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Chaumont-Gistoux, society

Numéro 7 – 2022 - Société par Chléa Bormans

octobre 2022

Chau­­mont-Gis­­toux. Com­mune riche en ver­dure située dans le Bra­bant wal­lon et tra­ver­sée par la capri­cieuse rivière le Train. La simple sono­ri­té de son élé­gante et plu­tôt bour­geoise pro­non­cia­tion peut lais­ser devi­ner l’essence de son éten­due, de ses habi­tants, de ses rues et de son air. Chau­­mont-Gis­­toux, c’est là où j’ai gran­di, où je vis encore […]

Billet d’humeur

Chau­mont-Gis­toux. Com­mune riche en ver­dure située dans le Bra­bant wal­lon et tra­ver­sée par la capri­cieuse rivière le Train. La simple sono­ri­té de son élé­gante et plu­tôt bour­geoise pro­non­cia­tion peut lais­ser devi­ner l’essence de son éten­due, de ses habi­tants, de ses rues et de son air. Chau­mont-Gis­toux, c’est là où j’ai gran­di, où je vis encore les wee­kends et où j’ai aspi­ré une bonne par­tie de mon conditionnement. 

Ici, se pré­las­sant sur cette feuille, Chau­mont-Gis­toux n’est pas la char­mante com­mune aux arbres verts ou la deuxième com­mune la plus for­tu­née du Bra­bant wal­lon. Non. Ici, Chau­mont-Gis­toux est une façon de vivre, un mode de pen­sée, un adjec­tif même. Elle est l’esprit dans la tête d’une par­tie de la popu­la­tion du Bra­bant wal­lon et donc, de Chau­mont-Gis­toux. Elle est ce à quoi je n’ai pas encore trou­vé de nom. Elle est la part de moi que je m’efforce de fuir à tout prix pour évi­ter de deve­nir comme elle. Elle est ce dont je ne cesse de cher­cher les issues de secours. Mais com­ment se fait-il que ce lieu d’enfance dans lequel j’ai gran­di pai­si­ble­ment et joyeu­se­ment soit deve­nu un doux cous­sin de soie qui m’étouffe sau­va­ge­ment, mais subtilement ? 

D’abord, ma posi­tion est par­ti­cu­lière. J’ai gran­di et suis allée à l’école dans le Bra­bant wal­lon. J’ai pas­sé dix-huit années de mon exis­tence à pen­ser que ma vie était « la norme ». Milieu chré­tien, blanc, à grande majo­ri­té hété­ro­sexuelle cis­genre et aux reve­nus éle­vés, pour moi, le monde c’était ça. Il m’a d’ailleurs fal­lu près de vingt ans avant de me rendre compte que je n’avais jamais vu une per­sonne non blanche dans la com­mune de Chau­mont-Gis­toux, excep­té les pro­prié­taires du trai­teur chi­nois au coin de la rue. Je suis moi-même blanche et cis­genre, issue de parents à reve­nus plus que conve­nables. Mais qu’est-ce qu’un reve­nu conve­nable ? Sur­ement consi­dé­rée comme « riche » par cer­taines per­sonnes qui ne sont pas Chau­mont-Gis­toux, j’ai gran­di en pen­sant que ma vie était celle de toute per­sonne de Belgique. 

C’est alors que ce doux cous­sin a com­men­cé à se for­mer par une pre­mière mise à dis­tance. J’ai quit­té mon milieu pour aller vers les mépri­sés de Chau­mont-Gis­toux, m’installer à Mons et — Ô mon Dieu ! — faire d’autres études que méde­cine, ingé­nieur et droit, études Chau­mont-Gis­toux par excel­lence. Les prises de conscience et remises en ques­tion ont sui­vi comme un oura­gan de claques dans la gueule. Édu­ca­tion, iden­ti­té, sexua­li­té, pri­vi­lège blanc… tout y est pas­sé. Vingt ans d’ignorance et — pire même —­ de cer­ti­tude de savoir, me reviennent en pleine face. Ensuite c’est là, que certain·es s’étonnent que nous sommes en colère. En colère d’être manipulé·es dès l’enfance, en colère contre cette hypo­cri­sie qui forge les mômes, en colère contre cette pri­son dorée avec les doux cous­sins de soie qui attendent patiem­ment dans un coin. Atten­dant d’étouffer la moindre aspi­ra­tion, la moindre créa­ti­vi­té, la moindre sor­tie de l’autoroute.

J’ai tou­jours pen­sé le condi­tion­ne­ment comme une infi­ni­té de minus­cules et invi­sibles piqures d’idées qu’on nous injec­tait au quo­ti­dien dans notre vie. Ces piqures peuvent être faites par tout le monde, à tous moments, sous forme de remarques, de phrases, de regards, d’images ou jus­te­ment un manque d’images, de phrases, de regards… Ce sont les « Je peux avoir des gar­çons pour m’aider à por­ter les tables », des « Alors quand est-ce que tu nous amènes un gar­çon ? » ou des « Fais atten­tion à ton sac dans ce quar­tier-ci»… Des mini­pi­qures sou­vent dites sans mau­vaise inten­tion ou pen­sée, mais qui révèlent aus­si les piqures de la per­sonne qui les a dites. Un condi­tion­ne­ment incons­cient qui incons­ciem­ment en cause un autre. Ces mini­pi­qures sont aus­si très pré­sentes quand vient le choix des études. On ne dira jamais mot pour mot « l’université c’est ce qu’il faut, le reste c’est pour les nul·les ». On ne le dira jamais, mais on te l’injectera quand même. En secon­daire, dans ma tête, ain­si que dans la plu­part des autres, l’université était ce qui sui­vait. Dans ma classe de vingt élèves, huit vou­laient aller vers ingé­nieur civil ou bio ingé­nieur, quatre vers la méde­cine, cinq vers le droit. Une très petite frange se diri­geait vers la haute école. Je n’ai jamais eu connais­sance de quelqu’un·e qui vou­lait aller dans une école d’art. Et moi, tout ça me parais­sait logique, sen­sé et normal. 

La véri­té c’est que Chau­mont-Gis­toux nous amène à faire ce que j’appelle main­te­nant les études Waouw. Qu’est-ce que les études Waouw ? Ce sont les études qui reçoivent un « Waouw » ou un « Oh quel cou­rage, quelle ambi­tion » à leur simple évo­ca­tion. Ce sont les moments sym­pa­thiques dans les réunions de famille quand la grand-tante que tu n’as plus revue depuis quinze ans demande les études de chacun·e : « Der­nière année en méde­cine ? Waouw ! », « Bien­tôt fini le droit ? Waouw, tu dois être épuisé·e ! », « Waouw, waouw, waouw ! »

L’enfant Chau­mont-Gis­toux est piqué pour faire des études Waouw. Il·elle est piqué·e pour être hétérosexuel·le. Il·elle est piqué·e pour trou­ver nor­mal d’aller skier deux fois par an et par­tir en vacances au soleil au moins une fois. L’enfant Chau­mont-Gis­toux est aus­si le plus sou­vent piqué pour être de droite. L’enfant Chau­mont-Gis­toux est piqué pour finir dans le car­ré supé­rieur droit du tableau de Bour­dieu. Il·elle est piqué·e pour aimer cer­taines choses, pour en mépri­ser d’autres, pour trou­ver cer­taines choses nor­males ou dépla­cées et dégou­tantes, pour faire cer­tains choix, qui ne le sont jamais vraiment. 

Et qu’est-ce qu’il se passe quand l’enfant veut sor­tir de ce car­ré ? Il·elle devient déviant·e pour les gens Chau­mont-Gis­toux.

Les étudiant·es en art sont des déviant·es pour les gens Chau­mont-Gis­toux. Iels le sont encore plus s’iels osent un peu trop se libé­rer de leur iden­ti­té ou de leur sexua­li­té. Mons n’est consti­tué que de déviant·es pour les Chau­mont-Gis­toux. Que ce soit leur accent, leur façon de s’habiller, de s’exprimer, tout est matière à mépris pour les Chau­mont-Gis­toux. Quand je suis avec ma famille ou mes ami·es j’y entends et sens toutes sortes de choses, de juge­ments, de cli­chés sur les étudiant·es en art ou sur les Montois·es. baraki·es, fumeur·euses, drogué·es, hip­pies, perché·es, toutes enceintes à seize ans, alcoo­liques, débiles, extravagant·es… Bref tous les défauts du monde qui t’écartent de la quatre façades-pis­cine-chien-Range Rover-polo-Rolex. Alors ima­gi­nez, habi­tante de Mons et étu­diante en art — sur­tout n’en dites pas plus —, le sté­réo­type est déjà tout construit dans les esprits ! 

Et, fina­le­ment, ce n’est pas très dif­fé­rent dans l’autre sens. On m’appelle « la bourge, la riche, la bobo, la coin­cée…». Les gens Chau­mont-Gis­toux sont fina­le­ment aus­si les déviants des Montois·es. Les gens de l’université sont les déviant·es des écoles d’art. Et inver­se­ment. Où qu’on aille, quoi que l’on fasse, nous serons tou­jours les déviant·es des autres. 

Ce rejet de cette part Chau­mont-Gis­toux ajou­té aux éti­quettes que l’on me colle à la suite de mes études de théâtre ne font que ren­for­cer un sen­ti­ment d’affiliation qui m’amène à prendre appui sur ma sous-culture qui est vue de l’extérieur comme fémi­niste radi­cale qui croule sous une pluie de « On ne peut plus rien dire », anti­ca­pi­ta­liste qui exa­gère alors que « Pri­mark c’est pas si grave, arrête », mys­ti­co-pétée avec son fameux « Oh vous les artistes » et assoif­fée de liber­té tou­jours plus grande alors que « fran­che­ment, j’y crois pas moi aux dif­fé­rences d’opportunités ». Tout ça ne fait que ren­for­cer les cli­chés des deux côtés, par affi­lia­tion et iden­ti­fi­ca­tion de l’un et par mépris et label­li­sa­tion facile, rapide et effi­cace de l’autre.

Tout ça se ren­force et vient s’ajouter aux mil­lions de choses qui nous consti­tuent. Et, fina­le­ment, sous cette pile de choses que sont le condi­tion­ne­ment, la déviance sociale, les éti­quettes, les mini­pi­qures… bah il est où le moi ? Est-ce que c’est vrai­ment ma vie ? Mes choix ? Mes déci­sions et mes gouts ? Non. Sur tous les points, non. D’ailleurs, si l’on avait vrai­ment le choix, le monde serait bien dif­fé­rent. Et scan­der « My body, my choice » aurait un réel impact sur la socié­té et les lois. Mais je doute que cela soit possible.

Défi­ni­tion Chau­mont-Gis­toux (nom, adjec­tif, verbe, adverbe, déter­mi­nant, tout ce que l’on veut): pen­sée, action, mode de vie, phrase, remarque, condi­tion­ne­ment, idéo­lo­gie, valeurs, prin­cipes, per­sonnes, ampli­tude d’ouverture… chose implan­tée dans la tête d’une par­tie signi­fiante de la popu­la­tion de Chau­mont-Gis­toux et du Bra­bant wal­lon, sur­ement de la Bel­gique, et du monde occi­den­tal d’ailleurs.

Chléa Bormans


Auteur

Chléa Bormans est étudiante en master de Théâtre et Arts de la parole au Conservatoire de Mons