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Ces autorités universitaires qui déconstruisent l’Europe

Numéro 6/7 juin-juillet 2014 - enseignement supérieur UE (Union européenne) par

juin 2014

Récem­ment, à l’initiative du CDH André Antoine, la ques­tion du cout des étu­diants fran­çais pour le sys­tème d’enseignement supé­rieur belge est reve­nue au cœur de l’actualité. On se sou­vien­dra que c’est d’ailleurs au CDH que l’on doit le décret dit « non-résident », qui vise à limi­ter le nombre d’étudiants fran­çais dans les filières où ils sont très nombreux. […]

Le Mois

Récem­ment, à l’initiative du CDH André Antoine, la ques­tion du cout des étu­diants fran­çais pour le sys­tème d’enseignement supé­rieur belge est reve­nue au cœur de l’actualité1. On se sou­vien­dra que c’est d’ailleurs au CDH que l’on doit le décret dit « non-résident », qui vise à limi­ter le nombre d’étudiants fran­çais dans les filières où ils sont très nom­breux. Le stra­ta­gème tech­nique du cri­tère de rési­dence vise à contour­ner l’interdiction faite aux États membres de l’Union de dis­cri­mi­ner sur la base de la natio­na­li­té : tout citoyen euro­péen a droit au même trai­te­ment en termes d’accès à l’enseignement dans tous les pays de l’Union. Avec ce sub­ter­fuge, il s’agissait déjà, à l’époque, d’un coup de poi­gnard dans l’idée pour­tant lar­ge­ment célé­brée d’une mobi­li­té étu­diante européenne.

Petit rap­pel : juste au tour­nant du mil­lé­naire, plu­sieurs ministres signaient une décla­ra­tion à l’université de Bologne, dont le pro­jet était de créer un « espace euro­péen d’enseignement supé­rieur », au sein duquel l’UE devait jouer un rôle moteur. L’objectif prin­ci­pal annon­cé à grand ren­fort de dis­cours média­tiques : aug­men­ter la mobi­li­té étu­diante2. Très rapi­de­ment, le « pro­ces­sus de Bologne » a donc impo­sé, par­tout en Europe, des réformes de cur­sus cou­teuses (par exemple, en Bel­gique fran­co­phone, pas­sage à cinq ans de nom­breuses filières) et l’installation de struc­tures admi­nis­tra­tives nou­velles contri­buant à pro­duire un tra­vail d’«évaluation » impor­tant sans finan­ce­ment com­plé­men­taire (par exemple, via les agences d’évaluation de la qua­li­té). « Tous ces sacri­fices sont néces­saires », assu­raient les rec­teurs, car les étu­diants allaient bien­tôt pou­voir gam­ba­der d’un pays à l’autre pour mieux se for­mer dans le for­mi­dable espace mobi­li­taire à la bolo­gnaise. On ne manque pas d’archives d’entretiens, dis­cours, édi­tos et autres textes au style enle­vé annon­çant avec force des objec­tifs chif­frés : 30% d’étudiants mobiles effec­tuant un cycle entier ailleurs en Europe, 50% d’étudiants étran­gers dans nos uni­ver­si­tés, 100% d’étudiants belges ayant effec­tué un séjour d’au moins six mois ailleurs dans l’UE3

Des envolées lyriques aux vœux pieux

Dès 2004, la Fédé­ra­tion des étu­diants fran­co­phones (FEF) avait sou­li­gné le carac­tère inte­nable d’une telle poli­tique mobi­li­taire géné­ra­li­sée dans le cadre de l’espace euro­péen d’enseignement supé­rieur : les tra­di­tions natio­nales conti­nuent à peser lour­de­ment sur son orga­ni­sa­tion (« uni­ver­si­té » ne désigne pas la même réa­li­té ins­ti­tu­tion­nelle en Bel­gique et en France) et sur­tout, les flux ne sont pas équi­li­brés. Ain­si, cer­tains pays « importent » des flo­pées d’étudiants, d’autres en « exportent » des bras­sées. Il était donc indis­pen­sable de créer un fonds euro­péen per­met­tant de finan­cer cette mobi­li­té, ce que l’European Stu­dents’ Union (ESU), la cou­pole regrou­pant les orga­ni­sa­tions étu­diantes euro­péennes affirme depuis 2005 au moins. Dix ans plus tard, rien n’a été fait en la matière et on com­mence à sérieu­se­ment dou­ter, dans les pays qui accueillent un grand nombre d’étudiants (en Bel­gique fran­co­phone, mais aus­si en Ita­lie, en Espagne), de la sou­te­na­bi­li­té finan­cière du modèle.

L’ersatz de solu­tion pro­po­sé par plu­sieurs auto­ri­tés uni­ver­si­taires belges fran­co­phones est l’augmentation géné­ra­li­sée du miner­val4, avec un sys­tème de « dis­pense de paye­ment d’une par­tie du miner­val » pour les étu­diants rési­dents : ain­si, un étu­diant fran­çais paye­rait un mon­tant pro­hi­bi­tif lors qu’un étu­diant belge pour­rait obte­nir une « réduc­tion » en prou­vant qu’il réside bien sur le ter­ri­toire. Outre que cela met en dif­fi­cul­té les étu­diants qui ont la natio­na­li­té belge et qui résident à l’étranger, il s’agit fina­le­ment d’une « entour­loupe » visant à contour­ner le prin­cipe géné­reux de non-dis­cri­mi­na­tion des étu­diants euro­péens. En d’autres termes, l’idée d’un grand espace mobi­li­taire où les étu­diants voyagent d’une ins­ti­tu­tion à une autre, cela plait aux uni­ver­si­taires belges uni­que­ment si ce sont des étu­diants belges qui voyagent à l’étranger, exter­na­li­sant les couts de leur formation.

Le pro­blème d’un tel rai­son­ne­ment, c’est qu’à l’heure du déli­te­ment euro­péen, il pour­rait très bien faire tache d’huile : fina­le­ment, le cout des frais d’inscription en Espagne est rela­ti­ve­ment bas, et ce pays est dans une telle situa­tion finan­cière actuel­le­ment, qu’il n’y a aucune rai­son qu’il ne fasse pas payer les étu­diants « non natio­naux ». On voit très bien com­ment cette logique peut impli­quer une hausse géné­rale des frais d’inscription par­tout dans l’espace « Bologne », entra­vant lour­de­ment la mobi­li­té euro­péenne… Sur­tout des étu­diants qui n’ont que peu de moyens. À ce sujet, il convient de le rap­pe­ler : plu­sieurs études montrent clai­re­ment que les couts de la mobi­li­té étu­diante sont d’ores et déjà trop éle­vés pour les étu­diants les plus pré­ca­ri­sés et par­ti­cipent d’une dua­li­sa­tion des filières en fonc­tion du patri­moine finan­cier (de la famille) des étu­diants5. La situa­tion ne pour­rait qu’empirer si tous les pays euro­péens s’engouffraient dans la brèche que s’apprêtent à ouvrir les auto­ri­tés uni­ver­si­taires belges francophones.

Bologne, une façade ?

Toute l’agitation média­tique autour de la ques­tion des étu­diants euro­péens (et sin­gu­liè­re­ment fran­çais) sert en réa­li­té à une seule chose : impo­ser un rap­port de forces dans le cadre de la négo­cia­tion du « décret de finan­ce­ment » de l’enseignement supé­rieur qui devra être mis en place par le nou­veau gou­ver­ne­ment. Les auto­ri­tés uni­ver­si­taires annoncent de fait qu’elles capi­tulent déjà devant l’idée d’exiger la sor­tie du finan­ce­ment dit en « enve­loppe fer­mée » et l’augmentation des moyens dévo­lus à l’enseignement supé­rieur : elles pré­fèrent aller cher­cher dans la poche des étu­diants non belges les moyens de leur fonc­tion­ne­ment, quitte à renon­cer aux idéaux du pro­ces­sus de Bologne (dont on trou­ve­ra là un excellent argu­ment pour affir­mer qu’ils n’étaient qu’une façade pour impo­ser des réformes bien éloi­gnées du sou­ci de créa­tion et de trans­mis­sion des savoirs au plus grand nombre).

On ne peut que s’amuser des nuances appor­tées par ces auto­ri­tés, qui sug­gèrent en paral­lèle un sys­tème de « réduc­tion sur pro­fil » pour les étu­diants étran­gers « défa­vo­ri­sés » : tout qui connait le tra­vail social dans les uni­ver­si­tés sait que la déter­mi­na­tion des reve­nus d’étudiants belges consti­tue déjà un véri­table casse-tête… Vu l’absence d’harmonisation des poli­tiques fis­cales en Europe, on se demande bien com­ment concrè­te­ment les ser­vices sociaux pour­raient faire face aux nom­breuses nou­velles demandes d’étudiants euro­péens non belges (sans comp­ter le pro­blème non anec­do­tique posé par la langue des docu­ments à four­nir, les tarifs des tra­duc­teurs jurés usuel­le­ment requis pour les tra­duc­tions offi­cielles étant abso­lu­ment prohibitifs).

Plus fon­da­men­ta­le­ment, ce qui est fas­ci­nant dans les pro­po­si­tions ame­nées par les auto­ri­tés rec­to­rales fran­co­phones de Bel­gique, c’est qu’elles pré­fèrent fina­le­ment réha­bi­li­ter l’idée d’un « État-nation fort » à l’étude d’une solu­tion struc­tu­relle et durable au niveau euro­péen : elles renoncent à la solu­tion euro­péenne pour se recro­que­viller sur une mesure locale et dis­cri­mi­na­toire « maquillée » pour la rendre juri­di­que­ment conforme (et pas­ser dès lors sous le radar de la Com­mis­sion euro­péenne). Fina­le­ment, ce réflexe dit beau­coup de choses sur la manière dont cer­taines auto­ri­tés uni­ver­si­taires — qui aiment à défi­nir les uni­ver­si­taires comme l’«élite » — conçoivent l’Union euro­péenne : lorsque les mesures qu’elles ont pour­tant sou­te­nues ne tournent pas à leur avan­tage, elles n’hésitent pas à rejoindre les rangs de ceux qui décons­truisent pra­ti­que­ment la soli­da­ri­té entre les peuples européens.

  1. N. Bamps et F.-X. Lefèvre, « Les étu­diants fran­çais coutent cent mil­lions d’euros par an », L’Echo, 25 mai 2014, p. 1 et 3.
  2. S. Cro­ché, Le pilo­tage du pro­ces­sus de Bologne, Aca­de­mia-Bruy­lant, 2010.
  3. R. Maes, L’action sociale des uni­ver­si­tés à l’épreuve des muta­tions de l’enseignement supé­rieur en Europe, thèse de doc­to­rat, ULB, 2014.
  4. N. Bamps et F.-X. Lefèvre, op. cit.
  5. Voir par exemple V. Erlich, « Les mobi­li­tés étu­diantes en Europe. Des inéga­li­tés ren­for­cées face aux défis de l’internationalisation », OVE-info, n° 28, Obser­va­toire de la vie étu­diante, 2013 ; R. Maes, op. cit.