Ce site utilise des cookies afin que nous puissions vous fournir la meilleure expérience utilisateur possible. Les informations sur les cookies sont stockées dans votre navigateur et remplissent des fonctions telles que vous reconnaître lorsque vous revenez sur notre site Web et aider notre équipe à comprendre les sections du site que vous trouvez les plus intéressantes et utiles.
Cher Monsieur Schubert
Je rentre à l’instant du cimetière de Währing. Je n’ai pris que le temps d’ôter mes bottes et de mettre à sécher ma cape devant l’âtre où rechigne un feu farouche comme un loup sous le vent glacial d’entre mars et avril. Si j’ose m’adresser à vous, après tant de semaines et de mois d’hésitations, c’est que je vous […]
Je rentre à l’instant du cimetière de Währing. Je n’ai pris que le temps d’ôter mes bottes et de mettre à sécher ma cape devant l’âtre où rechigne un feu farouche comme un loup sous le vent glacial d’entre mars et avril.
Si j’ose m’adresser à vous, après tant de semaines et de mois d’hésitations, c’est que je vous ai entrevu ce matin, si grave et si bouleversé, au bord de la fosse où l’on descendait lentement la dépouille de Ludwig von Beethoven.
J’étais venu pour lui, averti par Moscheles et Schindler. J’ai reconnu, de loin, quelques amis et confrères de l’orchestre. Il y avait aussi le jeune von Breuning.
Mais je suis resté très en retrait du cortège, parce que je craignais au moins autant d’importuner la mémoire d’un maitre trop grand et irascible, que d’être indiscret dans une cérémonie où, précisément, n’aurait convenu que la présence des plus proches ou, comme vous, des plus secrètement chers. C’est ainsi que, dans l’écart offert par quelques tombes d’enfant disjointes, je vous ai reconnu et me suis déterminé à vous parler aujourd’hui, enfin. Vous parler à vous qui ne me connaissez pas. Après la cérémonie, Schindler, sachant l’admiration que j’avais pour vous, est venu me dire quelques mots précieux. Puis, complètement transi, j’ai quitté Währing en hâte, par le coche de midi et demi. Il subsistait un peu de neige, ça et là, sur la pelouse et les talus. Quelques jonquilles frissonnaient au milieu de ce reste des giboulées brutales de l’aube.
Cher Monsieur Schubert, il m’est arrivé souvent de vous entendre dans l’arrière-salle de telle ou telle auberge de Vienne où vos amis, tout à la fête de vous avoir avec eux, vous réclamaient un de vos impromptus ou l’écho transcrit de Rosamunde, au fond si peu fait pour de tels lieux. La présence du piano ouvert, l’insistance joyeuse de l’assemblée vaguement grisée par le vin jeune, finissaient toujours par avoir raison de votre réserve à moitié enjouée. Vous cédiez et il se faisait dès les premières notes, un silence étrange. Je vous écoutais alors, en me promettant parfois d’essayer de vous dire un jour quelles paroles insoupçonnées me prononce à chaque fois le chant particulier de votre musique.
Voici.
Vous parlez, cher Monsieur Schubert, à l’irrémédiable et irraisonné chagrin d’enfant que chacun conserve en soi, sous son âge et malgré sa maturité. Cela qui, en nous, en appelle obscurément à réparer on ne sait quelle inconsolable injustice, vous lui donnez les syllabes qui lui permettent d’au moins rêveusement se nommer. De cette ébauche de sonate que je vous entendis jouer à Matzleindorf dans la nuit de décembre (on voyait par les fenêtres les étoiles énormes briller comme des fruits et vous sembliez au bord d’un bizarre épuisement) un poète pourra dire, plus tard, qu’on entendait passer en elle, un marcheur qui va, ici et là, sans abri, mais habité par le souvenir ou l’attente d’une jeune fille.
Vos phrases ne résolvent aucun conflit. Rien n’est réglé quand on s’arrête au bord de ces paysages épars qu’on a traversés avec vous, porté par une musique presque sans but. Mais on sait qu’on a fait, au bout de ce chemin d’hiver, un voyage avec un être qui a reconnu en nous ce manque, nous a mystérieusement signifié que nous méritions mieux et nous a ainsi rendu quelque peu justice. Rien n’est réglé mais tout est dit de notre mélancolie et nous allons moins seuls. On peut même trouver du courage de se savoir ainsi compris. Tel un orphelin qui recevrait un message d’un frère qu’il ignorait avoir.…
Mais revenons à la tombe de celui à qui nous avons dû dire adieu, ce matin. En sortant du cimetière, je saluai le jeune von Breuning et lui dis trois mots. Schindler se joignit à nous. Je les interrogeai alors tous deux sur les dernières semaines du maître immense qu’ils avaient fréquenté et soutenu jusqu’à la fin. Schindler — ce sont ces mots si précieux auxquels je faisais allusion plus haut — me raconta que, pour distraire Beethoven des maux qui le rongeaient, il lui avait montré quelques-unes de vos partitions et que le maître, qui n’avait jamais manifesté jusqu’alors qu’une incompréhensible indifférence à l’endroit de votre musique, avait voulu les garder quelques jours, s’en était dit enchanté et avait finalement déclaré : « Vraiment, l’étincelle divine habite dans ce Schubert ! »
Voilà, très cher Monsieur Schubert. Je devais me hâter de vous rapporter cette confidence, comme on tend le feu contre le froid de l’âme. Peut-être, je l’espère, Schindler vous l’a‑t-il également faite et le saviez-vous déjà ?
Dans la détresse de cette nuit de mars endeuillé qui s’avance aussi vers sa fin et où tremble déjà quel printemps trompeur et glacé, sachez que nous vous demandons instamment de veiller sur vous. Ne prenez pas le mal. Vous nous êtes indispensable.
Croyez bien, au-delà du temps, à l’infinie reconnaissance et au profond respect d’un ami.