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Célébrations darwiniennes et questions de sens

Numéro 07/8 Juillet-Août 2009 - Religion- Église par Philippe Muraille

juillet 2009

L’an­née 2008 com­mé­more un double anni­ver­saire dar­wi­nien, celui du deux cen­tième anni­ver­saire de la nais­sance du célèbre scien­ti­fique bri­tan­nique et celui du cent cin­quan­tième anni­ver­saire de son ouvrage sur L’o­ri­gine des espèces. Ces anni­ver­saires se célèbrent sur fond de contro­verse entre les tenants des dif­fé­rentes variantes des thèses « créa­tion­nistes » et les réac­tions de scien­ti­fiques appe­lés par­fois « nou­veaux athéistes » en rai­son de la viru­lence de leurs pro­pos. Face à ces deux dis­cours en miroir qui pré­tendent au mono­pole du sens, des scien­ti­fiques et des théo­lo­giens font la dis­tinc­tion entre foi dans la créa­tion et dis­cours scien­ti­fique sur l’é­vo­lu­tion. Les déve­lop­pe­ments des sciences contraignent à poser la ques­tion du sens de l’exis­tence, de l’ac­tion et des sciences elles-mêmes, qui ne peut être tran­chée que par un choix de valeurs des­ti­nées à assu­rer une vie com­mune bonne.

À voir le foi­son­ne­ment des publi­ca­tions qui paraissent et les pré­sen­toirs des librai­ries, on peut dire que l’intérêt pour Dar­win, déjà consi­dé­rable au moment de la paru­tion de son ouvrage, n’est pas en train de se démen­tir. Que l’on pense en Bel­gique, à l’ouvrage pas­sion­nant et hors des sen­tiers bat­tus de Domi­nique Lam­bert et Jacques Reisse, Charles Dar­win et Georges Lemaître. Une impro­bable mais pas­sion­nante ren­contre1. Ou aux nom­breux ouvrages et articles de Patrick Tort, fon­da­teur de l’Institut Charles Dar­win Inter­na­tio­nal, auprès du Museum d’histoire natu­relle de Paris, dont le der­nier paru est L’effet Dar­win. Sélec­tion natu­relle et nais­sance de la civi­li­sa­tion2. Ce même museum où se déroule le roman à énigmes de Véro­nique Roy, Museum3, où les luttes de pen­sée autour de la théo­rie dar­wi­nienne débouchent sur une série de crimes et de sub­tils mystères.

Les récits de la foi monothéiste et ceux des sciences

Un ensemble de chocs cultu­rels se sont suc­cé­dé depuis la Renais­sance et engendrent des chan­ge­ments fon­da­men­taux dans la manière de voir l’homme et le monde, de les pen­ser, d’envisager la manière de le trans­for­mer. Les théo­ries dar­wi­niennes sur l’évolution de l’espèce pro­longent le bou­le­ver­se­ment opé­ré par Coper­nic et Gali­lée qui disaient que la terre n’est pas au centre de l’univers. Dar­win, en syn­thé­ti­sant et en fon­dant dans des don­nées d’observation une réflexion qui était dans l’air de son temps, déplace la cen­tra­li­té de l’homme, car il le situe en conti­nui­té avec le vivant dont il n’est qu’un maillon historique.

Ce fai­sant, et plus encore que Gali­lée, Dar­win réin­ter­roge et met en ques­tion une des visions du monde les plus ancrées dans une par­tie impor­tante de l’humanité, celle du Dieu créa­teur de l’homme, notam­ment léguée par l’imaginaire des trois reli­gions mono­théistes. Et la théo­rie de l’atome ori­gi­nel, dite du Big Bang, frap­pe­ra un autre coup à l’encontre du Dieu créa­teur tout court. Le Cour­rier inter­na­tio­nal4, se plai­sait à titrer « Dieu est-il une par­ti­cule ? » à l’occasion de la mise en route du grand col­li­sion­neur de hadron du CERN à Genève, mise en route hélas éphé­mère vu les bud­gets publics de la recherche.

Ces bou­le­ver­se­ments que la moder­ni­té a appor­tés à des visions du monde ancrées durant des mil­lé­naires ne s’arrêtent pas là, car Freud, la psy­cho­lo­gie et aujourd’hui les neu­ros­ciences vien­dront inter­ro­ger l’être humain lui-même. Où en est donc cette âme, cen­sée s’envoler vers un autre monde, enfer, para­dis ou pur­ga­toire en atten­dant la résur­rec­tion finale des corps ? Et en amont de tout cela, y a‑t-il une fina­li­té à cette évo­lu­tion, au deve­nir de l’humanité et de l’univers, au deve­nir de chacun ?

Les reli­gions en géné­ral, et les mono­théismes en par­ti­cu­lier, avaient des théo­ries disant quelque chose à pro­pos de tout cela. Les fon­de­ments mêmes de celles-ci sont secoués par les sciences. Elles imposent à la pen­sée reli­gieuse une réflexion renou­ve­lée, un rap­port nou­veau à ces récits fon­da­teurs, comme celui de la Genèse. Ce sont des défis majeurs. Mais les reli­gions, à leur tour inter­rogent, par­mi d’autres, la pen­sée scien­ti­fique, sa por­tée dans la com­pré­hen­sion du monde et de l’homme.

Des contro­verses sur­gissent, sou­vent sous forme d’affrontement. Et si l’intérêt pour Dar­win est renou­ve­lé, c’est qu’une contre-offen­sive du monde reli­gieux se met en place, de telle sorte que ce double anni­ver­saire dar­wi­nien se célèbre à l’ombre d’une contro­verse qui n’est pas tou­jours faite pour éclair­cir les idées alors qu’un débat serein mérite d’être déve­lop­pé5.

Les prétentions des doctrines créationnistes

Les pre­miers acteurs de la contro­verse sont ceux qui ont été appe­lés les « créa­tion­nistes », terme sujet à cer­taines ambi­guï­tés. Par ce terme, on désigne un cou­rant de pen­sée né dans les milieux pen­te­cô­tistes amé­ri­cains dans les années vingt : il s’est trans­for­mé en doc­trine à pré­ten­tion scien­ti­fique dans les années sep­tante pour évo­luer vers des formes plus sophis­ti­quées de l’Intel­li­gent desi­gn, appe­lées par­fois « néo­créationnistes » dans les années quatre-vingt. Des ins­tances comme l’Institute for Crea­tion Research (ICR) en Cali­for­nie ou le Dis­co­ve­ry Ins­ti­tute fon­dé à Seat­tle, sou­te­nues par une par­tie de la droite répu­bli­caine, à l’époque par le pré­sident Ronald Rea­gan lui-même, ont joué un rôle déter­mi­nant pour la pro­mo­tion et la dif­fu­sion de ces idées. Au nom d’une lec­ture lit­té­rale du texte de la Genèse et d’arguments de type scien­ti­fique, les créa­tion­nistes défendent diverses thèses.

Une pre­mière thèse, celle du créa­tion­nisme de la pre­mière heure, sou­tient la créa­tion du monde et des espèces direc­te­ment par Dieu. Selon les créa­tion­nistes, il n’y a pas d’évolution et les théo­ries évo­lu­tion­nistes sont une super­che­rie. Le créa­tion­nisme s’est refor­mu­lé vers une forme plus sophis­ti­quée : la théo­rie fixiste laisse la place à l’idée que l’évolution ne peut pas se com­prendre uni­que­ment par l’explication qu’en donnent les scien­ti­fiques de l’évolution, mais qu’elle s’inscrit dans le pro­jet d’une intel­li­gence supé­rieure. Il ne s’agit pas seule­ment pour les créa­tion­nistes de défendre une fina­li­té géné­rale du monde (à la manière de Teil­hard de Char­din): ils sou­tiennent l’idée que le pro­ces­sus concret de l’évolution, en rai­son de sa com­plexi­té, ne pro­cède pas de cau­sa­li­tés pure­ment maté­rielles, mais d’une inter­ven­tion supé­rieure, une sorte de nou­velle ver­sion de la Pro­vi­dence divine.

Les thèses créa­tion­nistes se sont trans­fé­rées dans le monde musul­man. Un grand scan­dale a été sus­ci­té par l’ouvrage de Haroun Yaya, pseu­do­nyme de Adnan Oktar, un intel­lec­tuel turc dis­po­sant de larges moyens finan­ciers. Cet ouvrage luxueux, L’atlas de la créa­tion, a été dis­tri­bué gra­tui­te­ment par dizaines de mil­liers d’exemplaires. Il défend les thèses fixistes, images à l’appui. Dans le monde musul­man d’ailleurs, les thèses créa­tion­nistes sont assez cou­rantes6.

Mais si le créa­tion­nisme a sus­ci­té tel­le­ment de réac­tions c’est que, depuis les années quatre-vingt, les créa­tion­nistes amé­ri­cains reven­diquent, recours en jus­tice à l’appui, que leurs thèses soient ensei­gnées en tant que cours scien­ti­fique au même titre que la théo­rie de l’évolution. Pour les défen­seurs de l’Intel­li­gent Desi­gn, comme le bio­chi­miste Michael J. Behe ou le phi­lo­sophe Ste­phan C. Meyer, il s’agit d’une théo­rie qui doit être ensei­gnée comme théo­rie scien­ti­fique, au moins au même titre que la théo­rie de l’évolution.

Face à ces reven­di­ca­tions, le débat et l’affrontement ne pou­vaient que commencer.

L’arrière-fond de positions et le piège d’un débat

Ce débat n’est pas une simple répé­ti­tion de celui du XIXe siècle entre foi et science ou entre sub­jec­ti­vi­té et objec­ti­vi­té, même s’il en porte la trace. Car on ne pour­rait pas com­prendre ce suc­cès sans le mettre en rela­tion avec la bana­li­sa­tion aux États-Unis d’une vision post­mo­der­niste des sciences qui, en quelque sorte, pré­pare le ter­rain du déve­lop­pe­ment de ces idées. On entend par vision post­mo­der­niste — pour le dire rapi­de­ment — le fait qu’à par­tir du moment où une idée exprime une sub­jec­ti­vi­té ou la pen­sée d’une com­mu­nau­té (eth­nique, raciale, sexuelle, reli­gieuse ou autre), elle est à res­pec­ter, ce qui est cer­tai­ne­ment un acquis à mettre sur le compte d’une vision posi­tive multiculturelle.

Mais le post­mo­der­nisme va plus loin : toute pen­sée est équi­va­lente et, donc, il n’y a plus ni de cri­tère éthique ni de cri­tère cog­ni­tif pour dire une véri­té. C’est ain­si que des com­por­te­ments consi­dé­rés comme inac­cep­tables sur le plan moral peuvent être accep­tés au nom du post­mo­der­nisme. Et c’est ain­si qu’il peut deve­nir plau­sible de mettre une véri­té reli­gieuse (c’est-à-dire une croyance) sur la créa­tion sur le même pied qu’une véri­té scientifique.

On voit les effets déstruc­tu­rants pour la pen­sée et les corol­laires per­vers induits par le post­mo­der­nisme tant pour une vision cou­rante du monde que pour un regard scien­ti­fique. Le monde scien­ti­fique amé­ri­cain est mar­qué par le post­mo­der­nisme. Ce débat fut à l’origine de l’ouvrage des phy­si­ciens Alan Sokal et Jean Bric­mont, Impos­tures intel­lec­tuelles7, qui a eu le mérite de sus­ci­ter la dis­cus­sion, même si ce fut au prix d’une polé­mique exces­sive et pas assez clair­voyante. En Europe, contrai­re­ment à ce que Sokal et Bric­mont laissent entendre, le post­mo­der­nisme n’a pas trop d’emprise dans le monde scien­ti­fique, y com­pris des sciences humaines, même si des idées post­mo­der­nistes semblent par­fois trans­pa­raître ici ou là, dans des milieux lit­té­raires ou cultu­rels et se dif­fu­ser dans un plus large public. Les médias, notam­ment, qui alignent dans des débats des opi­nions mul­tiples sans dif­fé­ren­cia­tion entre le dis­cours scien­ti­fique, l’opinion impro­vi­sée ou la prise de posi­tion issue d’une convic­tion, contri­buent à dif­fu­ser une cer­taine confu­sion des genres.

Face au créa­tion­nisme se dressent, dans un pôle oppo­sé, des scien­ti­fiques et d’autres intel­lec­tuels. Dans cer­tains cas, leur réac­tion relève non seule­ment d’une défense de la science, mais éga­le­ment d’une affir­ma­tion par­fois viru­lente des thèses athéistes et d’un mépris arro­gant à l’égard des croyants. Ce sont quelques-unes des figures de ce qu’on appelle les « nou­veaux athéistes ». Richard Daw­kins, bio­lo­giste d’Oxford, auteur célèbre d’ouvrages comme le Gène égoïste ou Il était une fois nos ancêtres, sort de son ter­rain scien­ti­fique pour publier un ouvrage qui s’est ven­du à des mil­lions d’exemplaires, Pour en finir avec Dieu8. En Bel­gique, Jean Bric­mont, pro­fes­seur à l’UCL, a tenu des posi­tions sem­blables par des inter­ven­tions dans la presse.

Tout compte fait, ces posi­tions sont exac­te­ment en miroir à celles des créa­tion­nistes. Ces der­niers dénient à la science toute auto­no­mie au nom de la reli­gion. Les athéistes scien­ti­fiques nient à la foi toute auto­no­mie et toute consis­tance au nom de la science. Et du même coup, ils mélangent les créa­tion­nistes avec toute per­sonne qui a foi dans l’idée d’un Dieu créateur.

Dans les deux cas, il y a confu­sion de dis­cours et une pré­ten­tion à la domi­na­tion exclu­sive et au mono­pole du sens.

Ces deux posi­tions extrêmes intro­duisent un biais tra­gique pour la pen­sée. Pour les créa­tion­nistes, la lec­ture lit­té­rale du texte biblique, qui prend à rebours l’herméneutique moderne des textes, conduit à des posi­tions bor­nées. Et, de leur côté, les scien­ti­fiques qui se veulent athées mili­tants restreignent le regard sur les êtres humains et le monde à ce que les théo­ries scien­ti­fiques en disent : ils refusent, avec beau­coup de pré­ten­tion, comme le fait Daw­kins, de ten­ter de poser la ques­tion du sens, du pour­quoi. Que ces per­sonnes soient libres de ne pas se poser ces ques­tions, c’est l’évidence ; mais qu’elles jugent stu­pides ceux qui se les posent est inac­cep­table. Et en plus, convo­quer la théo­rie des pro­ba­bi­li­tés pour affir­mer que « la pro­ba­bi­li­té de l’existence de Dieu est extrê­me­ment faible » (ce qui semble enthou­sias­mer des jour­na­listes qui com­mentent ce livre, comme Gus­ta­vo Gutier­rez dans Le Soir de juillet 2008) est une super­che­rie épis­té­mo­lo­gique : en effet, c’est appli­quer une théo­rie scien­ti­fique dans un domaine exté­rieur à sa sphère de com­pé­tence telle qu’elle est défi­nie et déli­mi­tée par la méthode stric­te­ment scien­ti­fique elle-même. Pro­cé­dant et rai­son­nant de façon symé­trique aux créa­tion­nistes — pour eux, seule et uni­que­ment la révé­la­tion a le der­nier mot —, ces scien­ti­fiques estiment que le der­nier mot revient à la science et à elle seule.

Entre ces deux posi­tions extrêmes inutiles, voire même néfastes pour l’avancement d’une réflexion et d’un débat, d’autres intel­lec­tuels, athées ou croyants, scien­ti­fiques de la nature ou phi­lo­sophes, anthro­po­logues ou théo­lo­giens, cherchent la voie d’une réflexion ouverte et cri­tique dans le res­pect de leurs domaines respectifs.

Tout d’abord des scien­ti­fiques acceptent la dis­tinc­tion entre un dis­cours de la science et un dis­cours de la foi tout en stig­ma­ti­sant avec extrême vigueur les théo­ries créa­tion­nistes. C’est par exemple la posi­tion de Ste­phen Jay Gould (ridi­cu­li­sée par Daw­kins) énon­cée par l’idée du « non-empiè­te­ment des magis­tères » (non over­lap­ping magis­te­ria).

Et, d’autre part, des exé­gètes et des théo­lo­giens font la dis­tinc­tion entre le récit de la créa­tion conte­nu dans les textes fon­da­teurs et son sens et font la dif­fé­rence entre foi dans la créa­tion et dis­cours scien­ti­fique sur l’évolution.

Cette posi­tion de réflexion ouverte est à relier à l’idée de « science cri­tique », d’une part, et, d’autre part, à celle de « convic­tion cri­tique » avan­cée par Jean Ladrière et Paul Ricoeur. On pour­rait se deman­der si, à l’avenir, le sta­tus viven­di éta­bli entre sciences et « pro­duc­teurs de sens » tien­dra, car la science (que l’on pense à la géné­tique, aux neu­ros­ciences, à la cos­mo­lo­gie) pose de plus en plus de ques­tions tel­le­ment fon­da­men­tales qu’elles inter­pellent la ques­tion du sens sur le ter­rain même des phi­lo­sophes et des théologiens.

Les enjeux et le devenir de l’islam

Dans l’histoire, les rela­tions entre formes de pen­sée se sont vécues sous le mode de l’affrontement et de l’éradication réci­proque. Les mono­théismes ont vou­lu effa­cer la pen­sée mythique tout en s’y gref­fant pour se rendre popu­laires ; entre les mono­théismes, la riva­li­té et la lutte armée fai­sant des bains de sang ont été mon­naie courante.

Dans la moder­ni­té, on a assis­té à la lutte entre foi et ratio­na­lisme agnos­tique ou athée, jusqu’aux théo­ries du maté­ria­lisme dia­lec­tique ou aux ten­ta­tives d’instauration de régimes théo­cra­tiques, comme tout récem­ment encore en islam.

La pen­sée musul­mane conti­nue aujourd’hui à se confron­ter de plein fouet à la moder­ni­té, comme elle le fait depuis deux siècles. Cer­tains pen­seurs musul­mans res­sentent la moder­ni­té comme un corps étran­ger, asso­ciée de sur­croît à la colo­ni­sa­tion. Par rap­port à la pen­sée scien­ti­fique, les tâton­ne­ments pas­sés et récents de la pen­sée musul­mane sont nom­breux. Les uns refusent pure­ment et sim­ple­ment les don­nées scien­ti­fiques lorsque celles-ci semblent contre­dire la lettre des textes cora­niques. En cela l’islam ne dif­fère pas d’une réac­tion sem­blable à celle connue dans l’histoire du chris­tia­nisme ain­si qu’à celle pré­sente aujourd’hui par­mi les défen­seurs des thèses créa­tion­nistes. Plus ori­gi­nale dans le contexte musul­man est la posi­tion appe­lée des « miracles scien­ti­fiques du Coran », qui sus­cite l’engouement d’intellectuels, d’institutions et de la pen­sée popu­laire musul­mans. D’innombrables sites inter­net leur sont consa­crés dans toutes les langues. Selon cette posi­tion, le Coran contient la tota­li­té du savoir. Cela implique qu’on peut y trou­ver l’annonce des décou­vertes scien­ti­fiques. La pos­ture de départ consis­tant à dire que l’islam n’a jamais connu de conflit entre foi et rai­son comme le chris­tia­nisme l’a connu.

Mais ces posi­tions, dif­fi­ci­le­ment tenables, voient l’émergence d’autres pos­tures qui modi­fient radi­ca­le­ment le rap­port inter­pré­ta­tif au texte cora­nique et à la tra­di­tion. Ces contri­bu­tions laissent per­ce­voir les grands chan­ge­ments en cours dans la pen­sée musul­mane contem­po­raine, dans les pays musul­mans, mais aus­si dans les pays européens.

Regards de conclusion

Au moment des célé­bra­tions dar­wi­niennes, des contro­verses et des atti­tudes, que l’on pou­vait espé­rer qu’elles fai­saient par­tie du pas­sé, semblent res­sur­gir. C’est ain­si qu’au lieu d’être l’occasion d’une réflexion sur les apports de Dar­win, sur les chan­ge­ments et com­plexi­fi­ca­tions de la théo­rie de l’évolution, sur les ques­tions que la théo­rie de Dar­win pose à la com­pré­hen­sion de la place de l’homme dans le monde, en somme sur toutes ces ques­tions que les humains, croyants ou pas, ont avan­tage à se poser, on est sou­vent rame­né à un débat nour­ri d’une bonne dose d’intolérance réci­proque entre tenants de posi­tions athéistes et tenants de posi­tions croyantes. Cet affron­te­ment ne sert à rien. Pire, il ne fait qu’accroître les radi­ca­lismes, accen­tuer la quête du mono­pole reli­gieux ou celle du mono­pole ration­nel-scien­ti­fique9.

Cet affron­te­ment sté­rile et réci­pro­que­ment éra­di­ca­teur a lieu alors que les déve­lop­pe­ments des sciences obligent de plus en plus pro­fon­dé­ment à poser la ques­tion du sens : sens de l’existence, sens de l’action et sens des sciences elles-mêmes. Ce ques­tion­ne­ment pose celui des valeurs, des orien­ta­tions. À pro­pos des­quelles il n’y a pas de théo­rie de pro­ba­bi­li­té ni de cau­sa­li­tés empi­riques : il y a des choix qu’il faut faire, en tant qu’humains, que l’on soit croyant ou qu’on ne le soit pas. Il vaut mieux débattre de ces choix, plu­tôt que s’affronter sur les méta-dis­cours que l’on prend pour des fon­de­ments déci­sifs et uni­ver­sels, soit des sciences, soit des croyances.

C’est au moins ce que l’on espère dans des socié­tés contem­po­raines qui ont quit­té la confu­sion entre option de convic­tion et luttes ins­ti­tu­tion­nelles, qui ont renon­cé à exclure ou condam­ner le point de vue dif­fé­rent du sien, qui pensent en termes de plu­ra­lisme — non naïf, mais cri­tique — la manière de ten­ter de for­ger une vie com­mune bonne ou la moins mau­vaise possible.

  1. Lam­bert D. et Reisse J., Charles Dar­win et Georges Lemaître. Une impro­bable mais pas­sion­nante ren­contre, Bruxelles, Aca­dé­mie royale de Bel­gique, 2008.
  2. Tort P., L’effet Dar­win. Sélec­tion natu­relle et nais­sance de la civi­li­sa­tion, Aris, Seuil, « Science ouverte », 2008.
  3. Roy V., Museum, Fayard, 2006, et Le livre de poche, 2006.
  4. Cour­rier inter­na­tio­nal, 24 – 29 avril 2008.
  5. Un effort de débat serein sur la ques­tion est conte­nu dans le livre qui vient de paraître : Br. Maré­chal, F. Dass­set­to en col­la­bo­ra­tion avec Ph. Muraille (publié par), Adam et l’évolution. Islam et chris­tia­nisme confron­tés aux sciences, Lou­vain-la-Neuve, Aca­dé­mia-Bruy­lant, 2009.
  6. Sur le créa­tion­nisme amé­ri­cain et son trans­fert en Tur­quie voir notam­ment l’article très docu­men­té de J.-M. Bal­han dans le volume cité. Sur la dif­fu­sion des thèses créa­tion­nistes dans la lit­té­ra­ture musul­mane, voir l’article de Farid el Asri dans le même volume. On y trou­ve­ra aus­si une ana­lyse cri­tique détaillée de l’Atlas de la créa­tion par Ph. van den Bosch de Agui­lar, pro­fes­seur de bio­lo­gie à l’UCL.
  7. Sokal A. et Bric­mont J., Impos­tures intel­lec­tuelles, Odile Jacob, 1997.
  8. Daw­kins R., Pour en finir avec Dieu, Robert Laf­font, 2008.
  9. Le volume Adam et l’évolution vise jus­te­ment à dépas­ser l’affrontement en intro­dui­sant aus­si le point de vue de croyants chré­tiens et musul­mans à côté de celui de tenants des sciences humaines. Un autre volume publié par le col­lec­tif de l’ULB, Lucia, Les Lumières contre elles-mêmes ? Ava­tars de la moder­ni­té, édi­tions Kimé, 2009, montre aus­si la volon­té d’un dépas­se­ment de polé­miques sté­riles en appor­tant une réflexion à par­tir d’un point de vue agnos­tique et d’une défense de l’apport des Lumières, dont bien enten­du, l’agnosticisme n’est pas le seul défen­seur. L’objet de ce volume est tou­te­fois plus vaste car il exprime l’inquiétude lar­ge­ment par­ta­gées sur les dérives com­mu­nau­ta­riennes (post­mo­der­nistes).

Philippe Muraille


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