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Censures douces et dures au Maghreb
La question de la censure au Maghreb a animé les débats du Forum de la presse arabe, organisé par l’Association mondiale des journaux, les 6 et 7 juin 2010, à Beyrouth, au Liban. La Tunisie en a pris pour son grade, se voyant classée parmi les États aux pratiques dures envers les médias. Au moment de boucler cet article, le […]
La question de la censure au Maghreb a animé les débats du Forum de la presse arabe, organisé par l’Association mondiale des journaux, les 6 et 7 juin 2010, à Beyrouth, au Liban. La Tunisie en a pris pour son grade, se voyant classée parmi les États aux pratiques dures envers les médias.
Au moment de boucler cet article, le 22 juin 2010, le groupe des Verts au Parlement européen vient de convoquer une conférence de presse à Bruxelles, pour dénoncer un amendement au code pénal en Tunisie, susceptible d’accentuer les entraves à la liberté d’expression… Le ministre tunisien de la Justice a expliqué sans détours que l’addendum vise ceux qui voudraient saboter l’octroi par l’Union européenne du « statut avancé » à la Tunisie. Cette crispation de l’appareil répressif tunisien intervient un mois après la tenue du Conseil d’association, qui a décidé d’explorer la possibilité d’accorder ce statut, tout en demandant à Tunis d’intensifier ses efforts en matières de protection des défenseurs des droits de l’homme et de respect de la liberté d’expression.
Le Maroc et l’Algérie seraient moins répressifs que la Tunisie, mais néanmoins tentés de suivre son exemple. Le Marocain Aboubakr Jamai l’a admis d’emblée lors de son intervention à Beyrouth, le 6 juin : « Je suis presque gêné de me plaindre de la censure dans mon pays lorsque je dois soutenir la comparaison avec ce qui se passe en Tunisie ».
La « douceur » du contrôle des médias au Maroc
Ancien directeur du défunt Journal Hebdomadaire, Aboubakr Jamai a relaté son parcours professionnel au Maroc. Après des études de commerce et d’administration, son expérience journalistique proprement dite commence en 1997, lorsqu’il fonde Le Journal1. Trois ans plus tard, cette publication est interdite à cause de la parution d’un dossier impliquant le premier ministre en fonction (Abderrahmane Youssoufi) dans la tentative de coup d’État, en 1972, contre le roi Hassan II. Aboubakr Jamai ne se laisse pas démonter et refonde immédiatement la même publication sous un autre nom : Le Journal hebdomadaire. Mais les ennuis continuent : en 2001, Aboubakr Jamai est condamné pour diffamation du ministre des Affaires étrangères Mohammed Benaissa (qu’il accuse de corruption). En 2006, à la suite d’une plainte déposée par un consultant belge, Claude Moniquet, devant la justice marocaine, Aboubakr Jamai et l’un de ses confrères sont condamnés à payer un dédommagement de 300.000 euros pour avoir mis en doute l’impartialité d’un rapport de Claude Moniquet accusant le Front Polisario d’accointances avec Al-Qaïda. Face à l’incapacité de payer dettes et amendes, le Journal Hebdomadaire met la clef sous le paillasson et son directeur quitte le Maroc… La censure se décline, selon Aboubakr Jamai, sous au moins deux formes complémentaires : le harcèlement judiciaire et l’asphyxie économique2. Mais la violence ou l’intimidation physique, telles qu’elles se pratiquent en Tunisie, seraient rares. Aboubakr Jamai parle de « censure douce » au royaume chérifien.
Ali Anouzla, le rédacteur en chef de Al-Jarida Al-Oula, identifie une troisième forme de contrainte au Maroc : l’autocensure ou la surenchère loyaliste. Il cite l’incident qui s’est déroulé le 31 mai 2010 sur les ondes de Radio Mars, une station indépendante de Casablanca. Le cinéaste Hicham Ayouch, invité de l’émission « Mag Mars », y a exprimé son désir de « devenir président de la république marocaine ». Dès le surlendemain, le Conseil supérieur de la communication audiovisuelle (CSCA) décrétait une suspension totale des émissions de Radio Mars pendant 48 heures pour « manquement aux obligations légales ». Le communiqué du CSCA constatait que « les propos d’un invité comportaient une atteinte aux constantes du royaume du Maroc telles que définies par la Constitution, notamment celles relatives à la monarchie ». Mais au-delà de ce retour de bâton prévisible, c’est la réaction rapide de l’opérateur qui dénote une surenchère loyaliste, puisqu’il a décidé d’arrêter l’émission « Mag Mars » avant même que le CSCA ne sévisse.
Al-Jarida Al-Oula ne paraît plus. Le journal est mort d’asphyxie, croulant sous les amendes infligées pour publication d’articles s’interrogeant sur l’état de santé du roi. Le jugement fatidique tomba le 29 juin 2009. Al-Jarida Al-Oula et deux autres quotidiens marocains, Al Massae et Al Ahdath Al Maghribiya, furent condamnés chacun à 1 million de dirhams (un peu plus de 90.000 euros) de dommages et intérêts et 100.000 de dirhams d’amende, pour atteinte à la dignité d’un chef d’État étranger, en la personne du guide libyen Mouammar Kadhafi. « Dans un papier d’opinion du 18 novembre 2008, intitulé « Nous et le Maghreb arabe », j’avais écrit que Kadhafi est arrivé au pouvoir sur un char d’assaut et j’avais critiqué l’absence de démocratie au Maghreb », explique Ali Anouzla. Début mai 2010, l’équipe d’Al-Jarida Al-Oula a annoncé un « arrêt provisoire » de la parution, pour des « raisons économiques ». Le journal est dans l’incapacité de payer ses amendes à la justice et de rembourser ses dettes aux imprimeurs.
Dérive à la tunisienne
« Allah et l’émir sont présents dans toute chose, comment ne pourraient-ils pas être présents dans la presse ? », ironise Taoufic Bouachrine, directeur général d’Akhbar Al-Youm, en commentant ses relations tumultueuses avec le pouvoir royal marocain. « Le problème, poursuit-il, c’est que l’émir aimerait présider les conférences de rédaction ». Taoufic Bouachrine fait référence à l’affaire qui a opposé son journal à la justice marocaine, lors de la parution, le 27 septembre 2009, d’une caricature du prince Moulay Ismail. Selon le ministère de l’Intérieur marocain, « l’utilisation de l’étoile de David dans la caricature suscite des interrogations sur les insinuations de ses auteurs et dénote des penchants d’antisémitisme flagrant ». Le gout du dessin incriminé peut en effet paraitre douteux… Sur le fond rouge d’une bannière étoilée (le drapeau marocain), perché dans une « imariya » (la chaise à porteurs dans laquelle s’installe normalement la mariée), le prince fait clairement un salut fasciste — malgré les dénégations de Toufic Bouachrine et du dessinateur Khaled Gueddar. Moins évidente est l’accusation d’antisémitisme. Le corps du prince cache l’étoile marocaine de telle sorte que l’on peut, à la limite, y voir une représentation de l’étoile de David. Il s’agirait d’une allusion tendancieuse au mariage du prince Moulay Ismail avec la ressortissante allemande Anissa Lehmkukl. Mais Taoufic Bouachrine a déclaré que ces interprétations sont délirantes et que le dessin s’insérait innocemment dans un dossier sur les traditions du mariage au Maroc. Il a ajouté que « l’épouse allemande du prince est de confession musulmane et pas du tout juive»…
Qui croire dans cette affaire ? L’occasion de museler un média indépendant semblait en tout cas trop belle pour les autorités marocaines. En octobre 2009, le tribunal de première instance de Casablanca condamnait Taoufic Bouachrine et le caricaturiste Khalid Gueddar à un an de prison avec sursis et à 100.000 dirhams d’amende. La justice ordonnait également la fermeture définitive des bureaux du quotidien, ce qui n’empêchait pas sa parution, mais l’obligeait à déménager. Taoufic Bouachrine a relancé le journal sous le nom légèrement différent d’Akhbar Al Youm Al-Maghribiya. Le prince a accepté les excuses du journaliste et du caricaturiste. Mais les ennuis de Taoufic Bouachrine ne se sont pas arrêtés. Le 14 juin 2010, après son retour du Forum de la presse arabe à Beyrouth, il a été condamné à six mois de prison ferme pour une obscure affaire d’escroquerie. Le journaliste est accusé de ne pas avoir respecté le montant des versements prévus au moment de l’achat d’une maison. Il est convaincu que cette affaire est un prétexte : « Je paie aujourd’hui la ligne éditoriale de mon journal. Désormais, le pouvoir ne veut plus condamner les journalistes pour leurs écrits. Il les traite comme des gangsters, des malfaiteurs ». Taoufic Bouachrine, qui a décidé de faire appel et de ne plus écrire, dénonce une dérive à la tunisienne. Il craint une machination similaire à celle qui envoya le journaliste tunisien Taoufic Ben Brik derrière les barreaux durant six mois, pour un cas non élucidé de viol et d’atteintes aux bonnes mœurs.
Tunisie : le partenaire avancé
Au Forum de la presse arabe, les exemples de violations graves de la liberté des médias en Tunisie ont fusé de toutes parts. Sihem Bensedrine, une journaliste tunisienne connue pour ses nombreux déboires avec les autorités de son pays, était présente à Beyrouth. En 2008, elle avait lancé Radio Kalima. Deux rédactions, algérienne et tunisienne, se partageaient cette antenne indépendante avant que les pressions des autorités algériennes et tunisiennes ne la neutralisent. Depuis plus d’un an, les locaux de la radio à Tunis sont sous scellés. Sihem Bensedrine, menacée de poursuites judiciaires, vit en exil. Et depuis mars 2010, la société Eutelsat a cessé de diffuser les programmes de Radio Kalima sur son satellite Hotbird. Eutelsat a annoncé au fournisseur d’accès basé à Chypre que Radio Kalima ne disposait pas des licences nécessaires auprès des autorités algériennes et tunisiennes. « Nous avons été censurés à la demande des autorités algériennes », dénonce Yahia Bounouar, le directeur de l’antenne algérienne.
Sihem Bensedrine se pose une question inquiétante : « La Tunisie devient-elle un modèle pour l’Algérie ? ». Elle n’exclut pas que ce soit la Tunisie qui ait demandé à l’Algérie de contacter Eutelsat. Dans une interview récente accordée au site Afrik.com, Yahia Bounouar affirmait même que « l’Algérie a envoyé des agents en formation en Tunisie », afin qu’ils y apprennent les techniques de la censure sur Internet… Un participant à la conférence de Beyrouth a ironisé à ce sujet : « Pourquoi le Maroc et l’Algérie ne s’inspireraient-ils pas des méthodes tunisiennes, puisqu’ils constatent bien que celles-ci, particulièrement efficaces, n’empêchent pas la Tunisie d’être sur le point d’obtenir le statut de partenaire avancé de l’Union européenne ? »
Régression et innovation juridiques
« Mon pays est un exemple de régression des libertés de la presse », a affirmé le Tunisien Mohamed Krichen, journaliste et présentateur célèbre des infos sur la télévision qatarie Al-Jazeera. Intervenant le second jour du Forum, il a comparé les débuts de sa carrière en Tunisie avec ses expériences ultérieures au service arabe de la BBC et au Qatar. Puis il a exhibé une très ancienne caricature parue dans le journal tunisien Ar-Raï en juillet 1978, où l’on représentait un ministre tout puissant à l’époque, occupant la place du président Bourguiba sur une statue équestre… Mohamed Krichen a regretté que ce type de caricatures irrespectueuses du pouvoir soit devenu tout à fait inimaginable dans la Tunisie du président Ben Ali.
Le Palestinien Yousef Ahmed, consultant auprès de l’Index on Censorship, est venu présenter le nouveau rapport du Tunisia Monitoring Group (TMG), le groupe d’observation de la Tunisie mis en place par une vingtaine d’associations de défense de la liberté d’expression3. Ce rapport montre non seulement comment la justice tunisienne est manipulée par l’exécutif afin d’étouffer les opinions divergentes, mais recense également de nombreuses affaires de harcèlements moral et physique d’une perversité sans pareille. Le Hollandais Peter Noorlander, directeur au Media Legal Defence Initiative (Londres), a même décelé une innovation juridique dans les méthodes utilisées par la justice tunisienne pour intimider les opposants et leurs familles : le prétexte d’une infraction au code de la route. C’est ainsi que Mohamed Nouri, ancien avocat, actuellement responsable de l’association Liberté et Equité, a expliqué aux enquêteurs du TMG que son fils, un soir, roulant au volant de sa voiture, fut arrêté par des policiers qui lui demandèrent de descendre de son véhicule. Comme il refusa d’obtempérer, les policiers brisèrent sa vitre. Le fils de Mohamed Nouri démarra en trombe. Il fut poursuivi pour « délit de fuite après avoir provoqué un accident de voiture ». Condamné à quatre ans de prison in abstentia, il a demandé l’asile politique à l’étranger et n’ose plus rentrer en Tunisie.
Une autre méthode fréquemment utilisée est la confiscation de la carte d’identité. Le journaliste freelance et bloggeur Samir Boukhdir en a fait les frais. Au lendemain d’une interview qu’il avait accordée à la BBC, en octobre 2009, des policiers en civil l’ont kidnappé et lui ont volé tous ses papiers. L’ennui est que le journaliste freelance, déjà empêché d’activer une connexion internet à domicile, ne peut dès lors plus fréquenter les cybercafés, pour la simple raison que l’accès de ces établissements, en Tunisie, est soumis au dépôt d’une pièce d’identité auprès du gérant…
Tous des menteurs ?
À Beyrouth, après l’intervention de Yousef Ahmad sur la Tunisie, le Norvégien Carl Morten Iversen, secrétaire général de l’association Norsk pen, s’est levé pour insister sur la véracité des témoignages contenus dans le rapport du TMG : « Ne vous étonnez pas si quelqu’un va demander la parole dans cette salle pour dire que nous sommes tous des menteurs. Mais ne le croyez pas, ce rapport est sérieux»… Il ne pensait pas si bien dire, car un agent de l’ambassade de Tunis à Beyrouth ne tarda pas à s’emparer du micro pour déclarer qu’il n’avait jamais eu connaissance d’une obligation de soumettre une pièce d’identité dans les cybercafés de Tunisie ! Yousef Ahmad se fâcha : « Monsieur, soyez honnête. Peut-être ne faut-il pas tout le temps montrer patte blanche, mais seulement quand vous connaissez bien le gérant du cybercafé » ! C’est qu’en matière de mesure de la répression et de la censure, tout serait relatif (sic)…
- L’hisoire de cette publication est très bien relatée sur le lien suivant : www.emarrakech.info/La-folle-histoire-du-Journal_a33310.html.
- Aboubakr Jamai a expliqué comment son hebdomadaire a dû subir un boycott publicitaire des sociétés publiques et des grandes entreprises privées : « Nous avons perdu 80% de nos recettes publicitaires, les autorités ont tout fait pour nous acculer […] Nous étions désormais considérés comme un journal à problèmes pour les annonceurs ».
- « Behind the façade : how a politicised judiciary and administrative sanctions undermine tunisian human rights », report from the seventh TMG mission to Tunisia (6 juin 2010).