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Chaumont-Gistoux, society
Chaumont-Gistoux. Commune riche en verdure située dans le Brabant wallon et traversée par la capricieuse rivière le Train. La simple sonorité de son élégante et plutôt bourgeoise prononciation peut laisser deviner l’essence de son étendue, de ses habitants, de ses rues et de son air. Chaumont-Gistoux, c’est là où j’ai grandi, où je vis encore […]
Chaumont-Gistoux. Commune riche en verdure située dans le Brabant wallon et traversée par la capricieuse rivière le Train. La simple sonorité de son élégante et plutôt bourgeoise prononciation peut laisser deviner l’essence de son étendue, de ses habitants, de ses rues et de son air. Chaumont-Gistoux, c’est là où j’ai grandi, où je vis encore les weekends et où j’ai aspiré une bonne partie de mon conditionnement.
Ici, se prélassant sur cette feuille, Chaumont-Gistoux n’est pas la charmante commune aux arbres verts ou la deuxième commune la plus fortunée du Brabant wallon. Non. Ici, Chaumont-Gistoux est une façon de vivre, un mode de pensée, un adjectif même. Elle est l’esprit dans la tête d’une partie de la population du Brabant wallon et donc, de Chaumont-Gistoux. Elle est ce à quoi je n’ai pas encore trouvé de nom. Elle est la part de moi que je m’efforce de fuir à tout prix pour éviter de devenir comme elle. Elle est ce dont je ne cesse de chercher les issues de secours. Mais comment se fait-il que ce lieu d’enfance dans lequel j’ai grandi paisiblement et joyeusement soit devenu un doux coussin de soie qui m’étouffe sauvagement, mais subtilement ?
D’abord, ma position est particulière. J’ai grandi et suis allée à l’école dans le Brabant wallon. J’ai passé dix-huit années de mon existence à penser que ma vie était « la norme ». Milieu chrétien, blanc, à grande majorité hétérosexuelle cisgenre et aux revenus élevés, pour moi, le monde c’était ça. Il m’a d’ailleurs fallu près de vingt ans avant de me rendre compte que je n’avais jamais vu une personne non blanche dans la commune de Chaumont-Gistoux, excepté les propriétaires du traiteur chinois au coin de la rue. Je suis moi-même blanche et cisgenre, issue de parents à revenus plus que convenables. Mais qu’est-ce qu’un revenu convenable ? Surement considérée comme « riche » par certaines personnes qui ne sont pas Chaumont-Gistoux, j’ai grandi en pensant que ma vie était celle de toute personne de Belgique.
C’est alors que ce doux coussin a commencé à se former par une première mise à distance. J’ai quitté mon milieu pour aller vers les méprisés de Chaumont-Gistoux, m’installer à Mons et — Ô mon Dieu ! — faire d’autres études que médecine, ingénieur et droit, études Chaumont-Gistoux par excellence. Les prises de conscience et remises en question ont suivi comme un ouragan de claques dans la gueule. Éducation, identité, sexualité, privilège blanc… tout y est passé. Vingt ans d’ignorance et — pire même — de certitude de savoir, me reviennent en pleine face. Ensuite c’est là, que certain·es s’étonnent que nous sommes en colère. En colère d’être manipulé·es dès l’enfance, en colère contre cette hypocrisie qui forge les mômes, en colère contre cette prison dorée avec les doux coussins de soie qui attendent patiemment dans un coin. Attendant d’étouffer la moindre aspiration, la moindre créativité, la moindre sortie de l’autoroute.
J’ai toujours pensé le conditionnement comme une infinité de minuscules et invisibles piqures d’idées qu’on nous injectait au quotidien dans notre vie. Ces piqures peuvent être faites par tout le monde, à tous moments, sous forme de remarques, de phrases, de regards, d’images ou justement un manque d’images, de phrases, de regards… Ce sont les « Je peux avoir des garçons pour m’aider à porter les tables », des « Alors quand est-ce que tu nous amènes un garçon ? » ou des « Fais attention à ton sac dans ce quartier-ci»… Des minipiqures souvent dites sans mauvaise intention ou pensée, mais qui révèlent aussi les piqures de la personne qui les a dites. Un conditionnement inconscient qui inconsciemment en cause un autre. Ces minipiqures sont aussi très présentes quand vient le choix des études. On ne dira jamais mot pour mot « l’université c’est ce qu’il faut, le reste c’est pour les nul·les ». On ne le dira jamais, mais on te l’injectera quand même. En secondaire, dans ma tête, ainsi que dans la plupart des autres, l’université était ce qui suivait. Dans ma classe de vingt élèves, huit voulaient aller vers ingénieur civil ou bio ingénieur, quatre vers la médecine, cinq vers le droit. Une très petite frange se dirigeait vers la haute école. Je n’ai jamais eu connaissance de quelqu’un·e qui voulait aller dans une école d’art. Et moi, tout ça me paraissait logique, sensé et normal.
La vérité c’est que Chaumont-Gistoux nous amène à faire ce que j’appelle maintenant les études Waouw. Qu’est-ce que les études Waouw ? Ce sont les études qui reçoivent un « Waouw » ou un « Oh quel courage, quelle ambition » à leur simple évocation. Ce sont les moments sympathiques dans les réunions de famille quand la grand-tante que tu n’as plus revue depuis quinze ans demande les études de chacun·e : « Dernière année en médecine ? Waouw ! », « Bientôt fini le droit ? Waouw, tu dois être épuisé·e ! », « Waouw, waouw, waouw ! »
L’enfant Chaumont-Gistoux est piqué pour faire des études Waouw. Il·elle est piqué·e pour être hétérosexuel·le. Il·elle est piqué·e pour trouver normal d’aller skier deux fois par an et partir en vacances au soleil au moins une fois. L’enfant Chaumont-Gistoux est aussi le plus souvent piqué pour être de droite. L’enfant Chaumont-Gistoux est piqué pour finir dans le carré supérieur droit du tableau de Bourdieu. Il·elle est piqué·e pour aimer certaines choses, pour en mépriser d’autres, pour trouver certaines choses normales ou déplacées et dégoutantes, pour faire certains choix, qui ne le sont jamais vraiment.
Et qu’est-ce qu’il se passe quand l’enfant veut sortir de ce carré ? Il·elle devient déviant·e pour les gens Chaumont-Gistoux.
Les étudiant·es en art sont des déviant·es pour les gens Chaumont-Gistoux. Iels le sont encore plus s’iels osent un peu trop se libérer de leur identité ou de leur sexualité. Mons n’est constitué que de déviant·es pour les Chaumont-Gistoux. Que ce soit leur accent, leur façon de s’habiller, de s’exprimer, tout est matière à mépris pour les Chaumont-Gistoux. Quand je suis avec ma famille ou mes ami·es j’y entends et sens toutes sortes de choses, de jugements, de clichés sur les étudiant·es en art ou sur les Montois·es. baraki·es, fumeur·euses, drogué·es, hippies, perché·es, toutes enceintes à seize ans, alcooliques, débiles, extravagant·es… Bref tous les défauts du monde qui t’écartent de la quatre façades-piscine-chien-Range Rover-polo-Rolex. Alors imaginez, habitante de Mons et étudiante en art — surtout n’en dites pas plus —, le stéréotype est déjà tout construit dans les esprits !
Et, finalement, ce n’est pas très différent dans l’autre sens. On m’appelle « la bourge, la riche, la bobo, la coincée…». Les gens Chaumont-Gistoux sont finalement aussi les déviants des Montois·es. Les gens de l’université sont les déviant·es des écoles d’art. Et inversement. Où qu’on aille, quoi que l’on fasse, nous serons toujours les déviant·es des autres.
Ce rejet de cette part Chaumont-Gistoux ajouté aux étiquettes que l’on me colle à la suite de mes études de théâtre ne font que renforcer un sentiment d’affiliation qui m’amène à prendre appui sur ma sous-culture qui est vue de l’extérieur comme féministe radicale qui croule sous une pluie de « On ne peut plus rien dire », anticapitaliste qui exagère alors que « Primark c’est pas si grave, arrête », mystico-pétée avec son fameux « Oh vous les artistes » et assoiffée de liberté toujours plus grande alors que « franchement, j’y crois pas moi aux différences d’opportunités ». Tout ça ne fait que renforcer les clichés des deux côtés, par affiliation et identification de l’un et par mépris et labellisation facile, rapide et efficace de l’autre.
Tout ça se renforce et vient s’ajouter aux millions de choses qui nous constituent. Et, finalement, sous cette pile de choses que sont le conditionnement, la déviance sociale, les étiquettes, les minipiqures… bah il est où le moi ? Est-ce que c’est vraiment ma vie ? Mes choix ? Mes décisions et mes gouts ? Non. Sur tous les points, non. D’ailleurs, si l’on avait vraiment le choix, le monde serait bien différent. Et scander « My body, my choice » aurait un réel impact sur la société et les lois. Mais je doute que cela soit possible.
Définition Chaumont-Gistoux (nom, adjectif, verbe, adverbe, déterminant, tout ce que l’on veut): pensée, action, mode de vie, phrase, remarque, conditionnement, idéologie, valeurs, principes, personnes, amplitude d’ouverture… chose implantée dans la tête d’une partie signifiante de la population de Chaumont-Gistoux et du Brabant wallon, surement de la Belgique, et du monde occidental d’ailleurs.