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Checkpoint Baader

Numéro 2 - 2015 par Bernard De Backer

mars 2015

Au cœur de Ber­lin, le Deutsches His­to­risches Museum, dont le hall d’entrée exhibe côte à côte les sta­tues d’un Lénine à cas­quette et d’un Aryen idéal, pose un regard sans conces­sions sur l’histoire alle­mande, notam­ment celle du nazisme. On pour­rait pas­ser des jour­nées entières dans ses col­lec­tions per­ma­nentes, explo­rer chaque salle après avoir long­temps médi­té sur la […]

Le Mois

Au cœur de Ber­lin, le Deutsches His­to­risches Museum, dont le hall d’entrée exhibe côte à côte les sta­tues d’un Lénine à cas­quette et d’un Aryen idéal, pose un regard sans conces­sions sur l’histoire alle­mande, notam­ment celle du nazisme. On pour­rait pas­ser des jour­nées entières dans ses col­lec­tions per­ma­nentes, explo­rer chaque salle après avoir long­temps médi­té sur la grande carte expo­sée à l’entrée, lumi­neuse et mou­vante, affi­chant les incar­na­tions poli­tiques et les contours ter­ri­to­riaux suc­ces­sifs de la nation alle­mande. La car­to­gra­phie est accom­pa­gnée, dans une belle mise en abyme réflexive, d’une ana­lyse éty­mo­lo­gique et his­to­rique des signi­fi­ca­tions du mot Grenz (lui-même d’origine slave, venu donc de l’autre côté de ce qu’il désigne): la « fron­tière ». Non seule­ment les Gren­zen de la nation alle­mande ont varié, mais le mot lui-même a connu bien des signi­fi­ca­tions dans le temps. Aujourd’hui, à quelques enca­blures de la porte de Bran­de­bourg, les ves­tiges du mur et des points de contrôle ne sont plus que des attrac­tions pour tou­ristes. Mais il est d’autres pas­sages, ins­crits dans la mémoire et l’esprit, sur les­quels il est utile de revenir.

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Filiations

Le musée affiche pré­ci­sé­ment cet hiver un curieux assem­blage d’éclats noirs sur fond rouge, bar­ré de lettres blanches : RAF Ter­ro­ris­tische Gewalt. Comme si la Frac­tion armée rouge se frac­tu­rait sous nos yeux. Nous disons fami­liè­re­ment « La bande à Baa­der », les Alle­mands « Rote Armee Frak­tion » ou « Baa­der Mein­hof Kom­plex », ce qui en fait une hydre à plu­sieurs têtes, un peu plus com­pli­quée à dis­sé­quer. L’exposition ber­li­noise1 reprend et adapte un pro­jet anté­rieur de la Mai­son de l’histoire du Baden-Wur­tem­berg ; le cata­logue est d’ailleurs celui de cette pre­mière expo­si­tion et ne com­prend pas les pièces ber­li­noises. Dans trois ou quatre salles, docu­ments, pho­to­gra­phies, vidéos et objets (révol­vers, motos, casques, appa­reil pho­tos minox…) retracent l’histoire de la « Rote Armee Frak­tion », des pré­misses ber­li­noises des années 1960 aux der­niers ava­tars de la troi­sième géné­ra­tion, fin 1990, en pas­sant par la pri­son de Stamm­heim et la fameuse visite désa­bu­sée de Sartre (celui du mar­xisme comme « hori­zon indé­pas­sable de notre temps »), accom­pa­gné par l’avocat Klaus Crois­sant, futur agent sti­pen­dié de la Sta­si. Bien enten­du, les atten­tats qui firent trente-quatre vic­times (et vingt-six au sein de la RAF) occupent une place impor­tante dans l’histoire meur­trière de ce groupe de gué­rilla urbaine, à la lon­gé­vi­té excep­tion­nelle (près de trente ans!).

Cette visite ne prend évi­dem­ment tout son sens que si l’on se docu­mente un peu sur l’histoire de la RAF et de ses membres, ain­si que sur son contexte socié­tal, poli­tique et géo­gra­phique. Car c’est à Ber­lin que tout com­mence. Dans cette sou­ri­cière enclose depuis quelques années (le mur est édi­fié en 1961), et qui avait été sau­vée de l’inanition par le pont aérien de Tem­pel­hof (278.228 vols entre juin 1948 et mai 1949) — trans­for­mée aujourd’hui en espace de loi­sir où l’on pra­tique le jog­ging ou le ski de fond face aux rudes han­gars d’Albert Speer, longs de 1230 mètres. C’est dans ce micro­cosme trau­ma­ti­sé et étouf­fant que va naitre le groupe ter­ro­riste. Les atten­tats visant des per­sonnes s’étendront du 22 octobre 1971 (Ham­bourg) au 27 juin 1993 (Bad Klei­nen), mais l’effet de souffle sera beau­coup plus impor­tant et por­te­ra par­fois dans des direc­tions inat­ten­dues. C’est ain­si que l’un des fon­da­teurs sur­vi­vants, l’avocat Horst Mah­ler, naguère défen­du par son confrère Gérard Schrö­der, est depuis deve­nu membre du par­ti néo­na­zi NPD. Il purge aujourd’hui une peine de onze ans de pri­son pour néga­tion­nisme et inci­ta­tion à la haine raciale2. Voi­là qui aide à pen­ser les deux ailes qui portent les anges de la purification.

La mise en évi­dence par pièces inter­po­sées des dif­fé­rentes étapes de la consti­tu­tion, puis de la radi­ca­li­sa­tion de la RAF, repré­sente la base de l’exposition. Sans vou­loir pas­ser tout cela en revue dans le détail, nous pren­drons appui sur l’évènement ber­li­nois pour ten­ter de resi­tuer quelque peu cette his­toire. Les membres fon­da­teurs de la RAF, ceux de la pre­mière géné­ra­tion, sont tous nés avant ou pen­dant la guerre et ont gran­di dans une socié­té qui n’a pas encore vrai­ment réglé ses comptes avec le nazisme, mais ils ne sont pas tous des enfants de parents nazis. Andreas Baa­der est né en 1943 à Munich, Ulrike Mein­hof en 1934 à Olden­bourg, Gudrun Enss­lin en 1940 dans un vil­lage du Bade-Wur­tem­berg, Jan-Carl Raspe en 1944 dans le Tyrol, Horst Mah­ler en 1936 en Basse Silé­sie. La lec­ture de leur bio­gra­phie montre une grande diver­si­té de par­cours : Baa­der, « mâle domi­nant » sans père, édu­qué par trois femmes, est un petit délin­quant ama­teur de voi­tures rapides ; Mein­hof est une intel­lec­tuelle (son père, l’historien Wer­ner Mein­hof, avait été membre contra­rié du par­ti nazi); Enss­lin (fille de pas­teur et com­pagne de Baa­der) était une étu­diante brillante deve­nue édi­trice ; Jan-Carl Raspe, qui a pas­sé le mur depuis Ber­lin-Est en 1961, est chi­miste et socio­logue ; Horst Mah­ler (fils de nazis mili­tants) est avo­cat. On pour­rait conti­nuer la liste des membres de la RAF sans trou­ver de fac­teurs sociaux signi­fi­ca­tifs, en dehors du fait qu’il s’agit sur­tout de jeunes intel­lec­tuels, ce qui n’est pas une sur­prise. Car cela peut aider.

Expiation et révolution

Ce qui semble plus déter­mi­nant dans ce contexte, c’est le lieu et, bien enten­du, les « idées ». Si les membres de la RAF pro­viennent d’un peu par­tout en Alle­magne (y com­pris de l’Est), tout com­mence en effet à Ber­lin, ville uni­ver­si­taire et ville fron­tière. Le 2 juin 1967, lors d’une mani­fes­ta­tion contre le shah d’Iran, orga­ni­sée par le Sozia­lis­ti­scher Deut­scher Stu­den­ten­bund (SDS, exclu du SPD en 1961), un étu­diant est tué par un poli­cier (qui aurait été agent de la Sta­si, la police poli­tique de RDA); puis ce sera l’attentat contre Rudi Dut­schke, diri­geant du SDS. C’est aus­si à Ber­lin, la même année, que naissent les com­mu­nau­tés de vie alter­na­tives influen­cées par Reich ou Mar­cuse, Kom­mune I et Kom­mune II, qui dénoncent la « petite famille » comme « matrice du fas­cisme ». Rudi Dut­schke y séjour­ne­ra un temps. Ce mou­ve­ment et cette idéo­lo­gie d’opposition radi­cale à la socié­té « bour­geoise » — jusque dans ses racines fami­liales et ses modèles sexuels (car « tout est poli­tique », comme aime à le répé­ter Ulrike Mein­hof) — feront le lien avec un mar­xisme-léni­nisme héroïque et fan­tas­mé, éten­du à l’ensemble des luttes de libé­ra­tion du Tiers-Monde contre l’impérialisme amé­ri­cain et « le retour du fas­cisme » en Alle­magne. Un théâtre du monde pour jeunes révol­tés dans lequel le doute ne semble pas avoir sa place. La forte pré­sence de l’armée d’occupation et de la culture amé­ri­caine à Ber­lin, ain­si que celle du « révi­sion­nisme » de l’autre côté du mur, ajou­tées à la culpa­bi­li­té nazie3 — le fameux « crime des pères » — asso­ciée aux remugles fami­liaux, feront le reste. En sous-main, les ser­vices de la RDA met­tront de temps à autre leur grain de sel, voire offri­ront une planque ou une sor­tie de secours en cas de besoin4. Enfin, les camps d’entrainement du Fatah ou du FPLP en Jor­da­nie four­ni­ront des stages de manie­ment d’armes et d’explosifs qui s’avèreront bien utiles. La RAF devien­dra ain­si une sorte de « fran­chise » alle­mande d’une mou­vance glo­bale (Ita­lie, Japon, Pérou, Uru­guay…)5.

La suite, pour la pre­mière géné­ra­tion des fon­da­teurs, n’est qu’un enchai­ne­ment inexo­rable et une fuite en avant, dont cha­cune des étapes ver­rouille les portes d’un pos­sible retour : la pre­mière rup­ture avec la léga­li­té, des cam­brio­lages, un incen­die, un pre­mier mort, les planques, le recours aux armes, la traque, les enlè­ve­ments, les assas­si­nats, les plas­ti­quages, le détour­ne­ment d’avion… Et puis la pri­son, l’évasion, le retour en pri­son, l’isolement, les grèves de la faim jusqu’à la mort, la perte de la foi révo­lu­tion­naire (dans le cas d’Ulrike Mein­hof, semble-t-il) ou l’obstination radi­cale des des­pé­ra­dos. L’exposition accré­dite la thèse contro­ver­sée du sui­cide des enfer­més de la pri­son de haute sécu­ri­té de Stamm­heim, et montre le livre évi­dé dans lequel leurs avo­cats auraient glis­sé un révol­ver (mais aus­si un appa­reil minox, ce qui nous vaut de curieux « sel­fies »). Elle montre éga­le­ment des pho­to­gra­phies des cel­lules, avec ran­gées de livres, vélo fixe et pickup. On visionne la visite de Sartre, qui aurait confon­du, à cause de sa mau­vaise vue, le par­loir nu avec la cel­lule plu­tôt confor­table du pri­son­nier. « Ce qu’il est con…», aurait dit le phi­lo­sophe après avoir ten­té de convaincre Andreas Baa­der d’abandonner la lutte armée. Ce fut, selon la retrans­crip­tion qui nous est par­ve­nue6, un bref dia­logue de sourds entre deux hommes épuisés.

La gué­rilla se pour­sui­vra pen­dant une ving­taine d’années, avant qu’un texte dac­ty­lo­gra­phié de la Rote Armee Frak­tion, affi­ché dans l’exposition ber­li­noise et titré Auflö­sung­serklä­rung (décla­ra­tion d’auto-dissolution), ne soit publié en mars 1998. C’était plus de huit ans après la chute du mur de Ber­lin. La décla­ra­tion se ter­mi­nait par la liste nomi­na­tive des ving-six morts de la RAF et une cita­tion de Rosa Luxem­bourg, « Die Revo­lu­tion sagt : ich war, ich bin, ich werde sein »7. La Révo­lu­tion hypo­sta­siée et douée de parole y était tou­jours unique et immortelle.

  1. L’exposition est ouverte du 21 novembre 2014 au 8 mars 2015. Il s’agit d’une coopé­ra­tion entre la Mai­son de l’histoire du Baden-Wur­tem­berg et le Musée d’histoire allemande.
  2. Il aurait notam­ment dit : « Les jeunes, à qui l’on raconte que le nazisme ne fut que ténèbres, ne peuvent pas com­prendre quelle éner­gie ce régime avait libé­ré. » À rap­pro­cher de cet autre pro­pos éner­gique, datant de 1973 : « Avec les domes­tiques du capi­ta­lisme, on ne parle pas. On tire ! » Horst Mah­ler aurait été le théo­ri­cien et l’organisateur prin­ci­pal de la RAF. Il est co-auteur de son mani­feste, Bâtir l’Armée rouge (1970) et a par­ti­ci­pé aux entrai­ne­ments mili­taires du Fatah.
  3. Comme le remar­quait un ancien acti­viste ano­nyme des années 1970, « La conscience révol­tée et soli­taire, ce n’est pas la Frac­tion armée rouge qui l’incarne, mais la Rose blanche, ce groupe d’étudiants arrê­tés et déca­pi­tés, en 1943, pour leur pro­pa­gande anti­na­zie à l’université de Munich ».
  4. Plu­sieurs membres de la RAF ont été exfil­trés en RDA avec l’aide de la Sta­si, dont Inge Viett qui com­men­ça une nou­velle vie sous le nom de Eva-Maria Som­mer. Vol­ker Schlön­dorff s’est ins­pi­ré de son auto­bio­gra­phie pour son film The Legends of Rita (2001).
  5. L’inspiration maoïste de la stra­té­gie du ter­ro­risme isla­miste actuel a été ana­ly­sée par Michael Ryan dans Deco­ding Al-Qaeda’s Stra­te­gy : The Deep Bat­tle Against Ame­ri­ca, Colum­bia Uni­ver­si­ty Press, 2013.
  6. Elle a été publiée par Der Spie­gel en février 2013.
  7. « La Révo­lu­tion dit : j’étais, je suis, je serai. »

Bernard De Backer


Auteur

sociologue et chercheur