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Chantal Akerman (1950 – 2015)

Numéro 8 - 2015 par Degraef

décembre 2015

Le 5 octobre 2015, Chan­tal Aker­man décé­dait à Paris à soixante-cinq ans. Au même moment, la Cine­ma­tek pré­sen­tait, en avant-pre­­mière à Bruxelles, le docu­men­taire de Marianne Lam­bert I Don’t Belong Anyw­here : Le ciné­ma de Chan­tal Aker­man et le der­nier long-métrage de la cinéaste No Home Movie, ain­si qu’une rétros­pec­tive de ses pre­miers courts et longs métrages récem­ment res­tau­rés : Saute ma […]

Le Mois

Le 5 octobre 2015, Chan­tal Aker­man décé­dait à Paris à soixante-cinq ans. Au même moment, la Cine­ma­tek pré­sen­tait, en avant-pre­mière à Bruxelles, le docu­men­taire de Marianne Lam­bert I Don’t Belong Anyw­here : Le ciné­ma de Chan­tal Aker­man et le der­nier long-métrage de la cinéaste No Home Movie, ain­si qu’une rétros­pec­tive de ses pre­miers courts et longs métrages récem­ment res­tau­rés : Saute ma ville (1968), La chambre (1972), Le 15 – 8 (1973), Hotel Mon­te­rey (1972), Je, tu, il, elle (1974), Jeanne Diel­man, 23 quai du com­merce, 1080 Bruxelles (1975), News from Home (1976).

Une cinéaste libre et entravée

Cinéaste, artiste, écri­vaine, Chan­tal Aker­man est née le 6 juin 1950 à Bruxelles dans une famille juive polo­naise émi­grée en Bel­gique en 1938, sa mère étant la seule de la famille à être reve­nue d’Auschwitz. De son der­nier film No Home Movie, la cinéaste disait que c’est « avant tout un film sur ma mère, ma mère qui n’est plus. Sur cette femme arri­vée en Bel­gique en 1938 fuyant la Pologne, les pogromes et les exac­tions. Cette femme qu’on ne voit que dans son appar­te­ment. Un appar­te­ment à Bruxelles. Un film sur le monde qui bouge et que ma mère ne voit pas ». Il s’agit d’un film somme, comme si la cinéaste, sachant que la vie de sa mère tou­chait à sa fin, avait fina­le­ment osé fil­mer la femme qui a han­té toute son œuvre.

La cui­sine de sa mère dans No Home Movie n’est que l’ultime ver­sion d’une cui­sine vue dans le pre­mier film Saute ma ville et entrée dans l’histoire du ciné­ma avec Jeanne Diel­man, film qui lui valut, à vingt-cinq ans, une recon­nais­sance inter­na­tio­nale, au point de faire par­tie en 2012 du top 100 des meilleurs films de tous les temps éta­bli par le maga­zine amé­ri­cain Sight&Sound. Deux femmes seule­ment figurent sur cette liste : Claire Denis à la sep­tante-hui­tième place pour Beau Tra­vail (1998) et Chan­tal Aker­man, à la trente-cin­quième place pour Jeanne Diel­man. À pro­pos de ce film, consi­dé­ré par les ciné­philes comme l’un des por­traits les plus hyp­no­tiques, cin­glants et uniques de l’histoire du ciné­ma, Chan­tal Aker­man disait que « c’est un film sur l’espace et le temps et sur la façon d’organiser sa vie pour n’avoir aucun temps libre, pour ne pas se lais­ser sub­mer­ger par l’angoisse et l’obsession de la mort ».

À la vie, à la mort

Elle a à peine dix-huit ans, quand après un bref pas­sage de trois mois à l’INSAS, elle tourne son pre­mier film court, une comé­die tra­gi-bur­lesque, où elle se met en scène, chan­ton­nant, mur­mu­rant, criant, dans cette cui­sine où, clown triste et fébrile, elle pré­pare l’explosion finale. C’est ain­si qu’elle rend hom­mage à Pier­rot le fou, de Jean-Luc Godard, grâce auquel « le ciné­ma a com­men­cé alors à exis­ter 1 ». Dans le livre Chan­tal Aker­man : auto­por­trait en cinéaste (2004), elle écrit : « J’aurais pu m’arrêter là, au fond, je chante, je danse, je mange, je net­toie, et je saute. Mais non, le ciné­ma me tenait déjà. Comme une liber­té et un escla­vage. Les deux. […] Au début, je n’avais pas peur. J’étais dans l’innocence et la décou­verte. Je fai­sais les films pour les faire, pour moi.2 »

Cette liber­té et cette audace, elle la trouve à New York où elle s’installe en 1969. Elle arpente la ville, découvre et fré­quente le milieu under­ground et le ciné­ma expé­ri­men­tal, elle y construit son regard, son écri­ture et sa voix. Il y a, en effet, par-delà leur diver­si­té for­melle, un trait com­mun à ses films : ceux-ci s’écoutent autant qu’ils se regardent, son sens très sûr du cadre allant tou­jours de pair avec le soin appor­té au mon­tage de l’image et du son. Comme dans News from Home (1976) où la cinéaste lit les lettres tis­sées de mots d’amour et de bana­li­tés que sa mère lui envoie à New York, lec­ture qui forme la bande-son du lent défi­lé de plans de rue et de scènes de métro. Ou encore, dans Je, tu, il, elle (1974), la voix off de la jeune femme cloi­trée dans une chambre, incar­née par la cinéaste, qui décrit sa situa­tion et qui, après les retrou­vailles amou­reuses avec son amante, la quitte en chan­tant Nous n’irons plus au bois, comp­tine qui se pour­suit sur le géné­rique de fin. Comme le mono­logue de Sami Frey dans Le démé­na­ge­ment (1992) ou, dans Là-bas (2006), la voix off auto­bio­gra­phique qui accom­pagne des plans fixes tour­nés en vidéo dans le huis clos soli­taire d’une chambre à Tel-Aviv. Et la voix rauque de fumeuse de la cinéaste dans la der­nière séquence du docu­men­taire De l’autre côté (2002) sur la vio­lence exer­cée par la police fron­ta­lière amé­ri­caine à l’encontre des Mexi­cains se ris­quant à l’immigration clan­des­tine. Renon­çant à toute parole sub­jec­tive et à toute dic­tion élo­quente, la cinéaste s’en tient exclu­si­ve­ment à citer le su, le vu et le dit sur le che­mi­ne­ment d’une femme mexi­caine qui a réus­si à pas­ser clan­des­ti­ne­ment la fron­tière, à trou­ver du tra­vail à Los Angeles, pour ensuite dis­pa­raitre sans lais­ser de trace. Ce texte très écrit est lu en voix off pen­dant que défile à l’écran le flux inces­sant et ano­nyme de voi­tures rou­lant dans la nuit américaine.

L’inquiétante familiarité

L’inscription de l’autobiographie dans l’histoire est un autre trait mar­quant de l’œuvre d’une cinéaste sans cesse à l’affut de l’«obscure véri­té » que seule peut révé­ler une camé­ra explo­rant l’«espace pen­dant un cer­tain temps ». Qu’il s’agisse de l’enfermement dans l’espace domes­tique (la chambre, la cui­sine) et de la répé­ti­tion de rituels qui scandent le quo­ti­dien pour com­bler l’impression de vide et la han­tise de (se) perdre, ou qu’il s’agisse de la fuite vers l’ailleurs, le loin­tain. Ain­si, la cinéaste écrit au sujet du docu­men­taire D’Est (1993), tour­né en Rus­sie et en Europe de l’Est après la chute du Mur, et aus­si de la fic­tion Les Ren­dez-vous d’Anna (1978), voyage en train à tra­vers l’Europe d’une cinéaste pour pré­sen­ter son film : « Ces visages d’Est, je les connais­sais, ils me fai­saient pen­ser à d’autres visages. Et ces files d’attente, ces gares, tout cela réson­nait en moi, fai­sait écho à cet ima­gi­naire, à ce trou dans mon his­toire. […] L’espace d’un quai de gare en Alle­magne, dans les Ren­dez-vous d’Anna, avec ces annonces qui n’en finissent pas, oui, cela peut faire pen­ser à d’autres gares, anciennes ou nou­velles, avec ou sans valise, avec ou sans paquet.3 »

Pion­nière en matière d’autofiction à tra­vers des por­traits de femmes incar­nés par Aurore Clé­ment et Del­phine Sey­rig, Chan­tal Aker­man a tou­te­fois rom­pu avec une image de radi­ca­li­té un peu étouf­fante en signant la comé­die musi­cale Gol­den Eigh­ties (1986), le film hol­ly­woo­dien à l’ancienne Un Divan à New York (1996) avec Juliette Binoche et William Hurt, ain­si qu’une adap­ta­tion auda­cieuse de La Pri­son­nière, de Mar­cel Proust (La Cap­tive, 2000) et une autre d’un roman de Joseph Conrad, La folie Almayer (2011). Si ces der­niers films n’ont pas ren­con­tré le suc­cès public, la cinéaste a en revanche sus­ci­té l’intérêt crois­sant du monde de l’art contem­po­rain. Ce qui a don­né lieu à l’installation D’Est : au bord de la fic­tion (1995) créée d’abord aux États-Unis au San Fran­cis­co Museum of Modern Art et au Wal­ker Art Cen­ter de Min­nea­po­lis puis à Paris à la Gale­rie natio­nale du Jeu de Paume, ain­si qu’à l’installation à par­tir du der­nier plan de Jeanne Diel­man sur sept moni­teurs, Woman Sit­ting after Killing (2001) à la Bien­nale de Venise et l’installation From the Other Side à la Docu­men­ta de Kas­sel en 2000 et au Centre Pom­pi­dou à Paris en 2004.

En dépit de toutes les dif­fi­cul­tés dont celles engen­drées par la mal­trai­tance, par­fois vio­lente, de cer­tains cri­tiques et pro­fes­sion­nels de la pro­fes­sion, Chan­tal Aker­man ne s’est jamais arrê­tée de tour­ner et de pro­duire, en toute indé­pen­dance, pas moins de qua­rante films extra­or­di­naires et inou­bliables. Elle clôt son der­nier livre Ma mère rit (2013), un auto­por­trait écrit à vif auprès de sa mère malade, par une évo­ca­tion géné­ra­tion­nelle : « À cet enter­re­ment-là, une per­sonne m’a dit, c’est quelqu’un de notre géné­ra­tion qui s’en va. Il vou­lait dire : c’est bien­tôt notre tour, mais il ne l’a pas dit. Quelqu’un aus­si m’a dit : il faut conti­nuer. Tu vas conti­nuer, n’est-ce pas. Il vou­lait dire, à faire des films. J’ai dit très vite, oui. Et je me suis détour­née. Pour­quoi fal­lait-il que je conti­nue. Pour­quoi avais-je dit oui, oui si vite. Parce que.4 »

  1. J. Aube­nas, « Les femmes et et le ciné­ma », Dé-pro-ré-créer, Les Cahiers du Grif, n° 7, 1975, 45 – 47.
  2. Chan­tal Aker­man : auto­por­trait en cinéaste, Cahiers du cinéma/éd. du centre Pom­pi­dou, 2004, p. 46.
  3. Ibid., p. 42.
  4. Chan­tal Aker­man, Ma mère rit, Mer­cure de France, coll. « Traits et por­traits », 2013, p. 195.

Degraef


Auteur

Véronique Degreef est sociologue, elle a mené de nombreuses missions de recherche et d'évaluation pour des centres universitaires belges et étrangers, des autorités publiques belges et des organisations internationales.