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Chacun cherche son Arabe

Numéro 1 Janvier 2012 par Pascal Fenaux

janvier 2012

Après les « prin­temps arabes », les « hivers isla­mistes » ? Par­fois, on observe une har­mo­nie trou­blante entre les maitres-à-pen­­ser de la droite conser­va­trice et ceux de l’ul­tra­gauche conspi­ra­tion­niste lors­qu’ils scandent en chœur un mar­tial : « On vous l’a­vait bien dit ! ». Bien dit quoi ? Que « les Arabes » (ou « les musul­mans »), sitôt après avoir ren­ver­sé leurs tyrans, se jet­te­raient dans les […]

Après les « prin­temps arabes », les « hivers isla­mistes » ? Par­fois, on observe une har­mo­nie trou­blante entre les maitres-à-pen­ser de la droite conser­va­trice et ceux de l’ul­tra­gauche conspi­ra­tion­niste lors­qu’ils scandent en chœur un mar­tial : « On vous l’a­vait bien dit ! ». Bien dit quoi ? Que « les Arabes » (ou « les musul­mans »), sitôt après avoir ren­ver­sé leurs tyrans, se jet­te­raient dans les bras de nou­veaux tyrans et de bien pires : reli­gieux et ara­bo­phones. Pro­phé­ties auto­réa­li­sa­trices, ces pos­tures apo­ca­lyp­tiques offrent le confort de se pré­ser­ver du pire en s’y pré­pa­rant, voire en fai­sant tout pour qu’il advienne. C’est ain­si que cer­tains maitres-à-pen­ser de gauche se repaissent d’a­na­lyses dont le cultu­ra­lisme n’a rien à envier aux cer­ti­tudes des droites conser­va­trices quant au carac­tère « rétro­grade » de socié­tés arabes néga­ti­ve­ment struc­tu­rées autour du tri­ba­lisme, de la soif de ven­geance, d’une vision obses­sion­nel­le­ment car­cé­rale du corps des femmes et on en passe. Cari­ca­tu­rale, notre charge ? Il suf­fit de voir avec quel désar­roi cer­tains découvrent que, à contra­rio de la pro­pa­gande « laïque », ultra­na­tio­na­liste et « nor­ma­li­sa­trice » des régimes tro­mo­cra­tiques1 de l’an­cienne Jama­hi­riya libyenne et de la tou­jours vivace Répu­blique arabe syrienne, ont conti­nué à exis­ter des socié­tés com­plexes et divi­sées, mais aus­si­tôt qua­li­fiées de « tri­bales », « confes­sion­nelles », voire musul­manes et donc irré­duc­tibles à notre « modernité ».

Orga­ni­sés en com­man­dos du « mieux-disant » orien­ta­liste, d’autres maitres-à-pen­ser apportent un sou­tien vibrant, mais ter­ri­ble­ment ambi­gu à ces révol­tés « arabes » (ou « musul­mans ») qui seraient sou­dain « entrés dans l’His­toire » en démon­trant au télé­spec­ta­teur occi­den­tal bla­sé qu’eux aus­si pou­vaient, non seule­ment aspi­rer à la digni­té, à la liber­té indi­vi­duelle et à des régimes a mini­ma res­pec­tueux de l’in­té­gri­té de la per­sonne phy­sique et morale, mais aus­si, excu­sez du peu, être capables de jon­gler avec les outils les plus en pointe des tech­no­lo­gies élec­tro­niques de la communication.

De trop nom­breux obser­va­teurs occi­den­taux ont en com­mun de s’ac­cro­cher à leurs visions res­pec­tives des « Arabes » et, sur­tout, de s’ex­hi­ber aux côtés de « leurs » Arabes après avoir décré­té ce qu’é­tait une « bonne » révo­lu­tion arabe. Ces pos­tures abou­tissent à des cari­ca­tures tout aus­si navrantes qu’in­vo­lon­tai­re­ment hila­rantes. Dans le cas des mou­ve­ments de contes­ta­tion syriens, cer­tains ont décré­té que le « bon Arabe » était le mino­ri­taire (chré­tien, alaouite, druze) soi-disant cou­vé par un régime baa­siste « laïc » face aux hordes d’une majo­ri­té sun­nite dont le seul car­bu­rant poli­tique serait un mélange déto­nant de régres­sion reli­gieuse sala­fiste et de ven­geance tri­bale. Cette amné­sie affli­geante per­met ain­si de pas­ser sous silence la mai­trise dont a fait preuve, pen­dant qua­rante ans, le régime syrien dans la mani­pu­la­tion des cli­vages confes­sion­nels pour garan­tir son hégé­mo­nie et dont la guerre civile liba­naise fut une des réus­sites les plus exemplaires.

Dans le cas des mou­ve­ments de contes­ta­tion tuni­siens et égyp­tiens, d’autres ont décré­té que le « bon Arabe » était jeune, urbain, laïc, diglos­sique anglo­phone (ou fran­co­phone), libé­ral et mon­dia­li­sé jusque dans sa par­faite inté­gra­tion à l’u­ni­vers des médias élec­tro­niques (comme si les isla­mistes ne l’é­taient pas tout autant).
Dans le cas du sou­lè­ve­ment libyen et de sa vic­toire accé­lé­rée par le sou­tien mili­taire et finan­cier d’une coa­li­tion hété­ro­clite de prin­ci­pau­tés pétro­lières et d’É­tats membres de l’O­tan, d’autres enfin ont décou­vert des com­bat­tants jouant au remake (réus­si) de la guerre civile espa­gnole et des bri­gades inter­na­tio­nales, des com­bat­tants certes sou­vent isla­mistes, mais roman­ti­sés et adou­bés par une réin­car­na­tion ger­ma­no­pra­tine2 et média­ti­que­ment actua­li­sée de Law­rence d’Arabie.

Main­te­nant que les pre­miers scru­tins libres et trans­pa­rents jamais orga­ni­sés au Maroc, en Égypte et en Tuni­sie ont livré leurs ver­dicts3, beau­coup d’exé­gètes occi­den­taux se demandent avec angoisse com­ment arti­cu­ler avec leurs visions idéo­lo­giques cette irrup­tion sou­daine d’un réel « ara­bo-musul­man » qui s’in­gé­nie à leur échap­per et les contraint à opé­rer d’in­con­for­tables tor­sions de pos­tures et de postulats ?

C’est que l’is­sue des scru­tins libres orga­ni­sés en octobre et novembre2011 en Tuni­sie, au Maroc et en Égypte per­met enfin de dres­ser une car­to­gra­phie (un ins­tan­ta­né?) rela­ti­ve­ment fiable de leurs champs poli­tiques res­pec­tifs. Et, de toute évi­dence, l’Oc­ci­dent (en ce com­pris ses gauches radi­cales) découvre avec stu­peur une réa­li­té qu’il avait soit fan­tas­mée, soit igno­rée sous cou­vert des régimes auto­ri­taires en place. Les socié­tés arabes du Magh­reb et du Moyen-Orient se struc­turent majo­ri­tai­re­ment comme musul­manes, avides de liber­té indi­vi­duelle et d’é­ga­li­té des chances, mais aus­si d’af­fir­ma­tion identitaire.

Pour fédé­rer ces aspi­ra­tions et mai­tri­ser les cli­vages qu’elles sus­citent ou réac­tivent, ce sont les mou­ve­ments isla­mistes poli­tiques qui se sont mon­trés les plus légi­times aux yeux des élec­to­rats, en obte­nant gros­so modo un tiers des suf­frages expri­més. À ce pro­pos, plu­tôt que d’op­po­ser isla­mistes « modé­rés » et isla­mistes « radi­caux », il vau­drait mieux lire l’en­semble du champ poli­tique (« laïcs » inclus) en fonc­tion du rap­port de ces for­ma­tions poli­tiques à la repré­sen­ta­tion par­le­men­taire et à l’ex­pres­sion légi­time et mutuel­le­ment recon­nue de reven­di­ca­tions et de pro­jets socio­po­li­tiques contradictoires.

Ce sont donc les mou­ve­ments isla­mo-natio­na­listes de ten­dance conser­va­trice et libé­rale qui ont for­mu­lé le dis­cours le plus lisible en termes de renou­veau poli­tique, de rup­ture avec la cor­rup­tion des anciennes élites, d’af­fir­ma­tion iden­ti­taire et de retour à l’ordre4 qui se sont avé­rés les mieux pla­cés pour incar­ner aux yeux d’une majo­ri­té rela­tive d’é­lec­teurs, pour le pire ou pour le meilleur (les convul­sions poli­tiques à venir le diront), la pour­suite du mou­ve­ment de déco­lo­ni­sa­tion et d’au­to­dé­ter­mi­na­tion des socié­tés « ara­bo-musul­manes ». Les for­ma­tions poli­tiques direc­te­ment ou indi­rec­te­ment issues des régimes contes­tés, désta­bi­li­sés ou défaits durant le « prin­temps » 2011, mordent lit­té­ra­le­ment la pous­sière en ne dépas­sant nulle part 6% des suf­frages expri­més. Par ailleurs, les par­tis de « gauche » ou libé­raux5, ain­si que les struc­tures réti­cu­laires et apo­li­tiques de jeunes « connec­tés » ne recueillent que des scores microscopiques.

Bref, et en dépit du score impres­sion­nant obte­nu en Égypte par les sala­fistes du Par­ti de la Lumière (24%) face aux Frères musul­mans (isla­mo-natio­na­listes) du Par­ti de la Liber­té et de la Jus­tice (37%) au terme de la pre­mière phase du scru­tin légis­la­tif, les élec­tions géné­rales orga­ni­sées par­tout ailleurs indiquent que, en l’é­tat actuel de la situa­tion, nous sommes loin du spectre « ira­nien » d’une inter­rup­tion des tran­si­tions poli­tiques par la confis­ca­tion du pou­voir par des religieux.

Pre­miè­re­ment, les condi­tions sociales et géo­po­li­tiques ont pro­fon­dé­ment chan­gé depuis le début des années quatre-vingt. Deuxiè­me­ment, à la dif­fé­rence de l’I­ran de 1979 où le ren­ver­se­ment du chah n’a jamais été sui­vi d’un scru­tin ouvert et où, spé­ci­fi­ci­té de l’is­lam chiite aidant, un cler­gé struc­tu­ré fai­sait corps avec une avant-garde révo­lu­tion­naire, les isla­mistes tuni­siens et égyp­tiens vont être contraints de négo­cier une coa­li­tion gou­ver­ne­men­tale et la rédac­tion d’une nou­velle Consti­tu­tion avec des forces poli­tiques socia­le­ment ancrées et arith­mé­ti­que­ment néces­saires, tan­dis que les socié­tés concer­nées sont loin d’être acquises à un retour à des régimes auto­ri­taires, liber­ti­cides et fata­le­ment cor­rup­teurs. Troi­siè­me­ment, il est pro­bable, comme l’in­dique un pré­cé­dent jor­da­nien (1989), que l’exer­cice du pou­voir et la néces­si­té de pas­ser des com­pro­mis intra­gou­ver­ne­men­taux vont confron­ter les for­ma­tions isla­mo-natio­na­listes his­to­riques à l’hé­té­ro­gé­néi­té de leur élec­to­rat et à des ten­sions internes, déjà mani­fes­tées en Égypte par l’ap­pa­ri­tion d’une dis­si­dence libé­rale incar­née par le Nou­veau Par­ti du Centre (Al-Wasat).

Bref, au nord de la Médi­ter­ra­née, nous serions bien ins­pi­rés d’ad­mettre notre per­plexi­té face à l’im­mense champ des pos­sibles et des incon­nues que consti­tuent aujourd’­hui des socié­tés arabes en tran­si­tion. D’au­tant que, dans les pays où, à des degrés divers, des tran­si­tions sont à l’œuvre, les espaces poli­tiques sont encore à créer (comme en Libye) ou à recons­ti­tuer (comme en Égypte ou en Tunisie).

Ces­sons de lire les tran­si­tions arabes à tra­vers le seul prisme de caté­go­ries poli­tiques et socio­lo­giques héri­tées d’une His­toire euro­péenne au che­mi­ne­ment long, tor­tueux et jamais défi­ni­tif vers la démo­cra­tie et le plu­ra­lisme, c’est-à-dire l’or­ga­ni­sa­tion paci­fique et phy­si­que­ment garan­tie du conflit poli­tique. Tâchons plu­tôt de com­prendre com­ment les quelques tran­si­tions arabes actuel­le­ment en cours sont éprou­vées et expri­mées par leurs acteurs et com­ment, dans la contra­dic­tion poli­tique, ces socié­tés vont ten­ter de se consti­tuer (lit­té­ra­le­ment) et se for­mu­ler. Ce sont des diverses manières dont ces der­nières par­vien­dront (ou non) à mai­tri­ser les cli­vages anciens et nais­sants que nai­tront des espaces poli­tiques et des caté­go­ries ana­ly­tiques direc­te­ment issues de ces expé­riences. Bref, si nous sommes réel­le­ment concer­nés par autre chose que nos pos­tures média­tiques, ayons l’hu­mi­li­té de nous sou­ve­nir qu’au­cune ana­lyse ne peut faire l’é­co­no­mie de l’exer­cice préa­lable d’un tra­vail empirique.

Le monde arabe dans la revue en 2011

les dos­siers

les articles

  • La pen­sée ara­bo-musul­mane cri­tique en deuil (A. Aouat­tah, II)
  • L’ap­pel au dia­logue de paix occulte la destruction
    de la com­mu­nau­té pales­ti­nienne (J. Bude, III)

le mois

  • édi­to­rial. Du « Prin­temps arabe » à son automne ? (P. Fenaux, II)
  • édi­to­rial. Le peuple libyen et nous (RN, III)
  • Libye : l’aube du cré­pus­cule (J.-Cl. Willame, IV)
  • La Libye met mal à l’aise la gauche lati­no-amé­ri­caine (B. Per­rin, IV)
  • Ben Laden : la force de l’ab­sence d’i­mage (S. Tou­rol, V‑VI)
  • Les jour­na­listes arabes face au dilemme syrien (M. El Oifi, IX)
  • Éphé­mé­rides arabes et israé­liennes (P. Coop­man, X)
  • L’Eu­rope et les ensei­gne­ments libyens (O. Dupuis, XII)
  • La Libye comme « la corde sur un abime » (P. Coop­man, XII)
  1. Terme d’o­ri­gine grecque (tro­mo­cratía) construit sur tró­mos (ter­reur) et kratía (racine dési­gnant le pou­voir éta­tique). Ce terme syn­thé­tise les notions d’É­tat de bar­ba­rie (Michel Seu­rat) et de Répu­blique de la peur (Kanan Makiya). En grec moderne et en néo­la­tin, tro­mo­cratía désigne éga­le­ment le ter­ro­risme orga­ni­sa­tion­nel contemporain.
  2. Ber­nard-Hen­ri Lévy, pour ne pas le nom­mer, ne dou­te­ra déci­dé­ment jamais de rien et cer­tai­ne­ment pas de lui. Pour ceux qui s’en sou­viennent, BHL fut l’un des porte-paroles les plus effi­caces de la junte pétro-mafieuse algé­rienne dans la guerre média­tique (essen­tiel­le­ment fran­co­phone) consis­tant à légi­ti­mer l’in­ter­rup­tion des élec­tions légis­la­tives en jan­vier 1992, les dizaines de mil­liers d’ar­res­ta­tions arbi­traires de mili­tants isla­mistes, le déclen­che­ment d’une guerre « civile » atroce entre groupes isla­miques armés et esca­drons de la mort et, ultime sed non minime, la dia­bo­li­sa­tion de l’ac­cord de paci­fi­ca­tion conclu à Rome entre par­tis isla­mistes et non isla­mistes en jan­vier 1995.
  3. En Libye, l’é­lec­tion d’une Assem­blée consti­tuante n’au­ra lieu au plus tôt qu’en juin 2012
  4. Face au désordre (ou res­sen­ti comme tel) incar­né par les pra­tiques cor­rup­trices des anciens régimes et par les jeunes contes­ta­taires apolitiques.
  5. Et dont les chefs de file, proxi­mi­té lin­guis­tique aidant, ont béné­fi­cié au nord de la Médi­ter­ra­née d’une sur­face média­tique inver­se­ment pro­por­tion­nelle à leur impact dans leurs socié­tés originelles.

Pascal Fenaux


Auteur

Pascal Fenaux est membre du comité de rédaction de La Revue nouvelle depuis 1992. Sociologue, il a poursuivi des études en langues orientales (arabe et hébreu). Il est spécialiste de la question israélo-palestinienne, ainsi que de la question linguistique et communautaire en Belgique. Journaliste indépendant, il est également «vigie» (veille presse, sélection et traduction) à l’hebdomadaire Courrier international (Paris) depuis 2000. Il y traite et y traduit la presse «régionale» juive (hébréophone et anglophone) et arabe (anglophone), ainsi que la presse «hors-zone» (anglophone, yiddishophone, néerlandophone et afrikaansophone).