur lié à la pro­gres­si­vi­té de l’impôt. Or, aucune poli­tique sociale ne pour­ra se conso­li­der sans une véri­table réforme fiscale.

À la lec­ture de ce dos­sier, il y a lieu d’être opti­miste quant au conte­nu de la nou­velle consti­tu­tion, laquelle en tout état de cause va por­ter un pro­jet de refon­da­tion de la socié­té plus social, inclu­sif et soli­daire. Mais il faut être atten­tif aux nom­breuses incer­ti­tudes liées à la recom­po­si­tion du pay­sage poli­tique. Le chan­ge­ment d’époque est cepen­dant à por­tée de main.

  1. Pour mieux cer­ner les évè­ne­ments d’octobre 2019, voir Frans­sen A., « Chi­li : l’insurrection venue »; Sté­venne P., « Chi­li : ce qui se passe là-bas », https://cutt.ly/VnXz40s et son repor­tage dans l’émission radio de la RTBF, Par ouï-dire, « Ce qui se passe là-bas : Chi­li », octobre 2020.
  2. Patri­cio Fer­nan­dez fait ici réfé­rence aux dif­fé­rents scan­dales poli­ti­co-finan­ciers qui ont émaillé l’actualité chi­lienne ces der­nières années. L’ensemble de ces affaires a été abon­de­ment ana­ly­sé sur le site d’investigation jour­na­liste Ciper Chil.
  3. Fer­nan­dez P., Sobre la mar­cha. Notas acer­ca del estal­li­do social en Chi­li, Pen­guin Ram­don House Gru­po Edi­to­rial, 2020, p. 14 – 15.

François Reman


Auteur

François Reman est licencié en journalisme et diplômé en relations internationales. Il entame sa carrière professionnelle en 2003 en tant que chargé de communication à la FUCID, l’ONG de coopération au développement de l’Université de Namur. Il y assumera rapidement le rôle de responsable des activités d’éducation au développement. En 2010, il s’envole pour le Chili où il travaillera comme journaliste correspondant pour La Libre Belgique et le Courrier. De retour en Belgique en 2013, il est engagé au MOC comme attaché de presse et journaliste pour la revue Démocratie. En 2014, il devient attaché de presse de la CSC. En dehors de ses articles pour la presse syndicale, la plupart de ses publications abordent la situation politique en Amérique latine.