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Checkpoint Baader
Au cœur de Berlin, le Deutsches Historisches Museum, dont le hall d’entrée exhibe côte à côte les statues d’un Lénine à casquette et d’un Aryen idéal, pose un regard sans concessions sur l’histoire allemande, notamment celle du nazisme. On pourrait passer des journées entières dans ses collections permanentes, explorer chaque salle après avoir longtemps médité sur la […]
Au cœur de Berlin, le Deutsches Historisches Museum, dont le hall d’entrée exhibe côte à côte les statues d’un Lénine à casquette et d’un Aryen idéal, pose un regard sans concessions sur l’histoire allemande, notamment celle du nazisme. On pourrait passer des journées entières dans ses collections permanentes, explorer chaque salle après avoir longtemps médité sur la grande carte exposée à l’entrée, lumineuse et mouvante, affichant les incarnations politiques et les contours territoriaux successifs de la nation allemande. La cartographie est accompagnée, dans une belle mise en abyme réflexive, d’une analyse étymologique et historique des significations du mot Grenz (lui-même d’origine slave, venu donc de l’autre côté de ce qu’il désigne): la « frontière ». Non seulement les Grenzen de la nation allemande ont varié, mais le mot lui-même a connu bien des significations dans le temps. Aujourd’hui, à quelques encablures de la porte de Brandebourg, les vestiges du mur et des points de contrôle ne sont plus que des attractions pour touristes. Mais il est d’autres passages, inscrits dans la mémoire et l’esprit, sur lesquels il est utile de revenir.
Filiations
Le musée affiche précisément cet hiver un curieux assemblage d’éclats noirs sur fond rouge, barré de lettres blanches : RAF Terroristische Gewalt. Comme si la Fraction armée rouge se fracturait sous nos yeux. Nous disons familièrement « La bande à Baader », les Allemands « Rote Armee Fraktion » ou « Baader Meinhof Komplex », ce qui en fait une hydre à plusieurs têtes, un peu plus compliquée à disséquer. L’exposition berlinoise1 reprend et adapte un projet antérieur de la Maison de l’histoire du Baden-Wurtemberg ; le catalogue est d’ailleurs celui de cette première exposition et ne comprend pas les pièces berlinoises. Dans trois ou quatre salles, documents, photographies, vidéos et objets (révolvers, motos, casques, appareil photos minox…) retracent l’histoire de la « Rote Armee Fraktion », des prémisses berlinoises des années 1960 aux derniers avatars de la troisième génération, fin 1990, en passant par la prison de Stammheim et la fameuse visite désabusée de Sartre (celui du marxisme comme « horizon indépassable de notre temps »), accompagné par l’avocat Klaus Croissant, futur agent stipendié de la Stasi. Bien entendu, les attentats qui firent trente-quatre victimes (et vingt-six au sein de la RAF) occupent une place importante dans l’histoire meurtrière de ce groupe de guérilla urbaine, à la longévité exceptionnelle (près de trente ans!).
Cette visite ne prend évidemment tout son sens que si l’on se documente un peu sur l’histoire de la RAF et de ses membres, ainsi que sur son contexte sociétal, politique et géographique. Car c’est à Berlin que tout commence. Dans cette souricière enclose depuis quelques années (le mur est édifié en 1961), et qui avait été sauvée de l’inanition par le pont aérien de Tempelhof (278.228 vols entre juin 1948 et mai 1949) — transformée aujourd’hui en espace de loisir où l’on pratique le jogging ou le ski de fond face aux rudes hangars d’Albert Speer, longs de 1230 mètres. C’est dans ce microcosme traumatisé et étouffant que va naitre le groupe terroriste. Les attentats visant des personnes s’étendront du 22 octobre 1971 (Hambourg) au 27 juin 1993 (Bad Kleinen), mais l’effet de souffle sera beaucoup plus important et portera parfois dans des directions inattendues. C’est ainsi que l’un des fondateurs survivants, l’avocat Horst Mahler, naguère défendu par son confrère Gérard Schröder, est depuis devenu membre du parti néonazi NPD. Il purge aujourd’hui une peine de onze ans de prison pour négationnisme et incitation à la haine raciale2. Voilà qui aide à penser les deux ailes qui portent les anges de la purification.
La mise en évidence par pièces interposées des différentes étapes de la constitution, puis de la radicalisation de la RAF, représente la base de l’exposition. Sans vouloir passer tout cela en revue dans le détail, nous prendrons appui sur l’évènement berlinois pour tenter de resituer quelque peu cette histoire. Les membres fondateurs de la RAF, ceux de la première génération, sont tous nés avant ou pendant la guerre et ont grandi dans une société qui n’a pas encore vraiment réglé ses comptes avec le nazisme, mais ils ne sont pas tous des enfants de parents nazis. Andreas Baader est né en 1943 à Munich, Ulrike Meinhof en 1934 à Oldenbourg, Gudrun Ensslin en 1940 dans un village du Bade-Wurtemberg, Jan-Carl Raspe en 1944 dans le Tyrol, Horst Mahler en 1936 en Basse Silésie. La lecture de leur biographie montre une grande diversité de parcours : Baader, « mâle dominant » sans père, éduqué par trois femmes, est un petit délinquant amateur de voitures rapides ; Meinhof est une intellectuelle (son père, l’historien Werner Meinhof, avait été membre contrarié du parti nazi); Ensslin (fille de pasteur et compagne de Baader) était une étudiante brillante devenue éditrice ; Jan-Carl Raspe, qui a passé le mur depuis Berlin-Est en 1961, est chimiste et sociologue ; Horst Mahler (fils de nazis militants) est avocat. On pourrait continuer la liste des membres de la RAF sans trouver de facteurs sociaux significatifs, en dehors du fait qu’il s’agit surtout de jeunes intellectuels, ce qui n’est pas une surprise. Car cela peut aider.
Expiation et révolution
Ce qui semble plus déterminant dans ce contexte, c’est le lieu et, bien entendu, les « idées ». Si les membres de la RAF proviennent d’un peu partout en Allemagne (y compris de l’Est), tout commence en effet à Berlin, ville universitaire et ville frontière. Le 2 juin 1967, lors d’une manifestation contre le shah d’Iran, organisée par le Sozialistischer Deutscher Studentenbund (SDS, exclu du SPD en 1961), un étudiant est tué par un policier (qui aurait été agent de la Stasi, la police politique de RDA); puis ce sera l’attentat contre Rudi Dutschke, dirigeant du SDS. C’est aussi à Berlin, la même année, que naissent les communautés de vie alternatives influencées par Reich ou Marcuse, Kommune I et Kommune II, qui dénoncent la « petite famille » comme « matrice du fascisme ». Rudi Dutschke y séjournera un temps. Ce mouvement et cette idéologie d’opposition radicale à la société « bourgeoise » — jusque dans ses racines familiales et ses modèles sexuels (car « tout est politique », comme aime à le répéter Ulrike Meinhof) — feront le lien avec un marxisme-léninisme héroïque et fantasmé, étendu à l’ensemble des luttes de libération du Tiers-Monde contre l’impérialisme américain et « le retour du fascisme » en Allemagne. Un théâtre du monde pour jeunes révoltés dans lequel le doute ne semble pas avoir sa place. La forte présence de l’armée d’occupation et de la culture américaine à Berlin, ainsi que celle du « révisionnisme » de l’autre côté du mur, ajoutées à la culpabilité nazie3 — le fameux « crime des pères » — associée aux remugles familiaux, feront le reste. En sous-main, les services de la RDA mettront de temps à autre leur grain de sel, voire offriront une planque ou une sortie de secours en cas de besoin4. Enfin, les camps d’entrainement du Fatah ou du FPLP en Jordanie fourniront des stages de maniement d’armes et d’explosifs qui s’avèreront bien utiles. La RAF deviendra ainsi une sorte de « franchise » allemande d’une mouvance globale (Italie, Japon, Pérou, Uruguay…)5.
La suite, pour la première génération des fondateurs, n’est qu’un enchainement inexorable et une fuite en avant, dont chacune des étapes verrouille les portes d’un possible retour : la première rupture avec la légalité, des cambriolages, un incendie, un premier mort, les planques, le recours aux armes, la traque, les enlèvements, les assassinats, les plastiquages, le détournement d’avion… Et puis la prison, l’évasion, le retour en prison, l’isolement, les grèves de la faim jusqu’à la mort, la perte de la foi révolutionnaire (dans le cas d’Ulrike Meinhof, semble-t-il) ou l’obstination radicale des despérados. L’exposition accrédite la thèse controversée du suicide des enfermés de la prison de haute sécurité de Stammheim, et montre le livre évidé dans lequel leurs avocats auraient glissé un révolver (mais aussi un appareil minox, ce qui nous vaut de curieux « selfies »). Elle montre également des photographies des cellules, avec rangées de livres, vélo fixe et pickup. On visionne la visite de Sartre, qui aurait confondu, à cause de sa mauvaise vue, le parloir nu avec la cellule plutôt confortable du prisonnier. « Ce qu’il est con…», aurait dit le philosophe après avoir tenté de convaincre Andreas Baader d’abandonner la lutte armée. Ce fut, selon la retranscription qui nous est parvenue6, un bref dialogue de sourds entre deux hommes épuisés.
La guérilla se poursuivra pendant une vingtaine d’années, avant qu’un texte dactylographié de la Rote Armee Fraktion, affiché dans l’exposition berlinoise et titré Auflösungserklärung (déclaration d’auto-dissolution), ne soit publié en mars 1998. C’était plus de huit ans après la chute du mur de Berlin. La déclaration se terminait par la liste nominative des ving-six morts de la RAF et une citation de Rosa Luxembourg, « Die Revolution sagt : ich war, ich bin, ich werde sein »7. La Révolution hypostasiée et douée de parole y était toujours unique et immortelle.
- L’exposition est ouverte du 21 novembre 2014 au 8 mars 2015. Il s’agit d’une coopération entre la Maison de l’histoire du Baden-Wurtemberg et le Musée d’histoire allemande.
- Il aurait notamment dit : « Les jeunes, à qui l’on raconte que le nazisme ne fut que ténèbres, ne peuvent pas comprendre quelle énergie ce régime avait libéré. » À rapprocher de cet autre propos énergique, datant de 1973 : « Avec les domestiques du capitalisme, on ne parle pas. On tire ! » Horst Mahler aurait été le théoricien et l’organisateur principal de la RAF. Il est co-auteur de son manifeste, Bâtir l’Armée rouge (1970) et a participé aux entrainements militaires du Fatah.
- Comme le remarquait un ancien activiste anonyme des années 1970, « La conscience révoltée et solitaire, ce n’est pas la Fraction armée rouge qui l’incarne, mais la Rose blanche, ce groupe d’étudiants arrêtés et décapités, en 1943, pour leur propagande antinazie à l’université de Munich ».
- Plusieurs membres de la RAF ont été exfiltrés en RDA avec l’aide de la Stasi, dont Inge Viett qui commença une nouvelle vie sous le nom de Eva-Maria Sommer. Volker Schlöndorff s’est inspiré de son autobiographie pour son film The Legends of Rita (2001).
- L’inspiration maoïste de la stratégie du terrorisme islamiste actuel a été analysée par Michael Ryan dans Decoding Al-Qaeda’s Strategy : The Deep Battle Against America, Columbia University Press, 2013.
- Elle a été publiée par Der Spiegel en février 2013.
- « La Révolution dit : j’étais, je suis, je serai. »