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Cher Monsieur Schubert

Numéro 12 Décembre 2013 par Jacques Vandenschrick

décembre 2013

Je rentre à l’instant du cime­tière de Wäh­ring. Je n’ai pris que le temps d’ôter mes bottes et de mettre à sécher ma cape devant l’âtre où rechigne un feu farouche comme un loup sous le vent gla­cial d’entre mars et avril. Si j’ose m’adresser à vous, après tant de semaines et de mois d’hésitations, c’est que je vous […]

Je rentre à l’instant du cime­tière de Wäh­ring. Je n’ai pris que le temps d’ôter mes bottes et de mettre à sécher ma cape devant l’âtre où rechigne un feu farouche comme un loup sous le vent gla­cial d’entre mars et avril.

Si j’ose m’adresser à vous, après tant de semaines et de mois d’hésitations, c’est que je vous ai entre­vu ce matin, si grave et si bou­le­ver­sé, au bord de la fosse où l’on des­cen­dait len­te­ment la dépouille de Lud­wig von Beethoven.

J’étais venu pour lui, aver­ti par Moscheles et Schind­ler. J’ai recon­nu, de loin, quelques amis et confrères de l’orchestre. Il y avait aus­si le jeune von Breuning.

Mais je suis res­té très en retrait du cor­tège, parce que je crai­gnais au moins autant d’importuner la mémoire d’un maitre trop grand et iras­cible, que d’être indis­cret dans une céré­mo­nie où, pré­ci­sé­ment, n’aurait conve­nu que la pré­sence des plus proches ou, comme vous, des plus secrè­te­ment chers. C’est ain­si que, dans l’écart offert par quelques tombes d’enfant dis­jointes, je vous ai recon­nu et me suis déter­mi­né à vous par­ler aujourd’hui, enfin. Vous par­ler à vous qui ne me connais­sez pas. Après la céré­mo­nie, Schind­ler, sachant l’admiration que j’avais pour vous, est venu me dire quelques mots pré­cieux. Puis, com­plè­te­ment tran­si, j’ai quit­té Wäh­ring en hâte, par le coche de midi et demi. Il sub­sis­tait un peu de neige, ça et là, sur la pelouse et les talus. Quelques jon­quilles fris­son­naient au milieu de ce reste des gibou­lées bru­tales de l’aube.

Cher Mon­sieur Schu­bert, il m’est arri­vé sou­vent de vous entendre dans l’arrière-salle de telle ou telle auberge de Vienne où vos amis, tout à la fête de vous avoir avec eux, vous récla­maient un de vos impromp­tus ou l’écho trans­crit de Rosa­munde, au fond si peu fait pour de tels lieux. La pré­sence du pia­no ouvert, l’insistance joyeuse de l’assemblée vague­ment gri­sée par le vin jeune, finis­saient tou­jours par avoir rai­son de votre réserve à moi­tié enjouée. Vous cédiez et il se fai­sait dès les pre­mières notes, un silence étrange. Je vous écou­tais alors, en me pro­met­tant par­fois d’essayer de vous dire un jour quelles paroles insoup­çon­nées me pro­nonce à chaque fois le chant par­ti­cu­lier de votre musique.

Voi­ci.

Vous par­lez, cher Mon­sieur Schu­bert, à l’irrémédiable et irrai­son­né cha­grin d’enfant que cha­cun conserve en soi, sous son âge et mal­gré sa matu­ri­té. Cela qui, en nous, en appelle obs­cu­ré­ment à répa­rer on ne sait quelle incon­so­lable injus­tice, vous lui don­nez les syl­labes qui lui per­mettent d’au moins rêveu­se­ment se nom­mer. De cette ébauche de sonate que je vous enten­dis jouer à Matz­lein­dorf dans la nuit de décembre (on voyait par les fenêtres les étoiles énormes briller comme des fruits et vous sem­bliez au bord d’un bizarre épui­se­ment) un poète pour­ra dire, plus tard, qu’on enten­dait pas­ser en elle, un mar­cheur qui va, ici et là, sans abri, mais habi­té par le sou­ve­nir ou l’attente d’une jeune fille.

Vos phrases ne résolvent aucun conflit. Rien n’est réglé quand on s’arrête au bord de ces pay­sages épars qu’on a tra­ver­sés avec vous, por­té par une musique presque sans but. Mais on sait qu’on a fait, au bout de ce che­min d’hiver, un voyage avec un être qui a recon­nu en nous ce manque, nous a mys­té­rieu­se­ment signi­fié que nous méri­tions mieux et nous a ain­si ren­du quelque peu jus­tice. Rien n’est réglé mais tout est dit de notre mélan­co­lie et nous allons moins seuls. On peut même trou­ver du cou­rage de se savoir ain­si com­pris. Tel un orphe­lin qui rece­vrait un mes­sage d’un frère qu’il igno­rait avoir.…

Mais reve­nons à la tombe de celui à qui nous avons dû dire adieu, ce matin. En sor­tant du cime­tière, je saluai le jeune von Breu­ning et lui dis trois mots. Schind­ler se joi­gnit à nous. Je les inter­ro­geai alors tous deux sur les der­nières semaines du maître immense qu’ils avaient fré­quen­té et sou­te­nu jusqu’à la fin. Schind­ler — ce sont ces mots si pré­cieux aux­quels je fai­sais allu­sion plus haut — me racon­ta que, pour dis­traire Bee­tho­ven des maux qui le ron­geaient, il lui avait mon­tré quelques-unes de vos par­ti­tions et que le maître, qui n’avait jamais mani­fes­té jusqu’alors qu’une incom­pré­hen­sible indif­fé­rence à l’endroit de votre musique, avait vou­lu les gar­der quelques jours, s’en était dit enchan­té et avait fina­le­ment décla­ré : « Vrai­ment, l’étincelle divine habite dans ce Schubert ! »

Voi­là, très cher Mon­sieur Schu­bert. Je devais me hâter de vous rap­por­ter cette confi­dence, comme on tend le feu contre le froid de l’âme. Peut-être, je l’espère, Schind­ler vous l’a‑t-il éga­le­ment faite et le saviez-vous déjà ?

Dans la détresse de cette nuit de mars endeuillé qui s’avance aus­si vers sa fin et où tremble déjà quel prin­temps trom­peur et gla­cé, sachez que nous vous deman­dons ins­tam­ment de veiller sur vous. Ne pre­nez pas le mal. Vous nous êtes indispensable.

Croyez bien, au-delà du temps, à l’infinie recon­nais­sance et au pro­fond res­pect d’un ami.

Jacques Vandenschrick


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