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Chiapas : état des lieux vingt ans après le soulèvement zapatiste
Le 1er janvier 1994, l’Armée zapatiste de libération nationale (Ejército Zapatista de Liberación Nacional, EZLN) se fait connaitre du monde en prenant les armes dans la province du Chiapas, au Mexique. Ces indigènes encagoulés se révoltent contre la pauvreté et l’exclusion sociale dont ils se disent victimes depuis plus de cinq-cents ans. La date de […]
Le 1er janvier 1994, l’Armée zapatiste de libération nationale (Ejército Zapatista de Liberación Nacional, EZLN) se fait connaitre du monde en prenant les armes dans la province du Chiapas, au Mexique. Ces indigènes encagoulés se révoltent contre la pauvreté et l’exclusion sociale dont ils se disent victimes depuis plus de cinq-cents ans. La date de leur soulèvement n’est pas choisie au hasard. C’est ce même jour qu’entre en vigueur l’Accord de libre-échange nord-américain (Alena). Depuis lors, le mouvement zapatiste s’organise pour résister à la stratégie de contre-insurrection du gouvernement, mais aussi à sa politique néolibérale matérialisée notamment par le « Projet d’intégration et de développement méso-américain ».
Les raisons du soulèvement
Bien que le Mexique soit classé quatorzième pays le plus riche de la planète en termes de PIB au début des années 1990, cela n’influence pas le niveau de vie de certaines communautés indigènes du Chiapas. En effet, les richesses sont très inégalement réparties. Dans les campagnes, où réside la majorité des indigènes chiapanèques (Tseltal, Tsotsil, Ch’ol, Zoque, Tojolabal), les conditions de vie sont difficiles et l’accès aux services de base restreint, bien que la région soit très riche en ressources naturelles (minerais, bois, eau, biodiversité). La pauvreté se traduit par une mortalité infantile largement supérieure à la moyenne nationale, notamment due au manque d’accès à une nourriture variée. D’après le rapport faisant suite à la visite au Mexique du rapporteur spécial des Nations unies sur le droit à l’alimentation, un enfant indigène sur trois de moins de cinq ans souffre de malnutrition chronique, contre un sur dix parmi les non-indigènes. C’est aussi au Chiapas que les enfants sont le moins longtemps scolarisés, ce qui explique le taux d’analphabétisme le plus élevé du Mexique.
Cette situation a révolté des indigènes chiapanèques qui avaient déjà clandestinement créé une armée en 1983. Dix ans plus tard, ils décident donc de prendre d’assaut les cinq principales villes de la région. Le gouvernement mexicain réprime fortement la rébellion indigène, mais grâce à la pression populaire, un cessez-le-feu est signé après seulement douze jours de combats. S’engage alors pour la première fois un dialogue national entre l’EZLN, le gouvernement et la société civile sur la situation des indigènes, grâce à la médiation de l’évêque Samuel Ruiz. Ce dialogue aboutit en 1996 aux accords de San Andrés, sur la reconnaissance des « droits et cultures indigènes ». Ces accords incluent par exemple le droit de déterminer son mode de vie et supposent ainsi le droit des indigènes à être consultés avant la mise en place de tout projet risquant de l’altérer. Mais malgré cette entente, le gouvernement continue d’envoyer des militaires dans les campagnes et ne respecte pas l’accord conclu. En signe de protestation, l’EZLN rejette les accords de San Andrés en 2001 et interrompt toute négociation avec le gouvernement.
Autonomisation des communautés zapatistes
Les communautés zapatistes s’engagent dès lors unilatéralement dans un processus d’autonomisation pour mettre en pratique dans les territoires qu’elles contrôlent leurs treize revendications : santé, justice, démocratie, toit, éducation, terre, paix, alimentation, liberté, travail, communication, indépendance et culture. Dans un souci de cohérence, les communautés zapatistes rompent toute relation avec le gouvernement et ne bénéficient donc plus d’aucun appui de l’État. Par contre, les communautés rebelles sont accompagnées par les membres du diocèse de San Cristóbal de las Casas qui adhèrent à des revendications zapatistes, notamment à « la recherche de dignité, de justice et de paix, et dans le respect de l’environnement et de la vie1 ». L’évêque Samuel Ruiz fonde ainsi le Centre des droits de l’homme Fray Bartolomé de las Casas qui travaille avec la « population exclue et organisée du Chiapas2 ».
Les zapatistes continuent aujourd’hui encore de construire leur autonomie, grâce à la création d’écoles, de centres de soins, de banques populaires, de coopératives productrices de café. Le respect du principe mandar obedeciendo, « commander en obéissant » (aux ordres du peuple), est toujours d’actualité. En effet, chaque décision importante est prise en assemblée générale, et les membres des « conseils de bon gouvernement » doivent ensuite obéir aux décisions prises par l’assemblée. Cette instance est la plus haute autorité dans l’échelle administrative de l’organisation zapatiste. Des représentants bénévoles, qui sont en rotation constante, y siègent avec des mandats révocables à tout instant.
Les ressources qui permettent aux zapatistes de lutter
La démocratie directe participative est donc l’une des clés de l’organisation politique des zapatistes. Sur le terrain, les avancées sociales sont difficiles à évaluer. Les zapatistes restent extrêmement pauvres malgré les terres récupérées et travaillées collectivement. Cependant, comme le dit un compagnon zapatiste « les communautés sont peut-être pauvres en termes d’accès aux soins, d’accès au marché du travail ou d’éducation, mais le mouvement zapatiste a donné aux habitants des montagnes du sud-est mexicain des outils pour prendre en main leur avenir, en améliorant leur autosuffisance, en créant une autre éducation, en permettant une plus large participation féminine aux décisions. Cela a enrichi les gens en termes de dignité, mais aussi de fierté de leurs origines mayas. La créativité de toutes ces personnes est évidemment une grande ressource, tout comme la perpétuation de nos savoirs ancestraux. Mais la plus grande ressource du mouvement, c’est la ressource humaine, organisée vers un même objectif d’autonomie et d’autosuffisance ».
Les zapatistes ne sont pas tant respectés pour leur courage d’avoir pris les armes, mais plutôt pour la longévité de leur mouvement et son apport essentiel à la démocratie. Aujourd’hui, des sympathisants du monde entier viennent à l’Escuelita3 (la petite école) pour apprendre ce qui a permis de créer une alternative viable. Durant l’été 2013, plus de 1 700 personnes ont afflué du monde entier pour vivre dans des familles zapatistes et participer au cours intitulé « La liberté selon les zapatistes ». C’est le plus grand exercice de communication et d’ouverture de l’EZLN depuis sa création.
Le « Projet méso-américain », pour quel développement ?
Malgré des succès engrangés, la vision des zapatistes se heurte aux projets de développement du gouvernement, pour qui la nature et ses ressources naturelles ne sont qu’un outil au service de la croissance économique. Le Chiapas jouit d’une situation géographique stratégique. Situé à la frontière sud du Mexique, c’est la porte d’entrée vers le nord du Mexique et les États-Unis, mais aussi une route commerciale inévitable vers le reste de l’Amérique centrale.
Pour développer ce potentiel, le gouvernement a prolongé le plan Puebla-Panamá4 au sein du « Projet méso-américain ». Ce projet, qui intègre dix pays d’Amérique centrale, souhaite « faciliter la conception, le financement et la mise en oeuvre des programmes, projets et activités d’intérêt régional. […] Les pays partenaires travaillent à promouvoir la croissance économique et le développement en Amérique centrale. » Au Chiapas, ce projet comprend le développement des infrastructures routières et des installations génératrices d’électricité (barrages et champs éoliens), l’ouverture de concessions minières, l’augmentation de l’investissement dans les biocarburants, la construction d’un nouveau complexe touristique ainsi que l’agrandissement des aéroports régionaux.
Tous ces projets mettent en péril le mode de vie paysan et indigène, d’où la résistance d’une frange de la population, pour qui l’agriculture est le seul moyen de subsistance voulu. La plupart des paysans et des indigènes souhaitent plutôt un développement prenant en compte le concept maya du « Lekil Kuxlejal » qui renvoie à l’harmonie de la vie, l’unité, l’intégration de l’individu à la communauté et à la nature, au bien commun de l’humanité. On retrouve d’ailleurs ce concept dans d’autres pays d’Amérique du Sud, par exemple en Équateur et en Bolivie où le « Buen Vivir » (« bien vivre ») est inscrit dans la Constitution.
Il est important de signaler qu’au-delà des zapatistes, il existe au Chiapas une multitude de mouvements sociaux rassemblés en associations, syndicats, coopératives, mouvements religieux, qui s’organisent pour résister à la construction des diverses infrastructures prévues dans le Projet méso-américain. Les manifestations, pétitions, blocages de routes et occupations de bâtiments officiels sont fréquents.
Violences et clientélisme
Pour tenter d’affaiblir la contestation, le gouvernement mexicain utilise diverses stratégies. L’État du Chiapas s’est davantage militarisé à partir de 2006 avec la collaboration des États-Unis, officiellement pour lutter contre le crime organisé. Des incursions incessantes sont menées dans les communautés rebelles, et les humiliations et séquestrations y sont légion. Il y a également des cas de torture5. Ce n’est jamais l’armée mexicaine qui use directement de la force. Elle préfère former des paramilitaires qui accomplissent les atrocités, comme ce fut le cas dans la communauté d’Acteal où quarante-cinq villageois perdirent la vie le 22 décembre 1997.
Au-delà de l’usage disproportionné de la force et de la violation courante des droits humains les plus fondamentaux, le gouvernement utilise le harcèlement judiciaire contre les leadeurs qui s’opposent à ses projets. Cela s’avère très efficace pour limiter leurs droits à la liberté d’expression, d’association et de réunion. C’est aussi très couteux pour les inculpés qui doivent dépenser de l’argent et consacrer beaucoup de temps pour leur défense.
Mettant en oeuvre une politique clientéliste, le gouvernement n’hésite pas à offrir des cadeaux à ses fidèles, pendant que les autres s’enfoncent dans la pauvreté. Le gouvernement « utilise le Trésor public en vue de générer une dépendance aux programmes sociaux gouvernementaux, dans l’intention de rompre les relations des communautés indigènes avec des mouvements rebelles6 ». Le père José Aviles Arriola, vicaire de la Commission Justice et Paix de San Cristobal de las Casas, affirme que « le gouvernement ment lorsqu’il dit que le Chiapas est en train de sortir de la pauvreté parce qu’il y a davantage de consommation de produits de première nécessité. Les denrées alimentaires de base distribuées par l’État sont en fait produites par les grandes entreprises agroalimentaires. L’argent généreusement donné aux pauvres retourne donc dans les poches du grand capital ».
Malgré cette politique répressive, les zapatistes montrent des voies alternatives de développement. Dès le début du mouvement, l’accent a été mis sur la dimension internationale et le caractère contre le système des revendications. L’opposition au néolibéralisme est centrale. En 1996, la réunion « Intergalactique » qu’ils ont organisée en est une des expressions privilégiées, par ailleurs précurseur du Forum social mondial. S’il existe certaines difficultés d’organisation pratique au quotidien, ce mouvement continue d’avancer avec beaucoup d’humilité, en apprenant de ses erreurs. Le grand nombre de jeunes se revendiquant fièrement zapatistes montre bien que le mouvement est loin de s’essouffler. Le succès de l’Escuelita confirme aussi l’espoir et la curiosité qu’ils continuent de susciter à travers le monde. La participation très active des femmes dans la vie politique zapatiste, malgré le climat très machiste du Mexique, n’est qu’un exemple parmi d’autres des transformations positives que les zapatistes ont mis en pratique.
Quel soutien apporter ?
Alors que les accords de libre commerce UEAmérique centrale viennent d’être ratifiés, il est nécessaire que les dirigeants européens et belges exigent le respect des droits humains de la part du gouvernement mexicain. L’exploitation des ressources chiapanèques dont jouiront les Européens ne peut se faire au détriment des populations indigènes. La démilitarisation de la zone, et notamment le désarmement des paramilitaires, est indispensable pour améliorer la situation au Chiapas. Il est aussi possible de prendre part aux « actions urgentes » du Centre des droits de l’homme Fray Bartolomé de las Casas, qui alerte régulièrement le public sur la situation des droits fondamentaux au Chiapas et des actions possibles à entreprendre. Il est tout aussi urgent de demander la libération immédiate de tous les prisonniers politiques.
Pour favoriser le processus démocratique au Mexique, l’Union européenne doit aussi insister pour que l’État mexicain applique la convention 169 de l’Organisation Internationale du travail (OIT), qui reconnait le droit des populations indigènes d’être consultées avant chaque projet affectant leur mode de vie.
novembre 2013
- Entretien avec le père José Aviles Arriola, vicaire de Justice et Paix à San Cristóbal de las Casas, San Cristóbal de las Casas, le 25 octobre 2013.
- http://bit.ly/1jlbavj, consulté le 7 novembre 2013.
- La « petite école », créée en été 2013, souhaite prodiguer les apprentissages des zapatistes à des sympathisants du monde entier. Au vu du succès, une deuxième édition a été organisée en décembre 2013.
- Le plan Puebla-Panamá est un plan présenté par le gouvernement mexicain en 2001, destiné à développer le sud du pays et l’Amérique centrale. Ce projet a suscité de vives critiques et une opposition au Chiapas, notamment des paysans devant être délogés de leurs terres.
- Amnistía Internacional, Culpables conocidos, victimas ignoradas. Tortura y maltrato en México, Mexique, 2012.
- Centre des droits de l’homme Fray Bartolomé de las Casas, Entre la política sistémica y las alternativas de vida, Informe sobre la situación de los derechos humanos en Chiapas durante los gobiernos federal y estatal 2006 – 2012, Mexique, 2012.